Visite machiavélique || feat Tobias

Fréquenter une nouvelle personne, modifier une routine dans laquelle chaque point a été pensé pour qu'elle soit efficace n'est pas quelque chose que Tobias était prêt à faire quand il a accepté l'invitation de Chad pour passer un week-end dans la réserve de sa famille. Le professeur n'étant pas un franc adepte des changements brutaux n'aurait pas pu deviner un seul instant qu'il ferait dans ce lieu la rencontre d'une femme charmante dotée d'une intelligence certaine qui saurait le distraire. C'est pourtant ainsi qu'Ama est devenue une nouvelle donnée importante de son quotidien, au fil des sorties et des envois de messages débutant tôt en soirée et finissant parfois à une heure avancée de la nuit.

Quand Tobias revient chez lui à une heure tardive, plus que celle annoncée à sa sœur, il s'efforce de ravaler le sourire gamin qui habille ses lèvres depuis qu'il a rendu Ama à son fils pour retrouver une expression plus neutre. Presque indifférente. Il tourne sa clef dans le verrou, appuie avec douceur sur la poignée de la porte d'entrée de son appartement pour diminuer au maximum le risque qu'il a de se faire surprendre en flagrant délit par son ainée. L'anglais espère bien ainsi réduire de manière considérable le nombre des questions qui vont lui être posées par la tatoueuse. Il n'a le temps d'ôter qu'une seule de ses chaussures après avoir franchit le seuil de sa porte quand il comprend que tout ces efforts ont été faits en vain. La curieuse le hèle depuis le canapé, affalée devant la sombre rediffusion d'une émission de télé réalité.

-Regardez qui voilà enfin.

Tobias lance un regard noir à sa sœur qui se perd immédiatement dans la pénombre de l'appartement. Il persiffle au sujet des petites vieilles qui devraient dormir à cette heure, ôtant sa veste pour la pendre à la patère après avoir rangé ses chausses hors de prix dans le meuble prévu à cet usage. Il détache son holster sans ce soucier de ce que pourrait penser son ainée avant d'enfin aller à sa rencontre, ou plutôt celle du placard cachant verres et bouteilles dans le salon.

-Alors ? Raconte !

Il fait comme s'il n'avait pas entendu l'ordre qui vient de lui être donné, se remplit un verre sans penser une seule seconde à en sortir un second pour sa sœur. Cela ne suffit pas à calmer la curiosité de Jasmine qui s'extirpe sans grâce du sofa pour venir le titiller de plus près.

-Alors ?

L'indifférence le protège, il tente de s'en persuader jusqu'au moment où une vilaine main vient lui pincer la nuque.

-Cesse donc.
-Répond.
-Ma soirée fut excellente, jusqu'au moment où je suis rentré. Cela te convient ?
-Non.

Tout cela aurait été trop facile s'il avait pu ainsi éviter d'avoir à donner d'autres réponses à son ainée qui joue avec ses nerfs sans craindre de dépasser les limites de la tolérance fort réduite de son petit frère.

-Cette courageuse a bien un nom, un prénom ? Un métier ?

Des informations qu'il refuse de donner à cette curieuse, de crainte qu'elles ne soient transmises dès le lendemain à leur mère. C'est en agissant ainsi que le britannique préserve sa tranquillité, même Alessandro n'est pas au vent des récentes fréquentations de son ami. Une vérité qui n'est pas prête d'être modifiée.

-L'as tu embrassée ?
-Sa joue seulement.

Ses lèvres également, mais ça aussi c'est un secret que le professeur chérit. Cela ne regarde qu'Ama et lui même. Ainsi que la moitié des membres de la tribu au vu du nombre de bestioles qui volaient dans le ciel quand il est allé ramener son amie chez elle.

Jasmine reste silencieuse, observant son frère qui boit son verre sans prendre le temps d'en savourer le contenu et ce malgré le prix qu'il a payé pour cette bouteille. Lui qui flottait sur un nuage allègre en revenant chez lui a vite été ramené à la réalité. Il annonce aller se coucher, éprit d'une envie pressante de mettre sa sœur à la porte. Tobias trouvera plus tard le moyen de remercier son ainée pour toutes ces soirées qu'elle dédie à sa nièce depuis deux mois. Il a bien noté le récent attrait de sa sœur pour la dernière collection de chez Chanel.

[...]

Aller à la faculté après avoir passé une bonne soirée n'est pas toujours agréable et ce même lorsque l'on est professeur. Tobias n'ayant pas pour réputation d'être un joyeux luron ne se donne même pas la peine de faire comme si son programme du jour le réjouissait. Il débite son cours sans faire de pauses, sans conviction également. Prenant note de quelques interrogations justifiées de certains de ses élèves, en évitant d'autres qu'il sait sans sens rien qu'en connaissant leur provenance. Il y a dans ses cours des étudiants plus malins que d'autres, mais ce ne sont pas toujours les plus intéressants à écouter.

Le britannique favorise ceux qui veulent aller vers une progression nécessaire à ceux qui pensent déjà tout savoir. Des gens insupportables, qui aiment s'écouter parler sans se montrer capables de prendre en compte un avis contraire au leur. Tobias les connaît bien, trop même. Ce défaut est aussi le sien, un fait qui ne rend pas cette idée plus acceptable.

Il clôture son cours en rendant les devoirs de ses étudiants alors que ces derniers fuient les lieux pour prendre une pause qu'ils doivent juger bien méritée. Tobias rêve de profiter d'un moment de calme pendant ces quarante minutes qui le séparent de son prochain cours, mais il a dans son bureau une punition peu commune qui l'attend. Des formulaires transmis par le cerbère qui officie comme secrétaire dans cet enfer. Il range ses effets dans la sacoche qui le suit depuis des années, quitte son amphithéâtre en en refermant la porte puis s'élance dans le flot estudiantin qui s'ouvre pour lui sans qu'il n'ait besoin de batailler pour s'y frayer un chemin.

Les enfants sont brillants, savent qu'il n'est pas bon de taquiner l'homme austère qui enseigne la littérature. Un instinct qui assure leur survie.

Un instinct dont tous ne savent pas faire preuve. En effet l'anglais ne tarde pas à reconnaître son ancienne collègue, une femme qu'il pourrait se risquer à qualifier comme une amie s'il était assez fou pour user d'un terme de ce genre pour parler de la féline qui lui a il y a quelques mois recousu la couenne et peut-être sauvé la vie.

-Diantre Mafdet, mais que faites vous ici ?

Il craint le pire et une affectation définitive à l'université, mais il n'ose aborder le sujet de lui même. Il lève les yeux au ciel, sa collègue parlant pour deux lui arrache une autorisation à partager un verre, pire encore elle mentionne une invitation à manger que le britannique ne se souvient pas avoir prononcée. Leur dernier repas partagé lui a offert la possibilité de vivre une myriade d'émotions mais s'est clôturé dans la pénibilité. Plus jamais Tobias ne veut finir dans une voilure de police en compagnie de la féline et du compagnon de cette dernière.

Il étudie la proposition faite par sa consœur, y trouvant assez rapidement une manière de repousser aux calendes grecques la tâche ennuyante dont il devait se charger aujourd'hui. La secrétaire et ses formulaires sans fin pourront bien attendre un peu plus longtemps.

-Suivez moi, j'ai dans mon bureau de quoi vous offrir un verre.

Ce n'est ni le moment pour un café ou une tasse de thé, mais ça Tobias le tait pour ne pas afficher en public son alcoolisme plus qu'il ne le fait déjà.

[...]

Ils ont évité la secrétaire puis rejoint le bureau du professeur. Après avoir invité sa collègue à prendre place sur la chaise qui fait face à son bureau, Tobias a remplit avec soin deux tasses à thé décorées du nouveau roi des britanniques d'alcool fort. Mafdet juge l'objet, en silence et se fait couper avant d'avoir eu l'occasion de mentionner le ridicule de la chose à voix haute.

-Un cadeau d'une de mes sœurs, je les cache ici pour ne pas avoir à en subir la vue chez moi. Ces tasses sont laides, je le sais sans que vous ayez à vous donner la peine de le mentionner à voix haute.

Leo a un sens de l'humour des plus douteux, elle agit comme une enfant malgré les cinquante années dépassées qu'elle fête à chacun de ses anniversaires. Tobias craignant les représailles de ce qui se fait de pire chez les Rapier préfère plier pour ne pas être porté en ridicule par son ainée lorsqu'ils se croisent chez leurs parents. L'anglais range, ou plutôt cache les formulaires administratifs sous une pile de copies, puis enfin aborde un sujet précédemment effleuré par sa collègue.

-Vous pourriez venir manger à la maison. Notre dernière sortie au restaurant ne m'a laissé qu'un piètre souvenir. Je ne suis pas ingrat, vous avez sauvé ma peau en me recousant la couenne il y a peu de temps. Et puis je pense pouvoir dire que vous êtes une de mes amies ou ce qui s'en rapproche. Alice aime beaucoup les chats, elle serait ravie de vous pincer les oreilles.

Son sourire est dénué de cruauté mais se fait amusé tandis qu'il imagine déjà la scène : une Mafdet désemparée aux prises avec sa fille qu'il sait vive et curieuse.

-De l'agneau vous conviendrait ? Je suis prit les lundis soirs, mais disponible les autres jours de la semaine.  

Le jour du diner prévu avec sa collègue est arrivé plus vite qu'il ne l'aurait cru. Entre sa fille qui lui dévore une large part de son temps libre, son métier qui lui demande de travailler à des heures parfois tardives et la fraîche relation qu'il entretient avec Ama, Tobias a durant cette semaine passée à peine eu le temps de fréquenter ses amis et voir sa sœur. C'est en courant pour ne pas perdre la course qu'il mène contre les aiguilles du temps qu'il passe à la vitesse supérieure dans ses préparatifs sans oublier de jeter de fréquents regards à sa fille occupée à dessiner en regardant un programme obscur destiné aux enfants passant à la télévision.

Jamais Tobias n'aurait pensé finir par connaître par cœur le prénom de tout les chiots de la PatPatrouille, ceux des camarades de Peppa Pig ou encore les dernières princesses Disney dont la peau est de moins en moins claire. Un constat navrant sur son rôle de père et les répercussions qu'il a eu sur son mode de vie. Certes il ne regrette rien de ses choix, mais pense aussi régulièrement à ce qui fut pourtant une époque aussi grande que sinistre. Et parfois tout cela lui manque. Le sang, la traque, ce sentiment du travail bien fait procuré par la mise à mort d'autrui et cet accomplissement qu'il parvenait sans mal à trouver dans la fin de son prochain. Même s'il n'est pas né tueur, l'ancien chasseur l'est devenu avec une facilité effarante, bon élève jusqu'au bout il s'est découvert d'étranges talents. Un véritable don pour le macabre.

Alice se moque des affaires gérées par son père, toute occupée qu'elle est à gribouiller au feutre bleu son cahier de dessin mais aussi la table basse du salon. Tobias fait comme s'il n'avait rien vu, heureux de voir sa fille aussi sage. Il y a deux jours encore elle lui a fait une belle frayeur, avalant de la pâte à modeler en pensant que cette dernière parfumée à la fraise serait aussi délectable que le sont les bonbons. Son père catastrophé l'a emmené aux urgences, paniqué par cette bave rose qui coulait sur le menton de sa princesse. Une peur mal contenue, face à un accident assez banal. Tobias est certain que l'infirmière qui les a prit en charge aurait pu rire de leur situation si elle n'avait pas eu tant de patients à gérer.

Le professeur vérifie l'heure qui lui est donnée par sa montre. Une partie du repas est dans le four, de l'agneau comme convenu. Une de ses viandes favorites, celle qu'il a mangé pendant une bonne partie de son enfance. Savoir que ces bêtes qui bêlaient dans le pré près de leur maison allaient tôt ou tard finir dans son assiette n'a jamais empêché le gamin qu'il était de se régaler durant les repas dominicaux. La table est installée, un rouge au goût profond décante dans une carafe. Tobias a quant à lui commencé à prendre son apéritif avant que son invitée ne pointe le bout de son museau, il vide son troisième verre de la journée en évitant de penser à l'état de son foie.

Il espère une soirée calme sans vraiment oser y croire car Mafdet est un drôle de spécimen. Une femme qui ne manque pas de chien aux manières aussi franches que douteuses. La féline reste une des rares personnes de l'entourage de Tobias qui ne le juge pas pour son passé, quoique... Entre Alessandro, Chad, et finalement Ama il a réussi à rencontrer des personnes qui le soutiennent sans mentionner plus que nécessaire l'existence de ces nombreux vices qui l'habitent.

Indéfinissable spécimen lui aussi, l'anglais joue avec l'image qu'il donne aux autres et ce qu'il cache de la vue des curieux. Une manière plaisante de protéger ce qui doit l'être.

Cette idée fait sourire le professeur, il se reprend quand sa fille l'appelle pour lui faire part d'une grande nouvelle.

-Papa ! J'ai fait pipi !

L'apprentissage de la propreté d'Alice se passe mieux qu'il ne l'avait craint. Tobias n'a gardé qu'un piètre souvenir de cette époque quand il avait fallu apprendre à Charles à se passer de couches. Il se rue vers le cabinet d'aisance pour y féliciter sa fille et l'aider à s'essuyer, mais saisit bien vite qu'il y a un problème quand sa fille appelle plus fort encore depuis le salon.

-Papa !

Alice n'a pas songé à délaisser ses jeux et le plaisir procuré par ces derniers. Et donc à retirer sa couche pour agir comme une grande fille... Elle le fixe alors qu'il vient de la rejoindre dans le salon, imperturbable et sans fléchir la petite annonce son forfait.

- Oups. J'ai fait pipi à la couche.
-Alice il faut aller aux toilettes. C'est ce que nous avions convenu, je suis là pour t'aider à y aller si tu le souhaites.
-Mais...
-Pas de mais, j'aimerais que tu ne portes plus de couches quand le bébé d'Alessandro et Andy commencera à porter les siennes.

Le regard azur d'Alice vire au noir quand mention est faite de ce bébé qu'elle n'est pas prête à voir arriver dans leurs vies. Sa jalousie est limpide, trahissant sa peur de perdre sa place d'enfant chérie. Elle délaisse ses crayons et se tourne vers son père, flirtant l'insolence.

-Je veux pas d'autre bébé ! Y a que moi !
-Mmmmhhh personne ne t'a demandé ton avis chérie, le bébé sera ton cousin. Ou ta cousine. Comme Judith, mais en plus aimable.

La princesse se pensant reine dit je veux, poursuivant un discours teinté de nombrilisme qui rapidement exaspère son père. Ne tenant pas à en entendre plus, Tobias attrape sa fille tout en sachant qu'il leur reste vingt minutes avant que leur invitée ne vienne sonner à leur interphone. Un temps suffisant pour un bain, un massage et peut être même lire une histoire à cette enfant qui fait chaque jour démonstration d'un mauvais caractère très proche de celui de son père.

[...]

C'est avec ses manches de chemise un peu humides et relevées jusqu'aux coudes que Tobias ouvre à sa collègue et amie. Donner son bain à une Alice mécontente fut un réel combat et il n'a pas eu le temps de se changer. Il essaie de se faire tout petit pour laisser un franc passage à son amie, incapable de forcer l'apparition d'un sourire sur ses traits tant la dernière colère d'Alice l'a frustré.

-Bonsoir Mafdet.

Il soulage la brune de sa veste et son casque puis l'invite à se rendre dans le salon. Sur la table basse attendent déjà des biscuits et autres bouchées salées destinées à ouvrir l'appétit. Ils ont prit la place des cahiers et des feutres, la trace de crayon a elle aussi disparu. Un vinyle tourne sur la platine, souvenir adolescent d'un homme qui a toujours agit comme s'il était un petit vieux. Le mort qui chante le fait avec talent, une question effleure l'esprit du mélomane : La féline a t-elle fait la rencontre de John Lennon ou de certains de ceux qui ont marqué le quatrième art et la jeunesse de son hôte ?

Alice lève son nez du livre qui lui sert à canaliser sa bouderie, celui qui lui a été offert par Chad quelques mois plus tôt.

-Alice, dit bonsoir. C'est Mafdet, une amie que tu as rencontré chez Chad.

Nul besoin de remémorer les circonstances de cette rencontre, Tobias n'a pas envie de mentionner ce jour où sa fille l'a vu en piètre état.

-Bonsoir madame.

Le mot est bien choisit selon Tobias pour désigner cette femme qui a l'air bien plus jeune qu'elle ne l'est réellement, mais il ne semble pas convenir à celle que sa fille vient de saluer. Souhaitant ne pas enfoncer ce clou même si l'idée est tentante, Tobias se contente de proposer à son invitée de prendre place sur le canapé.

-Voulez-vous boire quelque chose ? J'ai du whisky, un alcool italien appelé Grappa et une bouteille de champagne au frais.

Il est sur le point de partir rejoindre sa cuisine pour en revenir avec la bouteille promise et deux flûtes lorsque la sonnette de l'entrée lui indique l'arrivée d'un indésirable. Il perd immédiatement l'ébauche de sourire qui s'essayait à apaiser ses traits, figeant son élan tout en listant mentalement les audacieux qui pourraient avoir eu la triste idée de le déranger à cette heure. Il a congédié les locataires qu'il avait installé dans l'appartement de Lewis il y a quelques semaines, lorsque ces jeunes gens ont cru qu'ils pouvaient se dispenser de payer le loyer. Alessandro ne vient jamais sans prévenir de son passage et ce même quand une urgence est présente. Il en est de même pour Chad ou encore Jasmine.

Tobias fréquente trop peu de gens pour laisser entrer dans sa vie d'impolis personnages. Alors que sa cervelle et ses nerfs s'échauffent dans le vent, Mafdet se dresse hors du fauteuil du maître des lieux pour annoncer qu'elle est celle qui attend une visite. L'anglais esquisse un rictus, fronçant le nez pour ne pas râler quand le ou la forcené maltraite une fois de plus la sonnette. Puis une fois encore...

Mafdet hurle, grogne sur le livreur inconscient en usant de mots plus durs encore que s'ils avaient été ceux du professeur de lettres. Tobias n'avait pas osé croire que cette soirée lui serait douce, elle a déjà bien mal commencé avec les éclats et caprices d'Alice. Ses nerfs sont proches de la rupture et son invitée qui prend un plaisir malsain à le titiller ne va rien arranger à cette situation. Diantre dans quelle histoire a t-il mit les pieds en acceptant d'accueillir sa collègue chez lui ?

Après avoir claqué la porte au nez du livreur Mafdet revient dans le salon, tendant à Tobias un carton à mettre au frais. Alice n'a de son côté mit que peu de temps à repérer l'offrande qui va lui être faite, cette attention surprend celui qui n'attendait pas son amie sur ce genre de terrain. Jamais la féline ne lui a semblé être proche des enfants, en tout cas pas assez pour qu'elle puisse songer à emporter un présent quand elle en rencontre un. Rassuré par cette image, promesse d'une soirée plus sereine que ce qu'il ne craignait, l'anglais file en cuisine pour y ranger le dessert et revenir avec la bouteille de champagne et les verres appropriés pour cette occasion.

-Maman, je t’aime, fais-moi un câlin. Encore !

Tobias manque de s'étouffer en refermant la porte de son réfrigérateur. La bulle allègre sur laquelle il flottait vient d'éclater quand s'est faite entendre une voix criarde inconnue au bataillon. Plus pâle encore qu'il ne l'est en temps normal, le britannique se fige quand la voix robotique reprend. Il presse le pas, devenu muet par la force des choses tandis qu'il retrouve sa fille et son amie. Une drôle d'amie qui vient d'offrir ce que les magasins de jouets doivent vendre de pire à sa fille.

-Papa ! Bébé à moi !
-Je vois ça.

Et il est incapable de décrire les sentiments que lui procure la vue de ce jouet. En tout cas pas de manière assez courtoise et enjouée pour ne pas tenir la joie de sa fille. Il reste ainsi longtemps, bien trop pour que cela soit normal, planté au milieu du salon les mains crispées autour de verres trop fragiles et d'une bouteille dont le coût fut assez fort pour qu'il ne se risque pas à la laisser rejoindre le sol avec fracas. Tobias ne bouge plus, fixant ce jouet qui braille comme un affamé comme s'il était la parfaite incarnation du Malin. Il doit ressembler à une des statues de Madame Tussauds, sa bouche entrouverte et son regard soudainement devenu plus vide que ne doit l'être l'esprit du compagnon de son invitée.

Il se sent mal, non loin du malaise. Roi du drame, parfois même précieux, Tobias est une diva qu'il est fort aisé d'effaroucher. Mafdet et une de ses mains viennent récupérer la bouteille. La féline parle sans qu'il ne soit capable de trouver un sens à ses dires.

L'ouverture de l'objet réveille le professeur qui sursaute et manque de laisser choir au sol les flûtes qu'il tenait encore en main. Il fusille sa collègue d'un regard noir comme la nuit sans cacher son mécontentement. Puis marmonne entre ses dents serrées de folles promesses à l'encontre de son amie.

-Tout ça se paiera ma chère. Un jour ou l'autre je trouverais le moyen de me venger de cette vilaine farce.

Il ignore comment, mais il est assez inventif pour savoir qu'il trouvera sans mal un moyen de lui aussi s'amuser sur ce terrain là. Alice n'a rien entendu de ces menaces, promesses de réjouissances. Il faut dire que l'infernal objet qui vient de lui être offert accapare toute son attention. Son père risque de devoir promener avec eux cet objet partout, comme il le fait avec l'italien en peluche. Le loup est un bon jouet, il ne fait pas un bruit, passe facilement en machine quand l'odeur qui s'en dégage devient douteuse. Infliger un sort semblable à la chose pourrait peut être la faire taire à tout jamais.

Tobias fait cogner son verre désormais plein contre celui de son invitée, il l'encourage à prendre place sur le canapé. Elle lui préfère une nouvelle fois le fauteuil ce qui était prévisible.

Alice rue sur sa timbale de jus de pommes, regardant son poupon avant de changer d'avis. Elle vient faire frapper son verre en plastique contre ceux des adultes, faisant éclabousser du jus sur sa robe, le tapis et finalement le pantalon de la féline. Tobias ne dit rien, se levant pour aller chercher des serviettes dans la cuisine. Il s'est habitué à tout cela, a apprit à contrôler sa maniaquerie et les nombreux tocs qui agitent son quotidien. Il nettoie désormais son appartement le soir, quand sa fille dort et que le sommeil peine à s'offrir à lui.

-Maman ! Je t'aime !
-Oh mon bébé !
-Maman ! Je t'aime !
-Une merveille cette chose, tenez Mafdet.

Tobias tend une serviette à sa collègue tout en sachant que l'expression est crispée. Alice câline son enfant, rien que cette idée donne des sueurs froides à son père qui pourtant se dit que ce cadeau pourrait peut-être avoir une utilité. Il serait bon que le contact avec ce jouet permette à sa fille de mieux vivre la proche arrivée du bébé de son parrain et Andy. Tobias aurait simplement préféré que cet apprentissage se fasse sans que le poupon soit doté de la parole.

Il prend place sur un coin de canapé après avoir proposé à Mafdet des petits fours, puis soulage son verre d'une gorgée de champagne frais sans quitter sa fille des yeux de crainte qu'elle ne grandisse sans qu'il puisse s'en apercevoir. Deux ans déjà, alors que parfois il lui semble que sa venue dans cette ville date uniquement d'hier. Tout cela est allé plus vite qu'il ne le pensait, il a fait un long chemin depuis l'instant où il a prit son premier jour de poste au lycée public de la ville.

-Ce jouet aurait été tout aussi éducatif dans une version muette.

Il change de sujet pour ne pas s'attarder sur ce qu'il ne peut pas régler dans l'immédiat. La poupée d'Alice s'est mise à pleurer, avant d'avoir le bec cloué par une tétine rose bonbon.

-Je suis retourné au restaurant libanais de la dernière fois. J'y ai passé une soirée agréable. Le bain de sang ne m'avait pas dérangé, mais j'ai l'impression que votre compagnon et moi ne sommes pas faits pour devenir amis. Sait-il que vous êtes là ce soir ?

Ama sait qu'une amie de Tobias dîne chez lui ce soir, il lui a apprit durant un de leurs échanges de messages sans s'inquiéter de son avis sur ce sujet. Ils sont encore au début d'une histoire que Tobias peine à décrire avec justesse mais qui lui convient pleinement. Une amourette innocente et vécue entre adultes consentants.  

Monsieur Turner ignore donc ce que sa compagne fait ce soir. Ce qui finalement arrange bien le professeur qui n'a que peu d'atomes crochus avec le policier. Rien que part sa fonction cet homme dérange celui qui pourtant sait qu'il est impossible ou presque de remonter à des informations qui pourraient trahir ce à quoi il a occupé ses plus sombres années.

Il a revu l'homme à deux reprises quand ce dernier est venu le rencontrer en semblant s'inquiéter de l'arrivée à l'université de son ainée. Tobias ne mêlant pas sa vie privée à son métier a fait comme si cette entrevue ne différait en rien de celles auxquelles il se plie en temps ordinaire. Cette facette de son métier qui lui demande de se montrer aimable et courtois alors qu'il fait face à des gens qui ne savent pas l'intéresser n'est pas l'aspect de sa profession qu'il préfère, mais il se prête à ce jeu ennuyeux pour satisfaire ses supérieurs et l'administration de la faculté. La fille de monsieur Turner lui a semblé être brillante, plus que ne l'est son père. Plus calme également, mais pas dénuée de caractère pour autant. Elle est de ce fait un élément dont il attend déjà beaucoup avant même de l'avoir eue en cours.

Comprenant grâce à la réaction de sa collègue que ce sujet n'est pas heureux, il tait les mesquineries que cette situation pourrait lui inspirer. Par instinct de survie, mais également pour ne pas ruiner l'ambiance de cette soirée qui vient à peine de commencer.

[...]

Affairé à servir dans des assiettes l'entrée, il laisse sa fille vaquer à ses occupations et accaparer l'attention de leur invitée par la même occasion. Ce repas sera comme la plupart de ceux que le britannique prépare carné et riche en matières grasses. C'est à son sens dans ces ingrédients que se trouve le goût des bonnes choses.

Les tartes fines au poireaux et fromage semblent parfaites et rendent fier celui qui a depuis son arrivée dans cette ville découvert qu'il aimait cuisiner. Une de ses oreilles se perd dans la discussion qu'entretiennent les deux représentantes de la gente féminine qui sont sous son toit ce soir. Il a prit le temps de donner de l'intérêt à la langue de Dante, ne voulant pas être simple spectateur des conversations entre sa fille et son parrain. Un apprentissage qui fut plus rude qu'il ne l'aurait pensé, sa rigueur au moment de se mettre à l'étude n'étant plus que l'ombre de celle avait pu être par le passé. En un an il a apprit à comprendre quand le débit n'est pas trop rapide, mais la pratique orale reste hésitante.

Grimaçant car il se brûle le bout des doigts en tenant les assiettes Tobias rejoint sa fille et son amie auprès de la table. Il ne perd pas de temps, disposant les mets sur la table avant de couper l'entrée de sa fille. Mafdet installe de son côté Alice dans sa chaise haute. Puis complimente la petite fille. Décidément la féline est ce soir pleine de surprises..

Attendrit par ce qui semble être sincère, Tobias se redresse un peu, fier de sa fille et du chemin qu'elle prend.

-Elle l'est déjà. Je pense que son entrée à l'école dans un an sera distrayante.

Il achève de découper la tarte de sa fille avant de souffler sur l'assiette pour en faire refroidir le contenu. Puis finalement laisse Alice manger après avoir attaché un bavoir autour de son cou. Elle plonge sa cuillère avec appétit, dégustant bruyamment ce que son père vient de lui donner. Il n'est pas certain que la petite fille ait encore faim pour la suite du repas, mais ça aussi Tobias l'a prévu : Les amuses-bouches présentés sur la table basse ont laissé place à des crayons feutres et une pile de feuilles colorées. De quoi occuper la petite pendant que les adultes partageront ce qui devrait être un bon moment.

Tobias s'installe après avoir remplit le verre de son invitée puis le sien d'un vin rouge qui lui a été conseillé par Chad.

-Bon appétit ma chère.

Il mange, surveillant sa fille et les frasques de cette dernière du coin de l'œil tout en veillant à ne pas laisser le silence plomber l'ambiance. Il a apprit en fréquentant Alessandro qu'il n'était pas bon d'inviter des gens chez soi et de les laisser sombrer dans l'oubli, puis l'ennui. Il parle de choses et d'autres, effleurant l'insignifiant du bout de la langue pour finalement revenir au primordial : Sa fille et les changements qu'elle a forcé son père à opérer dans sa routine.

-J'ignore ce que j'étais venu chercher dans cette ville en y déposant mes valises. Je voulais me ranger tout en sachant que le risque de replonger dans le sinistre était grand.

Il est effrayant de faire à voix haute le constat de ce qui fut une mauvaise vie. Tobias se lance toutefois dans cette douloureuse entreprise en étant certain que chacun de ses dires sera entendu et comprit.

-Ce qui aurait finit par arriver rapidement si je n'avais pas échoué dès le premier soir dans le bon bar. Je ne me fais que peu d'illusions sur ma capacité à changer. Je cherche une rédemption tout en continuant à prendre plaisir à commettre le pire quand l'occasion s'y prête. Alice me force à me ranger, elle est la meilleure des raisons de rester en vie que je pourrais avoir.

Un bonheur qu'il chérit tout en craignant que l'on vienne lui arracher. Sa virée en Louisiane avec Alessandro lui a apprit que s'il renie la chasse et ce qu'elle représente, ce sentiment n'est pas réciproque. Gabriel est toujours là, même si sa carcasse repose au fond de l'océan son ancien mentor reste une menace qui pourrait à tout instant ruiner l'équilibre précaire que le professeur a su donner à son existence.

-Je suis terrifié à l'idée que mes actes passés puissent lui retomber dessus. J'ai eu quelques soucis dernièrement, des gens ont attenté à ma vie et ont été envoyés après moi par ce que la terre a porté de pire. Je crains de ne pas savoir protéger ma fille, que le passé se répète et que moi comme son parrain soyons impuissants. Un jour tout cela prendra fin et j'espère ne pas avoir ma fille près de moi que cela se produira.

Adopter une petite fille au vu de sa situation était un acte égoïste. Il n'en regrette cependant rien, cette simple pensée le rendant nauséeux. Proposer à Alessandro d'être le parrain de sa fille était une manière d'assurer l'avenir d'Alice. Ce qu'il s'apprête à faire en est une également.

-Alice a un parrain, elle a également une marraine malheureusement absente. Sa vie manque de présence féminine. Accepteriez vous de prendre la responsabilité de veiller sur elle, à son bien être si un malheur devait se produire ?

Le ton dont use le britannique est lourd, il est celui d'un homme qui quémande un service tout en doutant qu'il puisse lui être accordé. Tobias essaie d'assurer à sa fille un avenir dans lequel elle n'aurait pas à payer le prix lié au passé de son père.

L'attente lui semble être terriblement longue et rien ne lui permet dans les expressions faciales de sa collègue de deviner s'il est ou non sur le point d'encaisser un refus auquel il a eu le temps de se préparer. Il a saisit la perche tendue par la féline lorsque cette dernière s'est invitée à venir partager un souper chez lui, n'a rien vendu de ses intentions qui ne sont désormais plus secrètes en acceptant de se prêter à ce jeu auquel il avait perdu avant même que les règles de ce dernier ne lui soient expliquées. Mafdet est un drôle de personnage, ses manies déroutantes savent plaire au littéraire. Entre eux les joutes sont amusantes, les taquineries jamais rares. Tobias tolère tout cela sans avoir besoin de se forcer, sachant précieuse l'amitié offerte par cette femme qui a tout vu et tout vécu durant sa trop longue existence.

Tobias ne bouge plus, n'osant imiter son invitée en mangeant en même temps qu'elle. Il reste pendu à ces lèvres qui n'ont rien porté de plus que le silence depuis que l'ancien chasseur s'est permit de faire cette demande presque indécente.  Il n'avait fait mention de son projet à personne avant ce jour, de peur d'être jugé ou même moqué. Et puis, Alessandro de part les liens douteux qu'il entretient avec le compagnon de Mafdet n'aurait pas été de bons conseils cette fois. Il en est de même pour Chad, trop lié à son émissaire pour que Tobias n'ose se confier auprès de lui.

Si Mafdet refuse, cette soirée se poursuivra sans que la rancœur ne vienne en ternir l'ambiance. Si en Tobias demeure encore l'enfant capricieux qu'il fut par le passé, il sait respecter les choix qui sont faits par ceux qui l'entoure.

Il respire profondément, inconscient d'être resté en apnée durant ce long silence quand enfin la voix de son invitée se fait entendre. Le poids qui pèse au quotidien sur ses épaules depuis deux ans et qui s'est alourdi de manière considérable ces derniers mois s'allège brusquement. Pour garder la face sauve et ne pas se perdre en remerciements qui risqueraient de se montrer prématurés, le britannique noie son soulagement dans son verre de vin avant de s'attaquer au contenu de son assiette tout en conservant un silence précieux et respectueux des dires de son amie. Il opine du chef mécaniquement, donnant ainsi raison à la féline sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. Il a déjà beaucoup parlé ce soir, plus qu'à son habitude.

Il devra contacter son avocat dans de brefs délais, prendre le soin de prévenir Alessandro de ces manœuvres qui n'ont que pour but de protéger Alice. Son ami devrait sans mal accepter tout cela, mais Tobias aimerait que cette occasion soit aussi celle de partager un moment chaleureux avec le futur père. Leurs derniers échanges en huit clôt tenaient plus de la dispute et de l'échange de noms trop polis pour être ceux d'oiseaux. Une réalité qui ne plaît pas au père d'Alice, mais ces derniers temps le loup est encore plus occupé qu'à l'ordinaire. Il faut qu'il trouve dans son planning du temps à accorder à son ami, les relations sociales n'aiment pas être négligées. Une découverte que Tobias a fait en arrivant dans cette ville et qui s'ajoute à une longue liste de bonnes résolutions qu'il voudrait arriver à tenir avant que ne soit fêté le jour de son cinquantième anniversaire. C'est là une marge généreuse que s'octroie le britannique mais il sait que la bourrique qu'il est met bien longtemps à apprendre de nouveaux tours.

Il sourit, jetant un regard tendre dans la direction de sa fille qui martyrise une feuille de papier. Puis lève son verre pour le faire tinter contre celui tenu par Mafdet.

-Je vous remercie, je ferais tout cela dans les règles. Alice ne connaîtra jamais de déboires financiers, c'est mon unique héritière.

L'amour qu'il éprouve pour sa fille est plus fort que cette répulsion que fait naître chez lui la paperasse administrative.

-Il est très bon ce vin !
-Excellent même, il m'a été conseillé par Chad.

La relation qu'il entretient avec le jeune architecte avait prit un mauvais départ, mais ils partagent tout deux assez de similitudes pour être parvenus à s'apprécier. Sans Chad, Tobias ne serait plus de ce monde. Une dette qu'il espère ne jamais avoir l'occasion de rembourser auprès de son ami.

Tobias ne partage pas l'optimisme de sa collègue au sujet de son espérance de vie. Son passif joue contre lui et il y a dans ce monde un bon nombre de gens qu'il a dû se mettre à dos. Il vit chaque jour en espérant qu'il ne sera pas son dernier à vivre sur cette terre, heureux voir même surprit quand au petit matin il se réveille au fond de son lit douillet. Entre un cœur farceur, un foie qui ne doit même plus en mériter le nom, une personne mal intentionnée ou encore un bus de ville qui pourrait le heurter, nombreuses sont les causes qui risquent d'être celles de sa fin.

-C'est une Rapier, elle sera une femme indépendante.

Les sœurs, la mère ou même la nièce du britannique sont un exemple parfait de ce que l'on pourrait définir comme une femme du monde. Sa princesse finira reine de ce monde qui l'attend.

-De l'agneau comme promit.

Agneau qui confit dans le four depuis déjà des heures, accompagné par une sauce riche et une purée montée au beurre. Tobias n'a pas prit la peine de leur imposer la fade verdure de ces légumes dont son docteur n'a de cesse de vanter les mérites.

Il termine son assiette, débarrasse pour passer au prochain service sans oublier de les resservir en vin. S'il venait à manquer de ce précieux breuvage à table, il n'aurait qu'à se lever pour aller chercher la jumelle de la première bouteille.  

Il sert les plats directement à table, appelant sa fille en posant la saucière.

-Alice, veux-tu venir manger ? Il y a de la viande.

Ce mot magique appâte la petite fille, elle délaisse son chef d'œuvre pour accourir vers son père. Tobias sert sa collègue, fait de même pour sa personne avant de prendre sa fille sur ses genoux. L'enfant gigote, dérobant la fourchette de son père tout en se hissant sur ses jambes sans s'inquiéter de la précarité de l'équilibre ainsi trouvé. Elle fait un carnage, salissant ses cheveux, sa robe et la chemise de son père qui s'agace de son comportement uniquement quand sa fille préfère à l'usage de ses couverts celui de ses mains.

-Alice, il suffit.
-Oui papa.

En voilà un autre de mot magique. Celui qui transforme les petites intrépides en enfants modèles. Alice picore désormais du bout de la fourchette, soudainement plus sage qu'elle ne l'avait été depuis le début de la soirée. Rapidement elle se lasse, Tobias récupère les pleins droits sur son assiette et son contenu tandis que sa fille décide qu'il est venu le moment d'aller s'occuper de sa nouvelle acquisition. La voix de l'engin en plastique se fait entendre, faisant lever les yeux au ciel du père qui vient récemment de délaisser son titre de célibataire.

-Chad en plus d'être de bons conseils s'était contenté d'offrir un livre à Alice lorsque nous l'avions invité. Un livre sans piles. La poupée ravit Alice mais je ne partage pas son avis sur ce point.

Mafdet ne semble pas l'apprécier elle non plus. Il aurait été plus fûté de sa part d'offrir cette merveille au moment de son départ.

-J'espère pour vous qu'il n'est pas dans vos projets d'avoir un enfant. Les rayons du centre commercial regorgent de jouets de ce genre et je ne manque pas d'imagination.

Il n'est pas surprit d'apprendre qu'enfanter n'est pas dans les projets de sa collègue. Tobias sait la féline en couple avec un homme qui a déjà deux enfants à sa charge. Certes l'ainée est assez grande pour fréquenter l'université lors de la prochaine rentrée mais son jeune frère que l'anglais n'a fait qu'apercevoir semble tout tenir du contraceptif ambulant. Tobias espère sincèrement que sa fille sera moins difficile que ce jeune homme qui lui a paru être non loin de l'hyperactivité.

Le repas se poursuit de manière agréable, l'agneau et ses accompagnements savent ravir les papilles de l'ancien tueur et celles de son invitée. Il n'aurait pas cru possible d'apprendre à trouver du plaisir dans la préparation de tels repas. Sa mère cuisinait beaucoup quand il était enfant, des repas variés et équilibrés ayant pour base des produits frais. En prenant de l'âge Margareth Rapier a cependant découvert qu'il était plus aisé de se fournir dans les rayons bien garnis en produits surgelés de la grande surface la plus proche de son domicile. Tobias ne lui en tient pas rigueur, elle a eu une vie rude à élever seule ou presque ses cinq enfants tandis que son mari ne comptait pas ses heures pour faire vivre son commerce et ainsi parvenir à remplir le compte en banque familial et leur réfrigérateur. Ses parents sont des gens simples, tout juste assez fortunés pour pouvoir rentrer dans la caste des gens modestes et ne pas être catégorisés comme pauvres. Ils ont acheté une maison à une époque où il était encore possible de devenir propriétaire pour à peine plus qu'une bouchée de pain, ont fait en sorte de pouvoir donner une chambre à chacun de leurs enfants pour cesser de procréer quand il fut évident que leur maison n'était plus assez grande pour pouvoir y loger un marmot de plus.

Même si ses parents qu'il ne voit que rarement sont plus proches de la fin de leur vie que de son début, Tobias espère ne pas avoir à se rendre au cimetière dans un futur proche pour y enterrer son père ou sa mère sans avoir pu profiter de leur présence. C'est pour cela qu'il cède désormais aux caprices de celle qui l'a mit au monde, se rendant dans son pays natal pour les fêtes de fin d'années mais aussi une semaine durant les congés d'été.

Les conversations se suivent sans se ressembler. Tobias n'y trouve pas l'ennui qu'il redoute généralement quand il doit prendre la parole face à certains de ses contemporains. Chez lui, dans son appartement et avec sa fille sur les genoux il se sent à son aise et en droit de montrer une facette de sa personnalité qu'il apprend à moins cacher qu'il ne le faisait par le passé. Il parle musique pour découvrir qu'il partage certains de ses goûts sur ce sujet avec Mafdet, de certains étudiants qu'il sent capables de grandes choses et de ceux qui finiront selon lui par vendre des frites et des burgers dans les fast-food des environs.

Quand Alice pique du nez et commence à baver sur ses manches de chemise, il avise son assiette vide et se lève pour aller coucher sa princesse après avoir excusé ce qui ne sera qu'un brève absence de sa part.

Alice est facile à coucher, s'éveillant à peine lorsque son père change sa couche et la met en pyjama. Il lui baise le front, soupirant d'aise lorsque son grand nez se perd dans les cheveux blonds de sa petite et qu'il y trouve sa dose d'affection en respirant profondément l'odeur douce qui se dégage de celle qui n'est plus vraiment un bébé. Des fragrances addictives, un bouquet délicat dans lequel se mêlent lait de toilette, sucre, pâte à modeler et sueur. Il dépose sa fille dans son lit, entre son lapin et son italien en peluche. Puis quitte la chambre après avoir allumé la veilleuse, bénissant cette chance qui lui est donnée de pouvoir pouponner à nouveau.

-Bonne nuit chérie, je t'aime.

Alice endormie remue avant de se recroqueviller auprès de la copie lavable en machine de son parrain.

[...]

En revenant dans la cuisine, Tobias surprend son invitée au dessus de la cocotte alors que cette dernière est en train de subtiliser un des morceaux de viande restants. Un éclat amusé lui échappe.

-La proposition que je vous ai faite et que vous avez eu l'amabilité d'accepter implique certainement que vous veniez souper régulièrement. Que dites vous d'une fois par mois ?

L'offre ainsi faite est sincère, même si les fréquences de ces repas peuvent se prêter à la négociation. Il faut dire que professeur n'est pas le métier qui demande le plus de temps, Tobias a même eu la possibilité de réclamer auprès de l'université de ne pas avoir à travailler les mercredis pour pouvoir rester auprès de sa fille. Une requête que le lycée n'était pas prêt à lui accorder et qui a comme de nombreuses autres petites choses guidé son choix de changer d'établissement. Il se plaît à la faculté, certains étudiants lui rappelant le jeune homme qu'il fut par le passé. Un gamin plein d'ambition et certain de ce que serait son avenir. Toutefois le destin n'est pas une donnée qu'il est possible pour l'homme de maîtriser. Sa vie actuelle et passée n'a rien de comparable avec celle qu'il pensait vivre.

-En ce qui concerne les restes de ce soir, je peux vous emballer tout cela pour que vous puissiez les rapporter chez vous.

Il sort une bouteille de Dalmore, deux verres et des assiettes pour le dessert. La découverte de celui apporté par sa collègue le pousse à lever les yeux au ciel. Elle a donc pensé à tout pour entrer dans les bonnes grâces d'Alice.

Ils s'installent dans le salon, Mafdet rejoint le fauteuil du maître de maison sans que ce dernier ne trouve quelque chose à redire sur ce sujet. Il découpe deux parts dans le gâteau, prenant garde à ne pas séparer la tête de Winnie l'ourson du reste de son corps. Alice n'apprécierait pas que son père se permette ainsi mutiler le joyeux ourson.

-Certains étudiants sont venus me parler de votre retour à l'université. La démonstration que nous y avions faite ensemble a marqué les esprits des jeunes gens présents ce jour là et la rumeur a fait le reste du travail.

Il goûte le gâteau qui se révèle trop sucré et donc à sa convenance, en appréciant le moelleux avant de replonger sa petite cuillère dans sa part.

-Mon métier me plaît, cette vie que je mène ici est agréable. Tant que parfois je culpabilise quand je songe à ce qu'elle serait si Mary et Charles étaient encore de ce monde. Une maison de banlieue, une place poussiéreuse dans une faculté londonienne qui l'est tout autant, Dieu seul sait combien d'enfants à chérir et soutenir financièrement... Cela fait-il de moi un homme égoïste que de vouloir faire ma vie avec ma fille, de fréquenter une dame sans m'empoisonner avec un deuil que presque vingt ans de chasse et d'alcoolisme n'ont pas réussi à combler ?

La réponse qui lui est donnée par Mafdet est concise, mais sait satisfaire celui qui n'avait sans doute pas besoin d'en entendre plus pour contrer ce sentiment de culpabilité qui l'étreint quand il se permet de trouver un peu de joie dans la vie qu'il mène. Tobias se tait alors, pour permettre à sa collègue quand cette envie la prend de s'épancher plus longuement sur ce douloureux sujet qu'est le deuil. La féline l'invite à profiter de la vie sans craindre que cela puisse lui être reproché, à oser pour ne pas éprouver de regrets le jour où son existence touchera à sa fin. Tobias n'aurait pas cru fêter son quarantième anniversaire ni ceux qui ont suivi. Désormais il espère voir le jour de ses cinquante ans, celui où il célébrera ses soixante printemps tout en souhaitant être éternel pour voir sa fille devenir femme.

Mafdet offre un sourire faiblard à son hôte qui lui répond de la même manière. En trois bouchées l'anglais termine sa part de ce gâteau écœurant de sucre dont Alice raffolera au petit déjeuner. Cette enfant s'émerveille d'un rien. Parfois son père l'envie. Avant de se souvenir que l'innocence pousse les optimistes vers leur fin.

Le silence fait à nouveau son nid, une chose que l'anglais apprécie. Il a déjà tant parlé, confondant sans que cela soit prémédité son amie avec son psy. Il en voit toujours un chaque semaine mais ne peut rien dire à cet homme de ce qui le ronge de l'intérieur sans craindre que ce dernier ne puisse décider de l'envoyer moisir dans une cellule de prison ou pire encore dans la maison de santé de la ville. L'homme sirote le contenu de son verre, allumant finalement une cigarette pour occuper ses mains. Mafdet a la politesse de ne pas lui tenir rigueur de cette mauvaise habitude. Son regard s'éclaire quand mention est faite par son invitée de cette passion qui l'anime depuis sa tendre enfance. Il se lève, se dirigeant vers sa collection pour observer son contenu. Il y a là certaines pièces qui ne valent rien et d'autres pour lesquelles il a dépensé plusieurs milliers de dollars sans permettre à sa raison de lui souffler que c'était indécent. Des pièces de musée, des premières éditions...

-J'ai beaucoup de choix. Des classiques qui pour la plupart ne sont pas connus pour être heureux.

Des gens morts ou qui le seront bientôt comme le dit Alessandro quand il s'essaie à la moquerie sur ce sujet. Des valeurs qui restent sûres du point de vue britannique.

Tobias hésite, ses doigts se figent auprès d'un vinyle pour bien vite changer d'avis. Lui demander de faire un choix musical est une rude affaire tant il apprécie tout ce qui constitue sa collection. Parfois il songe avec mélancolie à son amie Angela, il a certes sauvé sa peau ce jour là mais a commit une atrocité que même Dieu ne pourrait lui pardonner. Le souvenir laissé par la disquaire est désormais un secret honteux qu'il garde précieusement de peur d'être jugé, une cachotterie dont seul lui et un wendigo qu'il espère mort ont eu vent.

Il finit par opter pour la simplicité car les Stones ne l'ont jamais déçu. Il désigne sa trouvaille à son amie qui d'un hochement de tête limpide lui montre qu'elle approuve ce choix pourtant banal. En usant de milles précautions, Tobias range dans sa pochette le vinyle des Beatles resté sur la platine, puis lui fait retrouver sa place auprès de ses frères.  

Une musique douce, tant que l'on pourrait penser qu'elle est autre chose qu'un classique du rock se fait rapidement entendre dans le salon. C'est avant tout un hommage fait à l'héroïsme. Tobias termine sa cigarette, en écrasant le mégot dans le cendrier posé sur son piano avant de désigner l'imposant instrument.

-Savez-vous en jouer ?  

Il invite par ces dires la féline à faire une démonstration, accompagnée si elle le souhaite.

-C'est mon bien matériel le plus précieux, celui qui me manquerait le plus si une fin du monde ou quelque chose dans ce genre devait m'obliger à reprendre la route. La preuve concrète de ma résignation et ma volonté à revenir sédentaire. Mon ancien colocataire avait failli entrer en combustion spontanée lorsqu'il était rentré et l'avait vu trôner dans le salon.

Il ne fallait pas grand chose pour qu'une dispute ne naisse entre Lewis et son ancien bourreau. L'agacer étant une activité plaisante pour laquelle l'ancien chasseur avait un véritable don. Tobias sourit, amusé en évoquant son ami retourné sur les routes pour découvrir le monde.

-Le rossignol a une patience d'ange mais je pense qu'il a parfois dû ressentir l'envie de m'étrangler avec les cordes du piano pendant mon sommeil.

Tobias prend place devant son piano, accompagnant les confidences de son amie en interprétant l'œuvre d'un pianiste russe trop souvent oublié. S'il a toujours eu un bon rapport avec la musique, se servant de cette dernière pour contrer les idées noires qui lui dévorent trop souvent l'esprit, il peut comprendre et accepter que ce ne soit pas le cas de tous. La rigueur que demande cette discipline convient à son caractère, la fraicheur des touches de son clavier apaisant son esprit quand il se dévoue comme il le fait ce soir à cet exercice qu'il a apprit à maîtriser quand il était encore un jeune enfant. Il a craint durant de longs mois que les sévices que  lui a fait subir Gabriel le priveraient de ce plaisir qui l'aide à garder les idées claires, mais il a su s'adapter. Travailler plus dur encore qu'il ne le faisait déjà pour parvenir à oublier les stigmates causés par l'ignominie de son ancien mentor.

L'assassin de son fils n'est plus, mais pourtant son ombre terrifiante plane toujours au dessus de sa dernière victime. Ce n'est pas sans peine que l'anglais lutte contre ce fantôme et tout le mal qu'il a pu causer. Chaque jour en ainsi devenu un combat, une victoire qu'il faut arracher à la vie pour changer une destinée que le professeur a durant des années cru gravée dans le marbre. Il souffle son amusement en imaginant Mafdet donner des coups de sistre au premier imprudent passant à sa portée. Les histoires contées par cette drôle de femme ne sont jamais ennuyeuses, Tobias se sent d'une certaine façon privilégié en l'entendant ainsi mentionner son vécu riche en évènements divers.

L'anglais offre ainsi une distraite écoute à la féline. S'il peine à sourire franchement à cette dernière, il ne niera pas si on le questionne sur ce sujet avoir été subjugué par ses dires. C'est une chance d'avoir auprès de soi une femme qui a vu le monde naître, évoluer pour finalement courir à sa perte. Car c'est là ce que fait l'humain depuis le siècle dernier, si ce n'est plus longtemps.

-Je n'ai jamais été capable de produire le moindre son harmonieux avec une guitare.

Son frère s'y est mit durant ses années lycée, ayant pour but principal de plaire aux demoiselles de son âge. Et Georges n'a depuis le jour de son mariage plus jamais touché à son instrument qui prend désormais la poussière dans son ancienne chambre chez leurs parents.

Mafdet prend place près de lui tout en veillant à ne pas le déranger. Le morceau se termine, elle en demande un autre. Tobias opte pour la lettre à Elise, un classique dont la maîtrise demande de la concentration. Puis un autre tout aussi ardu à jouer, si ce n'est plus. C'est sans se vanter qu'il fait démonstration d'un talent que seuls ceux qui sont entrés chez lui lui connaissent. Plus rares encore sont les chanceux devant lesquels il s'est ainsi affiché. Alice, Lewis, Alessandro et récemment la douce Ama. L'anglais ne dévoile son intimité qu'à un nombre de personnes réduit pour être certain qu'elle ne sera pas bafouée.

La tendresse, même celle donnée à un objet dépourvu de conscience et de vie est toujours vue comme une faiblesse.

Mafdet ronronne son plaisir, Tobias ne dit rien sur ce sujet. Pire encore il continue. Pour frissonner quand la vibration émise par le cellulaire de sa collègue brise la douceur de cet instant. Il se fige, cesse de jouer pour refermer le porte vue qui contient une partie de ses partitions. Le numéro est terminé pour ce soir.

-Soit votre appartement est bien insonorisé, soit vos voisins sont conciliants !
-Très ! Je les ai renvoyés suite à un non-paiement des loyers.

Être propriétaire des appartements proches du sien lui permet de choisir ses voisins. Un luxe dont il ne se prive pas d'abuser. Toutefois cet investissement qu'il a fait en achetant son ancien lieu de vie à Lewis lors de son départ de Beacon Hills est pénible à rentabiliser à ce jour. Fort heureusement le britannique ne craint pas la disette.

Il râle quand une bise est plantée sur sa joue par l'imprévisible bonne femme qu'il a invité chez lui, puis essuie sa joue pour y effacer les marques invisibles laissées par cette provocation qu'il juge inutile.

Il accepte l'invitation, puis sourit quand Mafdet fait mention du filleul de Chad.

-Un bon petit garçon, Alice l'apprécie beaucoup. Je crois qu'elle a pour projet d'en faire mon futur gendre.

Cela fait sourire son invitée, un amusement non partagé par l'anglais qui trouve sa fille bien trop jeune pour qu'elle puisse ainsi se permettre de songer à faire sa vie avec un de ses petits camarades. Si elle commence déjà, il redoute ce qui va se passer dans un an lorsque sa princesse fera son entrée à l'école pour y côtoyer plein d'autres gamins.

-Elle se fiche de mon avis sur le sujet. Comme sur beaucoup d'autres malheureusement.

Alice n'est pas dénuée de caractère. Et si ce dernier est bon la plupart du temps ce n'est pas toujours le cas. Tobias commence à regretter son laxisme et doucement apprend à serrer quelques vis pour ne pas faire de son quotidien de père un enfer.

Mafdet s'en va, annonçant que son compagnon attend son arrivée. Turner ne doit pas savoir où était sa femme ce soir, en tout cas c'est ainsi que Tobias aimerait que les choses se fassent. Le flic est jaloux et n'apprécie que très peu le futur professeur de sa fille chérie. Un sentiment réciproque. Tobias n'a jamais beaucoup aimé la police et ce même avant de commettre le pire à plusieurs reprises. Et il reste un tueur, certes hors du circuit mais jamais totalement endormi.

Une fois la porte refermée sur son amie, il débarrasse la table basse, rangeant tout ce qui peut mettre à mal sa maniaquerie qu'il sait excessive. Quand il rejoint enfin sa chambre après être passé par la salle de bain pour y délaisser ses affaires et se brosser les dents, il retrouve dans son lit une petite fille trop réveillée à cette heure accompagnée par une partie de son armada de peluches. Elle lui sourit largement, dévoilant une dentition parfaite composée de petits perles blanches nacrées.

-On va voir Ian ! Je veux voir Ian !
-Comment sais-tu cela jeune fille ?

Un sourire malicieux répond à toutes ces interrogations qui naissent dans l'esprit usé du père de la petite fille. Dieu seul sait depuis quand cette enfant est réveillée... Tobias retient un sourire, ravalant l'éclat amusé que lui inspire cette situation avant de rendre les armes.

-Bon, au dodo petite curieuse...