Reclus [PV Landon]

Une main posée contre son abdomen douloureux qui n'a pas apprécié son dernier changement de position et la seconde enfoncée dans les poils duveteux du tapis du salon, il observe son trésor. Cette situation, cet enfermement qu'il leur impose à tout les deux commence à perturber l'enfant peu habituée à vivre ainsi coupée du monde. Parfois Alice tente d'attirer son attention, montre ce loup en peluche qui lui a été offert par son parrain il y a quelques semaines. Pour ne pas voir un torrent de larmes dévaler la pente potelée des joues de son enfant, Tobias ne prend jamais la peine d'énoncer ses refus à voix haute. Alice est trop jeune et il ne veut l'inquiéter en mentionnant devant elle des tourments d'adulte, de simples conséquences d'une erreur de débutant que son père a commise une semaine plus tôt et qui a bien failli lui coûter la vie.

Cela fait déjà une semaine qu'il a quitté l'appartement de Malone, soutenu par le wendigo lui-même. Son ventre lui est encore douloureux, sa main gauche est quant à elle presque devenue inutile et les marques sur son visage n'ont pas eu le temps de totalement disparaître. Une semaine qu'il se terre dans son angoisse, terrifié à l'idée que l'autre ne revienne dans ce lieu dont il connaît la localisation pour lui prendre sa raison de vivre. Sept jours se sont écoulés depuis qu'il a sacrifié une personne qu'il apprenait à voir comme une amie et tout cela pour sauver sa propre vie. L'anglais peine à dissimuler sa détresse, sa bouche figée dans une expression douloureuse tandis que près de lui sa fille tente de faire rentrer un rond dans un carré. Il se passe une main sur le menton, caresse cette barbe trop longue qui lui dévore les joues et qu'il ne prend plus la peine de raser depuis qu'il est revenu chez lui. L'homme élégant qu'il fut n'est plus qu'une pâle copie de ce qu'il a pu être, une image fade et loin de ce paraître qu'il s'efforce d'offrir à son entourage en temps normal.

-Papa papa cassé !

La voix fluette et pleine de vie d'Alice retentit, se frayant sans mal un chemin entre les mesures désorganisées de Bill Evans qui résonnent dans leur grand appartement. Tobias se penche, soupire en voyant son enfant qui s'évertue à déjouer son puzzle pour le forcer à lui obéir. Doucement et dans un geste emprunt de tendresse, il dépose une de ses grandes mains mutilées sur celles de la petite pour mieux les englober. Le rond trouve son emplacement, Alice applaudit.

La simplicité et la candeur de celle qui aura bientôt le droit de souffler sa première bougie suffit à réchauffer le cœur du professeur. C'est en toute logique qu'il n'éprouve aucun remords en repensant à ce qui s'est passé dans le loft de cet homme aux yeux bleus qu'il a fait l'erreur de croire charmant avant de prendre connaissance de l'existence de cette bête affamée qui se dissimulait derrière ce tableau lisse et attractif. Une main passe sur la cuisse dénudée du chasseur, une poignée de doigts dont il devrait songer à couper les ongles marque sa peau encore noircie par endroit. Loin de songer à fuir son trésor, le littéraire ne peut s'empêcher de sursauter brusquement lorsque la sonnette retentit pour les avertir de la venue d'un visiteur. Ses mains tremblent d'une manière qu'il peine à contrôler alors que déjà Alice file à quatre pattes telle une fusée pour s'enquérir de l'identité de la personne venue troubler leur tranquillité. Le chasseur se dresse, terrifé malgré lui, geignant pour la forme tant cet effort réveille des douleurs qui peinent à s'atténuer.

-Alice revient ici !
-Dro ! Bacio Dro !
-Non ! Ce n'est pas lui. Alessandro est chez lui.

Il n'en faut pas plus pour que l'enfant se mette à pleurer, ne pouvant saisir que c'est pour s'assurer sa survie que son père la garde ainsi enfermée avec lui. Le chasseur se remémore avoir passé une commande dans un des restaurants de la ville en apercevant le menu posé sur son piano. Le livreur est donc en retard, suffisamment pour que le professeur ait su oublier son existence. Tobias se saisit de son arme, gratte de l'ongle de son pouce droit une tâche de sauce qui orne son marcel blanc avant de se diriger vers la porte. De l'autre côté du panneau de bois on continue à jouer de la sonnette.

Les verrous s'ouvrent. D'un geste vif, trop pour que son poignet gauche encore faible après avoir été brisé puisse le supporter sans se faire douloureux, Tobias tire la poignée de porte vers lui. En usant des quelques centimètres de visibilité ainsi libérés, il observe son vis à vis qui a en effet une tête de banal livreur. La chaîne, dernier rempart protecteur qui sépare l'anglais et sa fille du reste du monde saute enfin.

-Vous êtes en retard. Donc vous pouvez oublier le pourboire.

Le chasseur se saisit de son portefeuille posé sur le guéridon, soupire lorsque ce geste le force à faire passer son arme de sa main droite à la gauche qui est toujours engoncée dans une attelle. D'un geste sec du menton il montre au jeune homme qu'il doit poser la commande sur le meuble en bois sombre installé près de la porte d'entrée. Tout à son affaire, le chasseur ne sent sa fille s'approcher de lui, se glisser entre ses jambes pour mieux venir observer celui qui vient de tirer son père hors de sa léthargie.

Le faciès éreinté du britannique se pare d'une stupeur totale lorsque le livreur à l'audace d'énoncer ce qu'il souhaite être la suite du programme tout en usant d'un tutoiement tant désinvolte qu'insolent. Il est hors de question que le chasseur ne se laisse marcher sur les pieds par cet étrange individu qu'il ne veut chercher à connaître. Alice babille aux pieds de son père puis bien vite s'éloigne en comprenant que le propriétaire de cette voix qui vient de retentir n'est pas le visiteur dont elle attend la venue depuis plusieurs jours. Tobias demeure muet pour ne pas crier, pour ne pas s'emporter inutilement après ce bougre auquel on a pas jugé bon d'apprendre la ponctualité ou même la politesse. Se sachant en lieu sûr, en tout cas dans l'endroit le plus sécuritaire qui lui paraît exister depuis une semaine, le chasseur ne rétorque rien. Si ce n'est le plus froid des silences.

Sa poigne se resserre autour de son arme, son poignet gauche encore douloureux peine à guider cette main qui lui fait défaut depuis sa rencontre avec Malone. Durant un bref instant le tueur oublie la terreur que lui inspire le wendigo pour mieux maudire ce dernier. Sans parvenir à retenir un gémissement qui trahit une souffrance que même les médicaments peinent à étouffer, l'anglais se fige. Après s'être plaint plus que de raison voilà que l'inconnu qui se trouve de l'autre côté du panneau de bois vient de jeter au sol un objet lourd.

Sans être plus pessimiste qu'à l'ordinaire Tobias devine que c'est là sa commande qui vient de se retrouver éclatée au sol. Il n'a guère besoin de voir cette scène de crime pour saisir l'état dans lequel doit se trouver le palier. Le lassi à la rose, le curry, le riz. Pour avoir déjà passé commande au restaurant de Dev, il sait bien que les contenants qu'utilise le restaurateur sont ce qui se fait de plus bas de gamme. De son repas et de celui d'Alice il ne doit rester rien, si ce n'est une flaque immonde. L'anglais pourtant calme de nature râle son ras le bol, pousse sur la porte pour parvenir à retirer la chaîne qui maintient encore cette dernière seulement entrouverte. Un obstacle le gêne dans sa manœuvre. Cela suffit à pousser le britannique dans ses derniers retranchements. Une colère froide qui parvient à rendre ses mains plus tremblantes qu'elles ne l'étaient déjà. Une fureur qui prend naturellement la place de cette terreur dans laquelle il s'enferme depuis que Malone l'a raccompagné chez lui.

-Reculez-donc !

Sinon je vous tire une balle dans le pied pour vous forcer à obtempérer. Le chasseur se mord la joue pour ne pas penser à voix haute cette menace qui pourrait bien se faire promesse à tout instant. Le pied demeure à sa place, tout aussi dérangeant que son propriétaire.

-Je dois fermer pour retirer la chaîne. Enlevez ce pied.

Enfin le livreur s'agite et réagit. En quelques secondes la porte se ferme, puis s'ouvre à nouveau. Tobias devine sans mal qu'il offre là un pitoyable spectacle au jeune homme. Derrière lui Alice tente de se dresser sur ses jambes. Le portefeuille retourne sur le guéridon installé dans l'entrée mais l'arme du professeur se fait toujours présente. Sans être dirigée vers le livreur, elle peut toutefois ressembler à une menace.  

-Vous êtes en retard. Donc pas de pourboire.

Le livreur ouvre la bouche. Puis se fait couper dans la foulée avant même d'avoir eu le temps de prononcer une énième plainte insultante.

-Vous êtes insolent. Donc pas de pourboire.

L'inconnu se permet un sourire narquois, assumant visiblement ce défaut qui suffit à horripiler le professeur.

-Vous avez jeté ma commande. Donc pas de pourboire.

Sa voix demeure posée. Aussi froide qu'inflexible tandis qu'intérieurement il accumule une sombre colère. Il faut dire qu'il n'a guère eu l'occasion de laisser à sa rage l'occasion de se faire entendre depuis qu'il a rencontré cet homme qu'il avait fait l'erreur de songer charmant et inoffensif. Hormis Jasmine qui est venue lui déposer Alice le lendemain de cette erreur qui aurait pu devenir tragédie et Katie, la docteure qui travaille pour Alessandro qui est passée il y a cinq jours pour changer ses pansements et lui faire un bon pour l'université, Tobias vit seul avec sa princesse à qui il ne veut offrir le sinistre spectacle de son désarroi. Sa déchéance se suffisant à elle même. Une chute aux conséquences désastreuses sur la santé mentale déjà fragile du professeur.

L'anglais se tend, conscient de ne pas être sous son meilleur jour. En boxer sombre et marcel blanc, blessé. Sur son épaule on aperçoit sans mal ce pansement jaunit qui dissimule la plaie qui lui a été faite par Malone, et cela avec une de ses armes. Blessant son ego avant son enveloppe corporelle. Le chasseur se dresse, serrant les dents lorsqu'un mouvement trop vif lui donne l'impression que son abdomen est sur le point de se déchirer. Le tueur souffle sa souffrance, incapable de camoufler son mal plus longtemps. Mâchoires crispées et son être entier tendu à l'extrême il crache quelques mots.

-Je règle et vous partez de chez moi.

Un son mat fait naître un éclat de terreur dans son regard. Immédiatement il se retourne, progresse vers le salon pour en trouver la source et cela sans se soucier un seul instant de l'existence du livreur qui se permet d'amorcer un premier pas dans l'entrée de l'appartement. Alice fixe son père, la bouche figée dans une expression qui laisse deviner que les larmes ne sont pas loin de poindre une nouvelle fois.

-Aly boum. Papa Aly tomber !

Tobias se précipite. Râle une nouvelle fois lorsque qu'en se penchant pour se saisir de son enfant ses dernières mésaventures se rappellent à lui.

Alice chouine un peu, mécontente que ses premiers pas ne se fassent pas aussi bien qu'elle le souhaiterait. Depuis deux jours elle tente de faire quelques échappées, parfois elle parvient à avancer un pied, puis un second avant de bien vite se retrouver les fesses au sol. Mais l'enfant se veut intrépide et ne se laisse pas abattre par cette loi de la gravité qui la force à rester les fesses collées au sol. Tobias soupire, sa fille se love contre lui, essuyant ses quelques larmes sur le marcel distendu de son paternel. Le chasseur n'est plus qu'une pâle copie de celui qu'il est habituellement. Normalement constamment tiré à quatre épingles, il est de ceux qui ne portent que des costumes et des vêtements hors de prix. Une élégance qui tranche avec les atours banals de certains de ses collègues. Une différence qu'il aime marquer entre lui et ses congénères.

L'anglais est un homme strict et rigoureux. Il paraît froid aux yeux de ceux qui ne voient de lui qu'une façade. Seul le cercle privé très étroit de l'homme connaît une autre facette de sa personnalité. Celle d'un homme amoureux des bonnes choses, un père tendre qui parfois oublie de mettre un pantalon lorsqu'il rentre chez lui après une journée de labeur passée à tenter de faire entrer un peu de savoir et de bon sens dans le crâne de quelques étudiants.

Mais aujourd'hui la donne change et un nouveau joueur fait son apparition dans la vie tant privée que secrète du professeur. Le livreur n'a pas bougé, attendant un dû que l'anglais ne juge pas utile de lui donner. Son repas s'est retrouvé fracassé au sol et Tobias est plus pingre qu'il n'y paraît. Tout en concevant que tout travail puisse mériter un salaire, il veut avant tout punir l'audace et l'insolence de celui qui l'observe comme s'il n'était rien d'autre qu'un étrange animal. Le chasseur serre les dents lorsque le livreur ouvre la bouche. Il dissimule sans mal sa surprise derrière un masque de froideur ponctué de douleur. Mais l'indécision se fraie pourtant un chemin dans son regard noir comme la mort. Cet enfant au comportement agaçant, affligeant même se montre à présent mielleux. Tant que sa proposition n'augure rien de bon. Un rire éraillé échappe à Tobias tandis que ses prunelles ébènes se posent sur celui qui aurait mieux fait de demeurer silencieux.

Sans prononcer le moindre mot, il jauge cette proposition qui vient de lui être faite. Lewis est reparti découvrir le monde, ce qui fait que l'anglais se retrouve plus désœuvré qu'il ne voudrait bien l'admettre. Il ne peut appeler Alessandro. En effet ce dernier poserait des questions dont les seules réponses acceptables seraient des mensonges aisément repérés. Certaines des marques qui habillent le corps du chasseur ne sont pas innocentes et laissent à penser que son agresseur était plus animal qu'humain. Jasmine n'est donc d'aucun secours pour Tobias car il se doit de la garder dans le secret.

Pour ne pas entendre les questionnements de sa sœur, pour ne pas voir la lueur de la lucidité se faire une place de choix dans le regard de la tatoueuse. Pour ne pas avoir à tuer de ses propres mains son ainée si cette dernière venait à en savoir trop.

Lèvres pincées, le chasseur mire son visiteur.

Dans son crâne deux partis se font la guerre. La raison, la crainte. L'envie de demeurer dans cette tranquillité toute relative, d'éviter les questionnements. Ne pas finir par devoir mentir, encore une fois. Sûrement celle de trop. Tobias n'aime pas le mensonge, il voit en lui le pire des vices.

Mais la raison remporte la mise. La lumière se fait, le professeur ne sait rien de ce livreur et la réciproque est vraie. En cas de soucis il lui suffira de sortir son arme, d'abattre le gêneur. Une balle de 9 millimètres peut régler de nombreux problèmes et avec l'absence du rossignol Tobias n'a plus de voisin proche à gérer. Il jette un dernier coup d'œil vers le livreur, puis vers sa fille. Redevenue sereine la petite Alice sourit.

-Vous savez coudre ?

Un peu de morphine suffirait à lui faire oublier les possibles maladresses de ce garçon dont il ne sait rien.

-Ou même changer un pansement ? Vous rendre utile tout simplement. Il me faudrait aussi quelques courses. Une cartouche de Dunhill, deux bouteilles de bourbon et du lait pour la petite. Je paierais et vous aurez le plus gros pourboire de votre vie.

Sans attendre de réponse, le chasseur pose sa fille au sol. Puis il lève son bras valide tout en réfrénant un grognement. Il ôte son marcel. Décide de ne pas s'attarder sur son ventre, montre son dos au gamin tout en tenant son arme. Juste au cas où.

-Je n'arrive pas à nettoyer la nuque.

Il pointe cette marque de dents du canon de son arme, trace laissée par le wendigo affamé qui avait débuté son repas sans attendre que l'heure de passer à table n'ait pu sonner.

-L'épaule, c'est pareil. Il a recousu, les points ont l'air de tenir mais je pense avoir mal nettoyé. J'ai essayé de refaire seul les sutures du ventre.