Jansen dépérit à vue d’œil. Toutefois avant que cela ne devienne visible à n’importe qui, c’est dans mes propres veines que j’ai senti couler le désespoir de mon frère de sang. Si notre lien si particulier me renvoie, souvent sans filtre, tout l’amour qu’il éprouve pour le sicilien, quand le danseur subit une défaite, je la vis avec lui. Au début je me suis braqué contre cette symbiose émotionnellement bien dérangeante. Seulement j’ai appris à connaitre Jansen. Il est une rare personne, l’unique représentant mâle de son espèce, un prince de noble sang. Mais pourtant cet imbécile, car c’est ainsi que je le nomme lorsque nous abordons ce sujet, voit de la lumière chez ce mafieux qu’aucune preuve ne peut confondre.
Jordan est jaloux du drus car ce dernier a accès à toutes mes émotions, surtout celles que j’enferme au fond de mon cœur. Jansen connait mes plus secrètes faiblesses et mes failles prêtes à s’ouvrir en abimes.
(…)
Il est là, comme presque chaque matin depuis qu’Amaro lui a donné cet ordre terrible. Assis dans l’herbe de mon jardin, mon frère de sang parle à mes roses. Le sang de dryades qui s’est combiné au mien me permet de suivre leur conversation sur un plan inaudible aux hommes. Ce n’est pas un langage parlé, ni structuré. Ce sont comme des ondes qui transmettent une sensation ou un concept dans sa globalité. Le langage de la flore n’est pas structuré comme celui des humains. Pas de lettre qui forment des mots. Pas de mots qui forment des phrases. Pas de phrases qui transmettent un message. Le message est une unité indivisible, une onde, un bruissement, un parfum. Intranscriptible, il faut être un drus où comme moi avoir un ADN modifié pour en saisir le sens. Et encore j’ai et garderai la maturité d’un jeune enfant fasse aux discours passionnés qui s’échangent dans la nature.
Le phénomène est apparu la semaine dernière. De plus en plus Jansen néglige ses cours de danse. De plus en plus il reste chez moi perdu dans une contemplation passive de mes roses qui viennent le frôler de leurs coroles délicates. A chaque fois, j’ai l’impression de l’arracher d’une trance pour qu’il se lève et vienne boire un thé. Puis je les ai aperçu. Cela a commencé par la terre qui reste collée à ses paumes, puis c’est arrivé réellement, la terre qui se soulève quand Jansen se relève. Au fils des jours mon frère prend littéralement racine dans mon jardin.
Au début j’avais été satisfait de la décision d’Amaro. Ne trouvant rien à opposer à la malédiction du gui, il avait fini par ordonner à Jansen de le quitter. Cela avait broyé le cœur de mon frère de sang, mais avec l’interdiction d’approcher son ancien amant, ce dernier n’avait plus à faire attention à ses paroles lorsqu’il lui parlait. « Une séparation pour son bien » m’avait affirmé le rital alors que j’étais venu lui balancer mon poing dans la figure pour faire pleurer mon frère et me faire pleurer également. Car notre lien psychique me renvoyait sans aucun filtre le ravage qui règne dans le cœur de Jansen.
Amaro avait gardé sa belle gueule intacte, j’étais reparti avec l’idée que le temps atténuerait la souffrance de mon frère… et la mienne. Mais voilà, la douleur est si vive que Jansen trouve son salut en se noyant dans les murmures de la nature. Sa peau si douce est devenue râpeuse. Ses gestes avant si gracieux se figent dans un immobilisme inquiétant.
Jansen prend racine dans mon jardin…
Jordan est aussi perdu que moi. Il multiplie les attentions à mon égard pour contrer toute la détresse qui me parvient de mon frère. La joie a disparu de la maison. Même Truc et Machin sont devenus ternes et éteints. Souvent ils dorment collés à un Jansen aussi immobile qu’un arbre.
(…)
Cela bouge dans les bas quartiers. J’ai trouvé louche le déménagement du sicilien pour un hôtel. Pour ne pas activer les braises de sa tristesse, je ne dis rien à Jansen de ce que je sais d’Amaro. La police a aussi ses informateurs et quelques commerçants pensent me devoir un service pour avoir été là quand ils en avaient besoin. L’information m’est parvenue alors que j’étais de patrouille de routine. Engagé dans une ruelle souvent investie par des SDF à la recherche d’un repas dans les poubelles des restaurants tous proches, un commis de cuisine m’avait hélé alors qu’il venait de sortir des cagettes vides. Le gars était inquiet du rassemblement qui avait lieu dans le restaurant où il travaille.
Passant par les cuisines, j’étais allé discrètement observer les types qui faisaient peur au commis. C’était ni plus ni moins la bande d’Amaro. Quelque chose me sauta aux yeux, c’était le grand black, le vigile du Pink qui semblait parader en tête de table. De plus il n’y avait pas de trace du sicilien qui d’ordinaire ne boude pas un bon repas.
On peut appeler cela une intuition, le flair du flic, j’étais retourné au poste de police pour troquer ma voiture de patrouille bien trop repérable contre ma voiture personnelle.
Le règlement de compte avait commencé dans ce quartier où des bruits d’arme à feu ne fait plus réagir. Discrètement je m’étais infiltré dans l’immeuble concerné, enjambé plusieurs cadavres pour constater que la bande de Victor Barns recevait cher. J’aurais dû appeler le central. Les collègues seraient arrivés à temps pour coincer Amaro en flagrant délit de meurtre. Il aurait été arrêté et eu un procès. J’aurais pu, mais au contraire, je suis retourné me mettre en planque dans ma voiture.
(…)
La nuit n’est pas tout à fait noire, me permettant de rouler tous feux éteints. Avant de quitter ma planque, j’ai appelé les pompiers en voyant le brasier qu’Amaro venait d’allumer pour cacher les preuves de son passage. Je sais déjà qu’elle sera ma déclaration. J’ai vérifié le mécanisme de mon arme de service. Parfaitement entretenue, je sais que je peux compter sur elle.
(…)
Amaro pisse le sang, pourtant il poursuit sa basse besogne. Ai-je même besoin d’intervenir ? Blessé comme il est, il y a peu de chance qu’il remonte des profondeurs du lac après y avoir déposé son principal ennemi. Seulement, un lapin qui détale à mes pieds trahit ma présence. Nous nous toisons du regard, mon arme braquée sur lui.
- Jansinio n’est plus là pour s’interposer, hein O’Conner ? Fais donc ce que tu penses avoir à faire, moi je termine mon lavori domestici.
- Tu n’es pas digne de la souffrance qu’il endure Amaro.Le sicilien hausse les épaules et lâche son arme. Je crains un instant qu’il se rende. J’ai beau être déterminé, je ne pourrai pas tirer s’il lève les mains en signe de réédition. Mais il se baisse pour attraper le cadavre qui git à ses pieds. Le loup vacille, la pénombre m’empêche de le distinguer clairement, mais je devine que sa jambe le fait souffrir. J’énonce une sommation. Lui et moi savons ce qui en est. Ne vient-il pas de me dire d’agir en mon âme et conscience.
- Un pas de plus et je tire !Il a un temps d’arrêt. Il me semble voir ses épaules se vouter sous un poids aussi invisible qu’immense. Amaro est visiblement las, et fatigué. Je ne connais pas la raison qui l’a poussé à céder sa place à Coleman. Le sicilien ne m’a pas habitué à abandonner, ni refuser de se battre, pourtant là il fait un deuxième pas qu’il sait fatal.
Comme à l’entrainement, les jambes légèrement écartées, les deux mains jointes sur la crosse de mon arme pour parer au recul, j’ai tout loisir de viser cet homme qui me tourne le dos et qui refuse de se plier à mon injonction.
Je ne me mens pas à moi-même. Lui et moi voulons que cela se passe ainsi.
Mon tir déchire la nuit. J’ai toujours les bras tendus quand Amaro tombe à genoux dans le lac, pour finir de s’y étaler de tout son long, les yeux grand ouverts vers le néant, une balle logée en pleine tête.
- Tu es maintenant libre mon frère.A mon tour de tomber à genoux. Je pleure. Mon frère est à des kilomètres de là, pourtant je l’entends hurler comme s’il était à quelques centimètres de mon oreille.
- Pardon. Mais il fallait que cela s’arrête. Cette souffrance… était intenable. Pardon mon frère.(…)
Ma version des faits a été acceptée, soit que j’ai intercepté Amaro en train de dissimuler un cadavre, taisant ma passivité lors de son règlement de compte avec la bande de Victor Barns. Seulement Stilinski n’a pas été dupe. J’ai écopé d’un mois de mise à pied pour avoir tiré sur un homme qui me tournait le dos.
Rester à Beacon Hills est trop difficile. Jordan sait que j’ai abattu Amaro. Il n’en dit rien, mais je devine que mon acte le blesse lui et le Hellhound qui partage son corps.
Je lâche les amarres, le foc faucille pour se border correctement quand je bloque une écoute. Le safran mord sur une veine d’un courant latéral qui rend difficile la manœuvre pour s’éloigner au large. Un grain est annoncé pour dans deux heures. La houle commence à se creuser. J’envoie quand même la grande voile et prends deux ris par précaution. Le ciel s’assombrit devenant rapidement d’un gris de plomb. A l’horizon difficile de dire où se termine l’océan et où commence le ciel.
A la sortie de la baie, un dauphin me rejoint et nage devant la poupe. Il sera mon unique compagnon pour le mois qui vient. Je n’ai pris ni téléphone cellulaire, ni balise Argos. Je quitte la terre ferme sans possibilité de contact avec elle.
Tiens bon la vague et tiens bon le vent
Hisse et ho, Santiano
Si dieu veut, toujours droit devant
Nous irons jusqu'à San Francisco
The End