La Chasse

La chasse  ᵝ Caracole O’Brien

Cela fait quelques semaines que nous sommes arrivés à Beacon Hills et que nous nous y sommes amarrés de force par l’éleveur Hale. Je dois admettre que nous nous sommes mieux adaptés à ce mode de vie temporaire que je ne m’y serais attendu. Ce n’est pas tous les jours faciles, et nous grinçons encore régulièrement des dents, mais nous ne discutons presque plus d’un départ précoce. Comme si nous acceptons petit à petit l’idée d’atteindre l’échéance de l’entente avant de reprendre nos cliques et nos claques.  

Alice semble se faire des amis aussi facilement que moi au même âge. Malgré le retard potentiel qu’avait évoqué dans un premier temps son éducatrice, elle progresse rapidement. Le comportement reste son point faible, et je ne peux l’en blâmer : ni son père ni moi ne sommes ni des exemples d’obéissance, ni très punitif. Particulièrement à ce niveau, car je crois pour ma part qu’il est important qu’elle développe sa personnalité sans contraintes superflues. Elle nous a rapidement surpassé avec la manipulation des aiguilles démoniaques, et Les voisins semblent aussi l’apprécier. Évidemment. Qui ne tomberait pas sous le charme de ma princesse.

Pour ma part, je dois avouer prendre plaisir à retrouver mes occupations médicales, bien que cela me soit souvent éreintant et épuisant. J’y travaille de longues heures dès que Tob peut s’occuper de ramener Alice de l’école. Toutefois, je dois admettre que nous sommes bien tombés, avec ces mêmes voisins. J’y retrouve un sens de la communauté qui me rappelle la meute de ma jeunesse. Ce sentiment m’avait bien manqué, depuis un peu plus d’une décennie. George m’avait expliqué comment ils avaient réussi à survivre chacun pour soi, mais s’étaient mis à revivre lorsqu’ils s’étaient mis à compter les uns sur les autres et à s’appuyer sur les forces de tout un chacun. Lui, par exemple, avait été ingénieur de profession, et s’adonnait à la chasse dans ses temps libres. Un passe-temps qui lui avait alors valu des reproches de sa femme.

Même la réaction de Tobias me surprend. Je crois qu’il apprécie davantage notre situation qu’il ne veut bien l’admettre. Il pratique le tricot avec Alice, qui le reprend et lui explique comment faire. Je me doute qu’il n’accepte de continuer à jouer avec la laine dans l’unique but de faire plaisir à la gamine. Son poste de garde lui convient comme un gant, et lui permet de couper aux interactions humaines quand il en a marre. Il nous a également ramener quelques belles prises à l’occasion. Je l’ai même surpris à discuter avec des voisins, à l’occasion. Autant que Tob sache discuter, entendons-nous.

S’il a l’occasion de recouvrer un peu de solitude, ce n’est toutefois pas mon cas. Je dois m’avouer que de devoir être constamment entouré de gens me pèse parfois. Je ne sais trop si dix années de réclusion m’ont transformé en un type asocial, ou si j’ai simplement besoin d’une période d’adaptation pour repasser à mon aisance naturelle en société. Toujours est-il que je me suis entendu avec Tobias : lorsque j’en ai le besoin, il me laisse partir en solo. Cela me permet également de me dégourdir les jambes. J’ai toujours été actif, et je sens bien que j’aurai du mal à changer cela.

C’est par ailleurs une journée de celles-là, aujourd’hui. Alice derrière moi, je rejoins la porte où Tob est posté. Il n’est toujours pas rentré de sa ronde. Je fais donc la conversation avec le garde présent, lui explique que je compte sortir des palissades pour chasser un peu et que je serai prudent. En peu de mots, car je suis à cran. Davantage, peut-être, que n’en aurait mis mon époux, mais moins qu’à mon habitude. Je ne sais pas si Alice s’en aperçoit réellement ou si le silence que sa voix vient combler l’importunait. Elle saute tout de même sur un hiatus qui s’allongeait pour entamer la discussion avec le garde, et lui raconter une journée que j’ai déjà entendue deux fois, avant de sauter du coq à l’âne, ou à la poule.

« C’est notre poule », précisé-je à la vue du garde, qui se demandait manifestement qui était Justine. Cela sembla faire plus de sens, tout à coup, que la camarade de classe qu’il s’imaginait peut-être. Au retour de Tobias, nous nous échangeons succinctement les informations cruciales, ainsi qu’un baiser. Je laisse ma monture à la place de la sienne, dans ce qui ne mérite pas le nom de box. J’embrasse ma fille et lui promet d’être sage, puis je sors hors de notre refuge, mon arme à la main. Je pique immédiatement vers la forêt, là où j’ai le plus de chances de trouver une proie.

Il y a plus d’une heure que j’arpente la forêt lorsque enfin je hume une fragrance prometteuse. À pas de loup, je m’y dirige et joue contre le vent en espérant ne pas être surpris par ces immondices puants. Ce n’est jamais agréable de voir son quatre-heures filer à cause d’un mort qui marche. La solitude me fait déjà du bien, et je sens que je serais bientôt frais et prêt à rentrer, si ce n’était de ma promesse de ramener un peu de viande à Daddy. Je contourne donc lentement la biche que j’entrevoie de temps en temps brouter ou marcher, lorsque le couvert arboricole me le permet. Parfois, elle arrache un morceau d’écorce ou un jeune arbre. À d’autres moments, elle lève la tête, aux aguets. Je m’efforce alors de me faire aussi discret que possible.

C’est lorsque je ne suis plus qu’à une centaine de mètres que mes traits se tirent en ceux de ma nature. Furtivement, je continue mon approche. Je suis à cinquante mètres lorsqu’elle s’immobilise pour de bon, la queue dressée et l’oeil fixant le vide à la recherche d’un mouvement qui trahirait son prédateur. Avec patience, je me déplace encore dans sa direction. J’ai appris à ne pas sous-estimer les capacités de la faune : il vaut mieux entamer une course-poursuite le plus tardivement possible, car ces bestioles ont du ressort. Je dois être à trente mètre lorsqu’un son, infime, nous fait tous deux tourner la tête. Je ne me laisse pas déconcentrer et profite plutôt de la distraction pour foncer sur elle. En quelques secondes, je suis à un bond de cette chair à profusion, alors qu’elle réalise mon approche et entame un mouvement pour fuir. Je l’anticipe et saute dans sa trajectoire pour la happer en l’air, mais son trajet bifurque soudainement. J’atterris sur les coudes, les mains vides, en une roulade disgracieuse. Lorsque je me retourne pour comprendre de quoi il s’agit, le bâton planter dans le flanc de la bête me sert de réponse : elle n’a pas changer de direction, mais a été interceptée par une arme. Mes griffes et mes crocs se rétractent d’eux-mêmes. La bonne nouvelle, c’est que ma concurrence est humaine et vivante. J’ai donc toutes les chances de mon côté, qu’il s’agisse de marchander ou d’en venir à une façon plus définitive de rentrer avec ma proie sur les épaules.

La silhouette qui s’avance entre les ombres m’apparaît haute et svelte. Un jeune homme qui doit être au début de la vingtaine. Je m’avance en massant mon épaule et lui offre mon plus charmant sourire.

« Merci. Ton aide est appréciée, l’ami, mais je n’en avais pas besoin. J’avais la situation bien sous contrôle : elle était aussi bonne que morte. »

Un coup d’air m’apporte une information que j’avais jusqu’alors omise : le gringalet est également un lycanthrope. Mon sourire se fait immédiatement plus fraternel, moins faux, même si je sais bien qu’il existe des traîtres parmi ceux de mon sang également.