Le séjour du professeur de littérature s’était agréablement bien déroulé. Passé la gêne de s’imposer malgré lui, il avait donné vie aux murs de la maison. Alice et Ian furent nos principaux sujets de discussion. La fillette est plus vive que Ian que je considère maintenant comme mon filleul depuis le départ de son vrai parrain. Un peu comme Derek qui prend la responsabilité de père. Toutefois, Peter, à la différence de Mick, n’a pas choisi de disparaître. Il s’est simplement montré imprudent. Pourtant, je ne jette pas la pierre au père de Ian. Si mon amour avait été de l’autre côté d’une brèche interunivers, je l’aurais aussi franchi.

Mon travail s’en était trouvé ralenti. La présence du Britannique m’avait ressourcé. Extérieur à la meute et aux problèmes que l’on accumule, Tobias se montre un interlocuteur intéressant. En sa présence je pouvais laisser le formatage de mon enfance resurgir sans honte. J’ai eu le sentiment que ce plaisir fut partagé.

(…)

Les enceintes diffusent du classique tonique, un tempo qui se marie à l’architecture que je suis en train de mettre sur plan pour un client difficile et exigeant. Je n’en suis encore qu’aux esquisses, au concept même du bâtiment. Je bois une gorgée de thé, me recule assis sur mon fauteuil à roulettes pour avoir une vision de loin des formes que je dessine sur mon ordinateur avec un logiciel de CAO. Cela prend forme, les différentes exigences de mon client commencent à fusionner entre elles. Il suffisait de trouver le bon angle d’attaque. Je pose ma tasse quand une alarme retentit : quelque chose est passé sur le chemin qui mène à la maison au niveau de la boîte aux lettres. Je baisse le son de la sono et affiche à la place de mon plan, le réseau des caméras de surveillance qui ne laissent aucun angle mort autour de la maison ni sur le chemin qui débouche de la forêt.

Je ne connais pas la voiture qui en émerge. Un modèle banal très courant. Je soupire, j’espère que ce n’est pas un sans gêne qui pense pouvoir garer sa voiture chez moi et partir en randonnée en violant sans honte ma propriété. Un portail est prévu pour bloquer l’accès, mais la fin des travaux fastidieux et la désertion de Mick ont eu raison de ma motivation.

J’ai totalement coupé le son de la sono, bien qu’il y ait peu de chance pour que la demoiselle qui est sortie de la Ford l’entende. On n’est jamais à l’abri d’un surnaturel à Beacon Hills. Je l’observe par caméra interposée. Forcément, la maison fait son impression, mais si elle se trouve loin du cœur de la ville c’est justement pour ne pas servir d’attraction. Il faut vraiment que je me décide à commander les travaux pour poser un portail.

Je fronce les sourcils quand l’intruse dégaine un appareil photo. Je m’apprête à me lever pour la chasser, seulement je remarque qu’à aucun moment elle ne vise la maison. Elle se contente de la vue et du paysage fantastique dont je bénéficie.

Plusieurs clichés plus tard, la jeune femme remonte dans sa Ford et s’en retourne vers la route principale. Je ne sais pas qui elle est ni pourquoi elle est venue ici, mais elle a eu la délicatesse de ne pas prendre en photo ma maison. À moins que ce soit autre chose qui l’intéresse. Je zoome sur la capture d’écran que j’ai prise. Est-ce une écolo qui s’insurge de ma construction ? Non, sinon elle aurait pris le bâtiment sur toutes ses coutures.

Est-ce lié aux activités de Mick ? Une espionne maligne ? Impossible de me remettre au travail. Je sauvegarde mes esquisses, puis appelle l’entrepreneur qui s’est occupé de couler le béton de la maison pour qu'il me pose des piliers pour un portail avec le seuil qui va bien. C’est un menuisier qui s’occupera de poser les vantaux que j’ai déjà repéré sur un catalogue et qui connectera les moteurs d’ouverture à la domotique déjà amenée à l’endroit choisi en même temps que les différents raccordements de la maison. Ceci fait, je m’offre une pose sur la terrasse.

(…)

Après une nuit agitée, elles le sont presque toutes, et un bol de thé, je pratique mes exercices physiques quotidiens. Je n’étais pas si assidu avant quand je ne vivais pas seul. Ça meuble mon temps et mon esprit.

Le sport puis la douche m’ont mis de bonne humeur. J’ai envie de me mettre à l’escalade. Après tout, j’ai ce qu’il faut pile sous ma terrasse. De celle-ci, je regarde le paysage et écoute la nature vivre son rythme. Mon téléphone sonne. L’entrepreneur me rappelle pour convenir d’un début de chantier la semaine prochaine. Suite à mon appel hier, je lui avais envoyé les plans côtés de ce que je souhaite.

J’ai raccroché depuis quelques minutes quand j’entends le moteur d’une voiture baisser de régime en même temps que l’alarme me prévient d’un passage sur le chemin. Je n’ai pas envie qu’on m’ennuie et la meilleure arme que j’ai trouvée contre les gêneurs est de faire le mort. Je rentre et ferme la baie vitrée qui mène sur la terrasse. Celle-ci est inaccessible depuis le terrain, mais en se positionnant au bord de la falaise, on peut voir si les portes-fenêtres sont ouvertes ou pas.

De l’extérieur, on ne peut pas voir à l’intérieur, le vitrage possède une pellicule réfléchissante qui préserve mon intimité, sauf la nuit évidement quand c’est sombre dehors et éclairé dedans. Sur l’ordinateur du salon, je vois la même jeune femme qu’hier arriver dans sa voiture orange.

Je n’aime pas particulièrement observer les gens par caméra interposée. Sauf que là, c’est une personne que je ne connais pas qui s’invite pour la seconde fois sur mon terrain. Je suis sa progression jusqu’à la porte d’entrée. Que veut-elle ? Les contre-plongées que m’offrent les caméras de l’entrée montrent que la jeune femme ne cache rien dans son dos. Cela ne signifie rien. Mick est capable de planquer tout un arsenal létal sans que rien n’y paraisse.

J’ai noté son hésitation à sortir de sa voiture, preuve qu’elle n’est pas à l’aise dans sa démarche. Ce qui augure des désagréments certains. Enfin, c’est ma première impression de mec qui vit reclus depuis des semaines.

Une impression qui se confirme quand sa main, près de la sonnette, retombe le long de son corps sans avoir fait tinter le carillon. Je pince les lèvres quand, au lieu de remonter dans sa voiture, elle va s’installer contre un tronc.

- Mais fais donc comme chez toi !

C’est soulagé que je la voie enfin repartir après avoir pris des notes. Qu’a-t-elle écrit ? Si c’est le compte des caméras, ce n’est pas discret et puis elle n’aurait que les plus évidentes. La maison montre un bon système de sécurité, alors que c’est en fait une forteresse. Mick avait veillé à corriger la moindre faiblesse.

Quelle étrange personne ! Une sans-gêne qui n’a toutefois pas osé sonner. J’ai hâte que mon portail soit posé. Cela n’empêchera pas les gens d’entrer s’ils le veulent vraiment, mais cela découragera de telles audacieuses. Je guette le signal de passage de la voiture à la sortie de mon chemin, puis décide de préparer mon repas. Difficile de s’imposer une discipline saine en matière d’alimentation quand on vit seul, je me plie donc à une règle simple : pas plus de deux jours de malbouffe par semaine.

Je me suis lancé dans une recette qui est difficile à élaborer en petites quantités. Demain, je passerai au manoir apporter deux rations. Non que Derek ne sache pas cuisiner, mais Ian est en pleine opposition. Quand ça vient de moi ou de Mafdet, l’enfant accepte de baisser sa garde.

(…)

Je mange sur la terrasse avec le soleil couchant comme compagnon. Je savoure un verre de vin, une bouteille offerte par le professeur Rapier. Un vin qui tend au nectar. Jean-Sébastien Bach m’accompagne à plein volume dans cette dégustation.

Sur le mur qui avait reçu une finition particulière pour cet usage, je regarde un Marvel, celui où Iron Man est écarté pour laisser la place à de futurs spins off. Je trouve que l’acteur ressemble à mon père. Je le charrie souvent avec ça. D’autant qu’il a un peu le même tempérament que Tony Stark.

J’ai été déçu par le film. Les ficelles sont trop grosses, et le rôle de Captain Marvel m’a bien agacé. Je retire le filtre métallique avec un mélange de plantes qui infusait dans un haut mug, puis je vais m’attarder sur la terrasse.

Je souffle sur mon infusion, tout en regardant les lumières éclairer la nuit au loin dans la vallée. Le vent du large tombe brusquement, la nuit se fait brusquement plus silencieuse jusqu’à ce que j’entende une plainte, un cri faiblard, un chat ou plus vraisemblablement un chaton. Un petit égaré ou perdu. Il n’est pas rare que j’entende des cris de détresse dans la forêt qui me cerne. Je souhaite au chaton de retrouver sa mère, tandis que je retrouve le confort de mon lit.

(…)

Le minet lape goulûment l’assiette de lait que j’ai posé au sol. Dans la nuit, il a échoué sur mon paillasson où il a fini par s’endormir. Je me suis laissé attendrir. Je n’ai pas eu le cœur d’ignorer la souffrance de l’animal et maintenant si se colle à ma cheville en ronronnant très fort. Je l’attrape par la peau du cou.

- Tu n’as pas beaucoup d’instinct de survie, toi. Chercher de l’aide chez ton ennemi naturel.

(…)

J’arrête ma voiture sur le parking du supermarché. J’ai remis le chaton dehors dans un couvercle de ramette rempli de chiffons. J’ai posé aussi un bol de lait et un autre d’eau. Je pense prendre un sac de croquettes pour le cas où sa maman ne le récupère pas dans l’intervalle.

Avant de rentrer, je passe au complexe sportif de la ville. J’ai envie d’apprendre l’escalade avec l’idée que dans le futur je m’amuse sur celle que ma maison surplombe. On me renseigne sur les tarifs pour des cours et le matériel qu’il est préférable d’acheter. Je regarde un moment les adhérents s’entraîner. Cela me paraît plaisant, un sport qui est une lutte contre soi-même e non contre les autres. Je ne suis pas d’humeur pour un sport collectif. Je sors avec un fascicule explicatif.

De retour chez moi, je m’arrête à ma boîte aux lettres, j’avais vu en partant que son petit drapeau était relevé. Ce n’est pas le facteur qui est passé, mais cette inconnue, Juliette Crown. Son message se veut amical, elle s’excuse de son intrusion. Une photographe avec comme preuve à l’appui, l’un des clichés qu’elle a shootés lors de sa première venue. L’image est jolie, parfaitement équilibrée. Je souris du sujet pris, c’est bubulle. J’ai surnommé ainsi cet oiseau à cause de son cri peu conventionnel et qui n’a rien à voir avec le chant qu’est censé émettre son espèce. Comme s’il s’exprimait en étant sous l’eau. Si je ne sais pas encore voler avec les oiseaux, j’ai appris à reconnaître les individus qui vivent autour de moi. Une recommandation de Papy moineau en vue de mon apprentissage ultérieur. Quand il m’estimera prêt.

(…)

La carte de la photographe traîne sur le comptoir de la cuisine. Je reste indécis quant à la marche à suivre. Des photographies de ma maison seraient une publicité indéniable, selon ce qui est fait des clichés. Dans son message, la jeune femme n’évoque pas ses intentons, seulement qu’elle trouve ma maison photogénique. Une seule manière de le savoir. Je dégaine mon téléphone et compose son numéro. Deux sonneries et je suis redirigé vers sa boîte vocale.

- Bonjour. Je suis Chad Wilder. Vous avez laissé un mot dans ma boîte aux lettres. Je suis ouvert à vous rencontrer. Rappelez-moi pour définir un jour et un horaire. Je ne bouge pas trop les après-midi.

(…)

- Miaou !
- T'es encore là ! m'exclamé-je en ouvrant la porte d’entrée.

Une petite pyramide de croquettes spéciales junior et la maison résonne de ronrons.

Le soleil s’est éteint depuis longtemps. Je suis confortablement installé sur la terrasse enveloppé d’un plaid, mon mug à thé vide posé à même le sol à côté de ma liseuse. J’aime cette heure entre chien et loup, quand les hommes ralentissent leur effervescence, quand la faune se risque à respirer sans contrainte. Je souhaiterai décroiser mes jambes, mais je ne veux pas réveiller le chaton posé sur mon ventre qui dort le museau enfoui sous ses pattes.

J’ai bien avancé dans mon travail et j’ai reçu deux contacts. L’un me semble plus de la curiosité qu’un réel projet de construction, le second a son nom lié à une grande multinationale. Le budget sera là, cela permet de ne pas me brimer d’un point de vue créativité. Seulement, richesse rime parfois avec goûts de chiotte. Le client est roi, jusqu’à un certain point. Je refuse que mon nom soit rattaché à un bâtiment de mauvais goût ou complètement inapproprié à son environnement.

Je réveille chaton d’une grattouille sous l’oreille. L’animal baille, s’étire, ronronne. Je le dépose par terre avant qu’il ne replonge dans les bras de Morphée.

- Au lit !

Je plie le plaid, ramasse mon mug et ma liseuse. Je dépose le premier dans l’évier de la cuisine et branche mon Kindle à recharger à la place de mon téléphone. J’ai un message vocal. C’est la jeune photographe. Elle me propose un horaire. Je réponds par un SMS, lui proposant de la recevoir le lendemain.

(…)

Une queue qui bat mon visage me réveille. Mon grognement me vaut un coup de langue râpeuse. Jamais Mick n’aurait toléré qu’un animal dorme dans la chambre et encore moins sur le lit. Mais cette boule de poil m’apporte un réconfort plus qu’apprécié.

Une longue douche plus tard, et la cuisine embaume de l’odeur des pan-cakes. Chaton renverse du sable sur le carrelage. La maison n’a pas été prévue pour laisser un chat aller et venir. Une chatière est un point de faiblesse. J’ai bricolé une litière avec un carton et du sable grossier. Cela va être l’objet de mes courses matinales : trouver une litière discrète et qui emprisonne les mauvaises odeurs.

(…)

En début d’après-midi, je reçois les curieux. Ils m’ont rappelé pour un rendez-vous. Je les invite dans mon bureau qui possède sa propre entrée. Le coupe s’extasie sur la vue, mon bureau étant placé juste sous ma terrasse.

- Pouvons-nous visiter la maison ? questionne la femme.
- Navré, mais c’est un espace privé. Dites-moi ce que vous recherchez comme projet et votre budget approximatif.

Le couple se concerte du regard. Madame pousse monsieur d’un signe de tête. Le pauvre gars est bien embarrassé à devoir exprimer leur volonté. Je sais déjà que je ne ferais pas affaire avec eux. Ils ont la dégaine et les manières de ceux qui n’ont les moyens que pour un pavillon de banlieue avec un crédit sur trente ans.

- Nous aimerions faire construire une maison originale.
- Vous avez un terrain ?
- Non.
- C’est difficile de concevoir un habitat original sans connaître l’endroit où il va s’implanter. L’orientation, la position des accès font changer les plans.
- Il n’est pas possible de faire un plan passe partout ?
- On retombe alors dans une construction ordinaire. Et pour cela, je vous oriente vers les chaînes de constructeurs qui sont bien plus aptes que moi à vous proposer des plans qui s’adaptent à n’importe quel terrain. Quel est votre budget ?

(…)

La somme balbutiée du bout des lèvres avait confirmé ma première impression. Cela a été difficile de leur faire comprendre que je n’avais pas de plan à leur montrer, sinon des vues d’artistes ou des shootings de mes précédentes réalisations qui se comptent pour le moment sur les doigts de la main. La notion de plans uniques et personnels leur fut difficile à admettre. Ou que je ne pouvais pas leur revendre pour pas cher l’un de mes anciens plans. Leur départ fut émaillé de propos désagréables. Oui je construits pour les riches. Je suis issu d’une famille qui donne de l’argent aux bonnes œuvres, pas son temps.

Agacé par cette perte de temps et intrusion, je décide de me lancer dans une tournée de cookies. Chaton court dans la maison après un gadget électronique que je lui aie acheté ce matin avec son nouveau cabinet d’aisance personnel. Arrive l’heure convenue avec la photographe. J’ai disposé sur l’îlot central de la cuisine une assiette avec mes biscuits encore tout chauds et mis la bouilloire en route, si d’aventure la jeune femme souhaite prendre un thé. Celle-ci se montre ponctuelle et sonne à la porte.

- Bonjour. Vous êtes Juliette Crown ? Entrez !

Ma question est pure rhétorique et aussi pour ne pas dévoiler que je connais son visage par caméra interposée.

- Thé ? Café ? Je viens de faire des cookies. Ne vous gênez pas pour vous servir.

Je l’invite jusqu’au grand espace salon, salle à manger, cuisine qui borde l’immense terrasse.

Je fais quelques pas avant de m’aperçevoir que mon invitée ne me suit pas. Miss Crown est restée dans l’entrée.

- Ah... Puis-je laisser ceci dans l'entrée ?
- Si vous le souhaitez.

Je souris, j’ai l’habitude de me déplacer en chaussettes ou pieds nus. J’avais enfilé des chaussures d’intérieur pour cette visite. J’ai envie de les retirer, mais je crains par ce geste d'indisposer mon invité et qu’elle croit qu’elle m’oblige à me déchausser. « Ne jamais trop en faire et ne pas se laisser influencer par le comportement des autres. » L’adage de ma mère.

-Je prendrais bien du thé, je vous en remercie...
- Thé vert ou Earl Grey ?

Je m’occupe à transférer l’eau de la bouilloire dans une théière en terre cuite. A la périphérie de mon champ de vision, je vois miss Crown regarder partout. Je ne m’en offusque pas, étant l’architecte de cette maison, je suis assez fier du résultat. Et si je ne voulais pas attirer les regards, j’aurais choisi une structure plus banale.

Je verse à la volée le thé choisi par la photographe et tourne le jeu de sabliers qui décomptent des temps différents en fonction des thés. Puis enfin je pose deux bols assortis à la théière, un présent de la femme d’un ami de mon père, qui avait appris mes fiançailles avec Mick et avait jugé de bon goût et surtout par intérêt de me faire livrer ce précieux service à thé en porcelaine délicate. Une vaisselle coûteuse que je n’hésite pas à user chaque fois que l’envie d’un thé me vient. Je m’y suis remis plus régulièrement depuis le passage du professeur Rapier.

- C'est vraiment magnifique... C'est de votre conception ?
- Merci. Oui, je suis à l’origine des plans. Je suis architecte. Mon espace professionnel se situe juste sous nos pieds.

Tout en répondant, je verse le thé maintenant infusé au travers d’une passoire en bambou. Cela fait, la passoire trouve à s’égoutter sur un verre adapté. Puis, je dépose le bol de porcelaine devant la photographe et l’autre devant moi. Je ne me force pas à ce cérémonial. Encore un geste issu de mon éducation bourgeoise. Rien ne traîne sur le plan de travail central, tout est disposé de manière symétrique. Mick appréciait ce genre de détails.

- Je suis vraiment ravi que vous ayez accepté de m'écouter. En toute sincérité, je ne pensais pas que le lieu serait dans votre lieu de vie...
- Vous ne ressemblez pas aux enquiquineurs habituels. Il est vrai que le bâtiment a des allures industrielles post-modernes. Ses lignes épurées l’éloignent de ce que l’on imagine d’un foyer.

La décoration est minimaliste. Plusieurs bibliothèques trahissent mon goût pour la lecture. Rien ne traîne à la cuisine à part les robots ménagers.

- L’atmosphère de l’habitation se fait dehors, la vue, la solitude par la forêt qui nous entoure et l’abysse qui plonge sous la terrasse. Je reconnais que tout le monde ne peut pas vivre ici.

J’ai toujours été un citadin avant d’emménager ici. Le projet avait été conçu avec la présence d’un autre qui n’est plus là. Il est vrai que maintenant, je pourrais me satisfaire d’un penthouse au dernier étage un grand immeuble. J’y ai songé après le départ de Mick, quand une chape de solitude s’est abattue sur mes épaules. Seulement, la solitude n’est pas une affaire de lieux, mais d’état d’esprit. Je me suis acclimaté à cet endroit, à la faune qui vit autour, à ce silence qui est tout sauf silencieux quand on sait écouter.

- Dites-moi quel est votre projet et en quoi je peux vous aider. Servez-vous en cookies, dis-je en poussant l’assiette vers elle, rompant la symétrie sur la table.

- J'aimerais agrandir mon travail. Je suis encore une toute petite entreprise de photographie et il me manque la raison principale de mon choix de carrière... La nouveauté, découvrir et faire découvrir de nouvelles choses au monde. Et mon actuelle envie de nouveauté se porte aux architectures... Dans mon idée, j'aimerais travailler en collaboration pour faire découvrir le métier d'architecte à travers la photographie. Les gens ne connaissent pas forcément ce métier... Je cherche donc des architectes qui souhaitent faire découvrir leurs œuvres... Et...

Mon invitée s’emballe. Très enthousiaste, il est évident que son métier est avant tout une passion. Un point que nous avons en commun. Je me montre aussi disert quand il s’agit de parler d’architecture.

- Pardon, je m'emporte... Enfin, voilà mon projet... Et... Merci pour les cookies !

Je souris gentiment, rassemble mes pensées pour lui donner une réponse structurée quand un miaulement me coupe. Chaton arrive en courant. Encore trop jeune pour appréhender son environnement, il se rend compte trop tard de la présence d’une intruse. Il change d’avis, tente un demi-tour, mais emporté par son élan, son arrière-train le double tandis qu’il raye en vain le carrelage de ses petites griffes pour aller se cacher sous un meuble. Une fois à l’arrêt sur le dos, il crache une chaussette volée dans la corbeille de linge et vient se coller à ma cheville à grand renfort de ronrons.

- Désolé, je l’ai adopté malgré moi il y a quelques jours. Il était échoué sur le paillasson. Je crains que sa mère ait eu des problèmes. Il y a des renards et des aigles. La portée a dû y passer sauf lui.

Et pour cause, la faune sauvage n’a pas l’audace de chasser autour de ma maison. Je laisse Chaton au sol. Au nombre de vidéos sur les chats qui circulent sur le Net, je crains que celui-ci me vole la vedette. En fait, ce n’est pas un problème en soi, simplement la discussion s’orientait sur un sujet professionnel et je n'aime pas perdre mon temps en futilité.

- Je débute dans la profession, je n’ai donc, pour le moment, que cette demeure de terminée. Mais si c’est la profession qui vous intéresse d’explorer, j’ai plusieurs projets en cours à des degrés divers de progression. Cela va du concept, à des édifices en cours de construction. Je suis certain qu’il y a matière à photographie, même pour des plans. Je vous explique le cheminement depuis la première rencontre avec les clients jusqu’au moment où ils entrent en possession de leur demeure. Cela vous convient-il  ?

Miss Crown accepte ma proposition. Comme tout le monde, elle a une idée générale du processus, mais ignore certaines phases pourtant essentielles. C’est ce qui différencie l’architecte du néophyte de ce métier.

- L’architecte est à la fois un artiste et un technicien. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais Wikipédia. Dans ce métier, il faut savoir mettre sur plan ce que le client a en tête. Il y a trois types de clients. D’abord, ceux qui savent exactement ce qu’ils veulent, dans ce cas l’architecte ne sert qu’à produire des plans conformes aux normes de l’urbanisation. J’avoue que ce n’est pas ce que je préfère ni ne recherche. N’importe quel diplômé peut faire ce travail. Et c’est aussi le risque de voir son nom associé à un édifice qui ne vous plaît pas. Il y a ensuite les édifices industriels, souvent en structure acier. Suivant le budget, il peut y avoir une marge pour exprimer ma créativité. Mais c’est rare. Enfin, il y a ce que l’on nomme communément une « maison d’Architecte » où le client exprime une atmosphère plus qu’un nombre de pièces exact. Ce sont ces projets-là que je cherche.

Je ne cache pas à Miss Crown que cela concerne une population riche. Je lui explique que je commence par un premier entretien d’une heure pendant laquelle je pose des questions très variées des matériaux préférés aux habitudes de vie.

- À la suite de cet entretien, j’effectue plusieurs ébauches de concept. J’en fais au moins deux, dans l’idéal trois. J’explore des pistes différentes que je propose au deuxième entretien sous forme de dessins 3D sur plusieurs angles et des plans 2D très schématiques. L’important est de ne surtout pas se faire polluer par les détails au début, genre « je veux la cuisine à l’Est ». Car cela oblige de figer la cuisine et cela bloque le processus créatif. C’est à l’architecte de dire si la cuisine sera le mieux à l’Est et non le client. Le professionnel possède un recul que n’a pas celui qui l’emploie.

Je ne précise pas à Miss Crown que m’en tenir à des ébauches visuelles et des plans vagues évitent de me faire piquer mes idées. C’est un classique dans la profession : les gens font appel à un architecte, puis s’en vont avec ses premiers plans pour aller les montrer à un constructeur industriel moins cher qui les reproduira, plagiant outrageusement. Il suffit qu’il inverse le sens de la pente du toit pour que cela ne soit pas considéré comme une copie. Les dessins que je produis à cette étape comportent sciemment beaucoup de lacunes. Ce flou est souvent jugé «artistique » par les clients, alors qu’il a une réelle utilité. Je sais que certains architectes vont jusqu’à suivre les constructions des clients avec qui ils n’ont pas fait affaire afin de s’assurer ne pas s’être fait spolier de leurs idées. Je n’en suis pas encore là et ça m’ennuierait de le faire. Je ne juge pas mes confrères. J’imagine la frustration ressentie dans ces moments-là.

- Je laisse un délai à mes clients pour réfléchir à ce qui leur plaît le mieux, puis on se revoit une troisième fois. C’est à ce moment-là qu’ils s’engagent ou non par contrat de maîtrise d’œuvre avec moi. Les choses sérieuses commencent, on entre plus en profondeur sur les prestations qu’ils souhaitent de leur maison. S’ensuivent les premiers plans. Il faut entre cinq et quinze versions suivant l’ampleur du projet. Pour cette maison, j’ai dû en faire une cinquantaine, mais c’était un projet personnel et aussi ma future carte de visite dans le métier. Faire bonne figure avec sa première construction dans ce métier d’ego surdimensionnés est une gageure.

Je ne suis pas vantard de nature, mais je pense avoir impressionné ceux, qui à mes yeux, comptent dans cette profession.

- Que voulez-vous faire ? Deux idées me viennent : Je vous montre différentes ébauches déjà faites, vous en choisissez une et on se fixe dessus jusqu’à l’aboutissement de la construction, ou nous partons de rien et nous élaborons un projet imaginaire avec vos idées. Genre la maison qui vous plairait, quelque chose que vous n’auriez pas les moyens de vous offrir. Pour le fun et comprendre le processus de création. En architecture, nous avons l’équivalent des concepts-car des fabricants de voitures. Il sera tout à fait possible d’intégrer une vue réaliste 3D à un paysage que vous auriez pris en photo. C’est un peu de travail, mais si vous publiez ce reportage ça me fera de la publicité.

Je souris à Miss Crown attendant qu’elle me dise sa préférence.