Ian range son cahier dans son cartable. À cause de ce que nous avions traversé, je n’avais pas pu me résoudre à le mettre en maternelle. Pour le sociabiliser, je le mets deux jours par semaine au Jardin d’enfants. Mais à la rentrée, il sera trop grand et en âge d’aller à l’école. Une des puéricultrices m’a conseillé de mettre en place une routine qui ressemble à l’école. Depuis quelques mois, je fais faire des « exercices » à Ian sur un cahier. Il sait écrire son nom, le mien, celui de Maf en abrégé et de Chad. Il sait aussi compter jusqu’à cent et lire des mots simples dans ses livres d’images. Il aime beaucoup celui sur les animaux de la ferme. À sept ans, Ian se situe dans la norme, un niveau qu’il dépassera avec une scolarité régulière, une vie normale… Jay fait des merveilles avec lui, avec nous. J’ai pris conscience que nous devions guérir ensemble de nos blessures invisibles.
Le rugissement de la Kawasaki de Mafdet trouble le chant des oiseaux. Oiseaux qui savent que ce bruit annonce l’arrivée de l’un de leurs plus grands prédateurs. La forêt est anormalement silencieuse quand ma druidesse passe au manoir. Ça l’amuse…
- Ata pai wuruhi ! (*) s’exclame-t-elle en débarquant dans mon bureau. Vu le personnage, je ne me dérange plus pour lui ouvrir.
Depuis quelques semaines, elle se plaît à m’interpeller dans des langues que je ne connais évidemment pas. Elle doit en connaître une bonne cinquantaine dont beaucoup sont oubliées du monde.
- Salut.
- C’est du maori. Tu sais, Dick s’est fait un pote Kitsune.
- Crois en mon amère expérience, les Kitsunes sont tout sauf des amis !
- Ne généralise pas, c’est un gentil renard des marées ! D’un tempérament placide. Contemplateur, pas calculateur.
- Si tu l’dis…
- Crois-en ma longue expérience !
J’abdique. Il est vain de chercher à avoir raison avec elle, cinquante siècles de vie est un obstacle infranchissable.
- Ian est au jardin d’enfants.
- Je sais, mais je passais par là. J’ai apporté les bâtonnets d’encens dont je t’avais parlé, j’ai enfin trouvé une boutique qui vend les produits authentiques sans les excipients industriels.
- Super !
Je ne relance pas sur la provenance du sachet qu’elle me tend. Rien qu’à sa texture, sa couleur, je devine que cela vient d’un pays au PIB négatif.
- Au fait, dans un futur plus ou moins éloigné, je compte inviter un ami avec sa fille à dîner chez moi. Tu me prêterais Ian pour tenir compagnie à la gamine ?
- Ian n’est pas en âge de travailler pour toi.
- Ils se connaissent et s’apprécient, ils sont allés chez le papy moineau de Chad ensemble.
Rapier ! Tobias de son prénom. Un ancien chasseur particulièrement cruel, un homme qui aime tuer. Chad ne m’avait pas vraiment détaillé le pedigree du loustic, seulement précisé que c’était un ami d’Amaro. À moi de faire les connexions qui s’imposaient. Un bref coup de fil à Chris Argent m’avait refroidi. Je comptais passer un sacré savon à Chad à son retour, mais Ian s’était montré intarissable sur Alice et son papa. J’avais tu mon mécontentement, en me disant que l’homme avait changé et qu’en territoire Kawaiisu, il n’aurait rien pu faire de mal.
- D’ailleurs, Tobias a rencontré l’âme sœur chez les Kawaiisu.
- Donc tu demandes ma permission de prendre Ian pour un dîner où tu invites un chasseur.
- Avec lui et moi, les mômes seront en sécurité, je t’assure.
Je soupire. Il y a une vague rumeur que ce Rapier aurait tué une bêta de Shepherd. Mais cela n’a jamais été confirmé. La louve aurait glissé et serait tombée : un bête accident. Je suppose que Shepherd m’aurait averti s’il y avait un danger du côté de cet homme.
- De toute façon, tu vas en parler à Ian, et j’aurai le mauvais rôle à le lui refuser.
- T’as tout compris !
- En parlant de dîner, c’est quand que tu nous présentes ton flic ?
(…)
Ian s’applique avec l’emporte-pièce et dépose des sablés aux formes d’animaux sur la plaque de cuisson. Je souris pour moi en constatant que la moitié sont des loups. Il va être servi le flic. Chad devait apporter le vin et le dessert, mais il s’est fait attraper par un rendez-vous professionnel à deux cents kilomètres d’ici. Avec Ian, je serais le seul représentant de la meute. J’ai rappelé Maf la veille pour qu’elle s’occupe du dessert et lui rappeler que les enfants de son flic sont bien sûr invités. L’ado risque de s’ennuyer, faut que je pense à lui donner le mot de passe du wifi, on capte mal le réseau au manoir. Le plus jeune pourra s’amuser avec Ian. Enfin, je l’espère. Maf le décrit comme pénible.
Cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu une aussi grande tablée au manoir, je soigne le repas avec des recettes piochées dans le carnet de Peter. Je suis curieux de ce « Dick » qui n’a pas encore pris ses jambes à son cou. Maf est une femme castratrice et il sait ce qu’elle est vraiment. Le Canadien est soit très amoureux, soit très con. Maf m’a averti que sa fille est au courant pour elle et Shepherd comme son père. Cela va être une première pour cet homme. J’ai envie de m’amuser et de rendre la monnaie de sa pièce à Mafdet.
(…)
Une voiture s’arrête devant le manoir.
- Ian va ouvrir !
J’entrouvre la rôtissoire pour vérifier la cuisson d’une magnifique pièce de bœuf. Je change la consigne pour un maintien au chaud. Quand je referme la porte du four, la cuisine embaume d’un délicat fumé de viande juteuse. Je ne peux pas m’empêcher de sourire : Maf m’a prévenu que son homme est végétarien. Une taquinerie innocente : un plat de cannelloni végé gratine gentiment dans le four. Mais je ne le sortirai qu’au dernier moment.
J’entends que ça grenouille sous le porche, je pose le torchon à sa place, vérifie que la table mise est impeccable : j’ai sorti toute la belle vaisselle de Peter, porcelaine et verres en cristal de bohème. Verre à moutarde pour les deux plus jeunes, je ne suis pas joueur. Comme tenue, j’ai opté pour un jean foncé et une chemise outremer.
- Bonjour !
Le museau en l’air, Maf grimace : elle a senti le fumet de la viande. Son compagnon ne devrait pas tarder à comprendre l’épreuve sitôt passé la porte.
- Entrez ! Ian, prends le gâteau que porte Maf et mets-le au frigo, s’il te plaît.
Ian ne bouge pas, il reste tétanisé, une main accrochée à mon pan de chemise. Il est impressionné.
- Au fait, Chad ne peut pas venir, il est retenu par l'un de ses clients je ne sais où.
(*) Ata pai wuruhi : Bonjour loup.