Mécanique sur Recommandation

Malgré la manière par laquelle Amaro avait suggéré à Alex de faire vérifier la mécanique de sa voiture soit-disant dangereusement négligée, le druide avait pris le conseil du lupin et noté le nom de son ami garagiste d’occasion sur son portable. Le nom lui paraissait vaguement familier, comme s’il était également porté soit par une star plus ou moins célèbre, soit par un ancien camarade de classe. Le biochimiste aurait complètement oublié la note qu’il avait prise si il n’avait pas eu à en entrer une nouvelle : le secrétariat lui avait donné un rendez-vous quelques jours plus tard pour discuter de son statut d’employé et des avantages sociaux dont il bénéficiait, ou pas. Il prévoyait déjà la scène : on lui raconterait des choses, parlant de concepts beaucoup trop abstraits pour le laborantin habitué à jongler avec des trucs aussi terre à terre et concrets que la constante de Michaelis. Il ne saisirait donc pas tout et se contenterait de hocher la tête en espérant ne pas avoir vendu son âme au diable, ou autre chose de ce genre.

C’est d’ailleurs à peu près ce qui arriva. Malgré son air terrorisé – pourquoi devaient-ils être trois pour lui annoncer qu’il y avait eu une erreur sur les prélèvements de sa paie? – il osa demander des explications et un peu plus de clarté. Il abandonna la troisième fois qu’on lui répéta exactement la même phrase, dans le même jargon professionnel destiné uniquement à le perturber et l’empêcher de comprendre où était sa faute.  Il croyait finalement avoir compris que le lycée avait oublié de lui retenir une cotisation sur ses paies depuis qu’il avait été engagé en tant qu’assistant de laboratoire.

- Mais je ne fait même pas partie du syndicat, protesta-t-il, confus.

On lui expliqua qu’il devait tout de même participer à ces cotisations, en évoquant des paragraphes formés uniquement de chiffres, lettres et points. On lui demanda ensuite comment il voulait rembourser le lycée, bien qu’il rappela que ce n’était pas son erreur, mais la leur.

L’aide de laboratoire ressortit bientôt du petit bureau joliment décoré avec une entente pour prélever de sa paie cette somme salée, en lui permettant de la distribuant sur l’année entière. Il fila à travers les corridors, heureux que les trolls de couloirs soient en cours, pour se rendre à la toilette.  De là, il voulut retourner au laboratoire de chimie pour y récupérer ses affaires.  Chemin faisant, Alex décida de se changer les idées en lisant les plaquettes près des portes des salles de classes et des bureaux. Il s’arrêta net et dut faire un pas de recul pour vérifier qu’il avait bien lu. Se rapprochant de la plaquette, le scientifique sortit son portable et compara avec le nom inscrit sur le mur. Willem Shepherd enseignait au lycée : ce devait être pour cette raison que le nom lui avait semblé passablement familier. Le bureau était vide pour l’instant, mais les cours devraient terminer dans quelques minutes et Alex se dit qu’il pourrait attendre la fin de la journée pour venir discuter avec ce mécanicien amateur.

***

Son sac sur l’épaule, Alex se mordit la lèvre au coin du couloir et faillit rebrousser chemin.  Il avait beau s’être fait deux cent mille scénarios dans la dernière poignée de minutes passées à attendre dans le laboratoire, il se sentait toujours aussi ridicule. Il ne savait pas s’il devait envisager de se la jouer très formelle, ou plutôt du style trop amical d’un ancien camarade universitaire, ponctuant sa phrase de "bros". L’un ne lui ressemblait pas plus que l’autre.  La solution optimale était évidemment d’agir avec naturel, mais le druide semblait avoir perdu toute notion de qui il était et de quelle était en fait sa nature.

Alex se lança enfin, esquivant de peu une balle de crosse que deux coéquipiers et comblant la distance entre la porte ouverte et lui-même. Il passa timidement la tête dans le bureau où se trouvait le professeur et annonça sa présence d’un léger raclement de gorge avant de prendre la parole.

- Euhm… Monsieur Shepherd, je peux vous déranger quelques minutes?  J’aurais une  faveur à … enfin. Un ami m’a conseillé de vous demander votre avis concernant un souci avec ma voiture.

Voilà, le chat était sorti du sac, il s’était mis en position de vulnérabilité et ne pouvait faire mieux que d’attendre un accord ou un refus. Il se sentait un peu bête et intrusif de se présenter ainsi à la porte de son collègue pour lui demander quelque chose d’aussi inusité.

- Moi c’est Alex Cormier, au fait. J’aide Mafdet avec ses travaux pratiques. Quelques heures par semaine.

Le manitobain dodelina de la tête à la manière d’un pigeon, inconfortable, avant de réaliser de l’étrangeté de son comportement et de se tenir le dos  soudainement exagérément droit. Et ne pas oublier de sourire!

Spoiler:

Shepherd ne semblait pas importuné par l’arrivée d’un visiteur inattendu, ce qui valait presque un soupir de soulagement. Sauf que cela aurait donné bien mauvaise impression… Qui plus est, il reconnaissait le timide druide! Pour la peine, il se mérita un sourire reconnaissant alors que les joues d’Alex se teintaient de rose malgré lui. Il ne savait pas précisément pourquoi il stressait autant à demander de l’aide à cet étranger. Probablement était-ce son orgueil. Lui qui était habitué de garder ses choses en bon état, de tenir une cuisine et deux laboratoires impeccables, voilà qu’on lui reprochait d’avoir négligé l’entretien de sa bagnole et cette accusation de laxisme était certainement ce qui l’avait rendu le plus amer envers Amaro. Plus que de se faire dire qu’il conduisait dangereusement ou qu’ils se trouvaient dans un cercueil à roulettes. Alex était un économe qui prenait soin de ses affaires, et il n’avait pas envie d’admettre qu’il pourrait potentiellement y avoir une exception à cette règle d’or.

- Oh… euh… Alessandro Amaro, répondit Alex lorsqu’on lui demanda de qui émanait cette recommandation. Bon. Il n’avait peut-être pas menti, mais avait tout de même exagéré la nature de sa relation avec le loup-garou. Ils étaient des connaissances qui connaissaient parfois des élans d’amicalité, mais plus souvent encore des élans d’incompréhension ou d’inimitié.

Alex fronça un sourcil en voyant le professeur se lever et se préparer à sortir. Il était vrai qu’il ne lui avait demandé qu’un moment de son attention, et que les deux hommes avaient certainement hâte de rentrer chez eux, mais cela lui semblait tout de même légèrement hâtif comme façon d’inviter le biochimiste à couper au plus court. C’est donc d’abord sans comprendre qu’il répondit à Willem, que le choix des mots parvinrent à dérider légèrement, avant de réaliser, avec surprise que sa véritable intention n’était pas de virer Alex.

- Ben, dans le stationnement, pourquoi?  Oh. On va faire ça maintenant? Ça pourrait attendre, je pense. Je voulais pas interférer dans la planification de ta journée.

Et juste comme ça, Alex venait surtout de bousiller sa tentative de se montrer formel et poli en tombant dans ce qui lui était le plus naturel : un langage familier et authentique. Le professeur de sciences expliqua sommairement pourquoi il était enthousiaste à l’idée de ressortir immédiatement s’occuper du rafiot.

- Vous avez pensé faire un voyage scolaire? Y’a des manifestations partout à travers le pays contre l’extraction du gaz de schiste. Ça leur permettrait de voir de quoi il est question. Ou alors en faisant un débat dans la classe du genre "compagnie d’exploitation du gaz de schiste versus groupes qui s’y opposent". C’est peut-être moins risqué pour les jeunes.

Jeunes qui, on se le rappelaient, étaient pour la plupart en format troll, qu’ils soient ou non dans l’équipe de crosse. Sans insister sur son idée – il avait conscience qu’il n’était pas pédagogue de formation ni de nature – Alex suivit Willem à l’extérieur. Il le dirigea vers sa Tercel en espérant qu’il ne se ferait pas poser de colles.  Il savait qu’il en était le second propriétaire, mais ne savait jamais s’il s’agissait d’un modèle 1999  ou 2000.  Les compagnies automobiles et leur manie de sortir les modèles au milieu de l’année précédente, aussi. Elle n’avait pas trop roulé pour son âge, ayant appartenu à un homme retraité qui ne s’en servait que pour ses courses et se rendre au terrain de golf, avant de lui vendre. Alex en avait donc hérité à Vancouver, vers la fin de son Master et, hormis quelques expéditions de ski ainsi que son déménagement à Beacon Hills, il avait toujours tenté d’en minimiser l’usage. Histoire de sauver l’environnement, un geste à la fois, et tout ça.

Stressé à l’idée de se faire juger aussi sèchement que l’avait fait Alessandro, Alex ne pipa mot et se contenta de désigner son tacot d’un air piteux. Willem contourna la voiture en l’observant d’un air qu’Alex décrirait comme scandalisé, et il préféra se contenter d’observer le bout de ses chaussures. Allait-on encore lui faire des reproches? Ce fut le goût ferreux de son propre sang qui fit réaliser au druide qu’il s’était mordu l’intérieur de la lèvre dans l’appréhension du verdict.

Définitivement plus diplomate que leur connaissance commune, Willem se contenta de rassurer Alex en lui disant qu’un modèle aussi âgé – là, Alex combattit sa nature pour ne pas y lire une insulte déguisée – serait aisément secourable. Il parvint même à relever la tête, le sourcil reconnaissant alors qu’il offrait un sourire blanc. Le sourcilleur fronça ensuite les sourcils alors qu’il ne comprenait pas la question de Willem. Pourquoi aurait-il mis un quelconque répulsif sur sa voiture. Elle était si mal en point qu’une famille d’opossums risquaient d’y faire un nid? Parce que ce n’était définitivement pas des risques de se la faire voler dont il pouvait être question.

Ce fut au tour de Willem de prendre un air piteux alors qu’il précisait sa question. L’espace d’un instant, Alex ne comprit pas.  Il fronça ensuite les sourcils pour réaliser que sa nervosité lui avait fait rater l’aura du loup-garou, pourtant aussi évidente que le nez au milieu de la face. Un "Oh!" surpris plus tard, le druide réalisa ce qu’impliquait la question et prit un air renfrogné.

- Non! Pourquoi j’aurais fait ça? J’ai l’air d’un malade? s’insurgea-t-il en exagérant vaguement l’outrage qu’il ressentait.

- Désolé, se reprit-il. S’il y avait un répulsif, je ne pourrais pas embarquer la moitié de mes amis. Et Alessandro n’aurait pas eu l’occasion de souligner gentiment que le disque avant droit était fini et que je risquais de perdre mes roues à tout moment.  Il m’a aussi conseillé de te dire que le moteur pousse un cri d’agonie. Je pense que ça l’amuse de me comparer à un tortionnaire de chars, sinon un bourreau carrément.

Amaro n’avait évidemment pas souligner l’absence de rouille sur la carrosserie. Ce n’était pas clair pourquoi, mais Gabriel avait toujours insisté pour que les traitements antirouilles soient suivis religieusement, tout comme le remplacement des pneus et des essuie-glaces.

- Je n’ai pas eu énormément de temps libre pour m’en occuper, dernièrement, et je n’ai pas la même sensibilité qu’Amaro envers les petits sons qui trahissent le besoin d’intervenir.

Inutile de chercher à comprendre pourquoi Alex tentait de se justifier, c’était simplement dans sa nature. Il avait d’autres qualités que celle-ci ou même que celles dont il manquait apparemment et qui faisait de lui un piètre propriétaire de véhicule de promenade.  

Ce mec était doué. Il avait réussi à désamorcer les angoisses d’Alex en quelques commentaires bien placés et avait rassuré le laborantin à savoir qu’il n’était ni aussi diabolique ni aussi indigne que l’on avait voulu le lui faire croire. L’air austère, le druide observait le loup-garou qui prenait place, vérifiait diverses choses, en testait d’autres, usant manifestement de plus que sa seule vue pour juger de l’état de la bagnole. Les sourcils froncés, Alex attendait avec appréhension un jugement. Sans être nerveux, toutefois, au point de se mâcher l’intérieur des joues, ou de se ronger les ongles.

Invité à prendre place côté passager, Alex contourna la voiture et s’installa sur ce siège qui lui offrait une perspective étrangement différente de son automobile. Le coeur d’Alex se serra au freinage, manquant certainement un battement, et il comprit mieux l’impression d’Alessandro de courir vers son trépas. Sans le contrôle des pédales et du volant, on avait effectivement cette étrange impression d’accélérer plutôt que de ralentir. Willem sembla également surpris, à en juger par son exclamation, qui fut heureusement suivie dans l’immédiat par un prognostique qui semblait vouloir donner raison au sicilien – pour autant que le canadien puisse en juger de ce vocabulaire qui sortait de son jargon usuel.  La traduction fut plus claire et Alex se contenta de pincer les lèvres en pensant aux dérapages contrôlés de ces films de bagnoles. C’était donc ce qu’il risquait de lui arriver, à la différence de l’intention du pilote. Heureusement, bien qu’il ne respectât pas toujours les limites, Alex n’était pas du genre à courser non plus.

Bien que cela lui fit chaud au coeur d’entendre quelqu’un partager sa philosophie selon laquelle vieux ne devait pas rimer avec poubelle, Alex devait s’avouer déçu. Réparer des freins lui coûterait certainement quelques heures de temps supplémentaire à l’hôpital. Il espérait pouvoir les effectuer le dimanche, la prime étant plus élevée, mais savait très bien Macklin capable de le lui refuser simplement par misanthropie pure et simple.

Willem changea légèrement de ton, se montra plus réconfortant alors qu’il comparait la Tercel à une vieille dame respectable.  Immédiatement, Alex s’imagina ces vieilles Anglaises pincées, avec leur nez fin, surmontées de lunettes en demi-lunes, et coiffées de vastes chapeaux excentriques.

- Ta vieille damoiselle à toi, elle a un nom? s’enquit Alex, soudainement enclin à baptiser sa Tercel d’un nom de dame respectable.

Le diagnostique se poursuivit, beaucoup plus léger ce qui donnait l’impression au laborantin que ces nouveaux soucis n’étaient que trois fois rien – en terme de réparation, du moins – et Alex se défendit à ce qu’il perçut comme une accusation, alors qu’il s’agissait probablement d’une simple observation.

- Ni mon job à temps partiel ici, ni celui à l’hôpital n’inclut la couverture dentaire. Je préfère sauter un rendez-vous mécano de temps en temps et m’assurer de pas perdre mes dents précocement.

Imitant l’expert, Alex ressortit de la voiture et se pencha au-dessus du moteur en observant des gestes qui lui étaient aussi étrangers que ceux qu’il effectuait en laboratoire pouvaient l’être pour un observateur lambda. Willem aborda alors le nœud du sujet : les coûts, la durée et toutes ces merveilles dont Alex ne se souciait pas suffisamment pour faire autre chose que d’approuver sans tenter de négocier. Après, il se demanderait pourquoi son compte de banque coulait comme une baignoire sans bouchon… Il se contenta donc d’hocher la tête à la liste de réparations et pièces à remplacer que déclinait l’alpha : après tout, c’était lui qui s’y connaissait. Les joues légèrement rubescentes au compliment sur la carrosserie, ce qu’il savait être ridicule de sa part, Alex se contenta d’acquiescer.

- Ça me semble honnête. Je serait capable de me débrouiller sans... Et si tu veux t’en occuper un jour de week-end, ça me fera plaisir de te donner un coup de main. Un samedi, de préférence. Après, je veux pas non plus être dans tes pattes.

S’il n’y connaissait rien, c’était d’autant plus la raison pour laquelle il avait offert d’aider : le druide faisait partie de cette catégorie de gens étranges qui aiment toujours apprendre quelque chose de nouveau, sans jamais devenir experts – ou bons, qu’on se le dise – dans un domaine spécifique. Puis, même si l’aura lupine de Willem était environ aussi puissante que celle de Derek, elle semblait également plus paisible, ou alors ce n’était pas leurs auras mais leurs tempéraments qu’Alex analysait ainsi. Tout sourire, l’assistant de laboratoire tendit la main au professeur lorsqu’ils se mirent d’accord sur une date.

***

Au jour convenu, Alex se présenta donc à l’adresse fournie par le professeur et alla se garer selon ses indications, le saluant au passage. La mine légèrement fripée par la fatigue, Alex sortit néanmoins un pack de douze bières du coffre arrière, un sourire aux lèvres. Il était arrêté au guichet automatique sur la route et s’était assuré de retirer suffisamment d’argent pour pouvoir laisser un pourboire au volontaire, le cas échéant. C’était le genre de situations dans lesquelles il n’était jamais certain de la marche à suivre, hors des cadres normés et balisés des commerces et autres entreprises de services.

Un peu maladroitement, et certainement un peu brusquement pour un homme qui venait d’arriver et qui était globalement un total étranger, Alex posa à Willem une question de but en blanc.

- Je savais pas qu’Alessandro connaissait un alpha. Je… il est réfractaire à rejoindre ta meute? Enfin... Une meute en général?

C’était une interrogation qui lui avait creusé les méninges depuis leur précédente rencontre. Certes, Alessandro avait déjà sa Famiglia, mais le druide ne savait pas s’il s’agissait d’une substitution satisfaisante, ou efficace. Il lui semblait surtout que le mafieux refusait à sa facette lupine tout ce qu’elle aurait pu lui réclamer : un brin de liberté, une meute, une ancre. Un équilibre sain, en somme.
Certes, il serait certainement plus efficace d’aborder le sujet avec le principal intéressé lors de leurs rencontres non-émissariales, toutefois, Alex craignait de heurter l’homme qui s’efforçait de se montrer amical envers lui. Chaque fois qu’il s’était répété mentalement les questions qu’il pourrait poser à Amaro, il s’était senti trop moralisateur, ou empli de jugement, et il n’avait pas envie de se faire envoyer bouler sous prétexte qu’il ne se mêlait pas de ses affaires.

Willem semblait être un adulte raisonnable, et Alex en était venu à la conclusion qu’une petite discussion avec lui pourrait l’éclairer sur la façon d’aborder le sujet avec Alessandro sans raviver les braises de leur inimitié.

- Parfois, j’ai l’impression qu’il fait tout pour museler sa nature lupine, et je ne sais pas comment aborder le sujet avec lui sans risquer de me faire rabrouer. T’es son ami... Il le connaissait donc forcément mieux qu’Alex. Du moins, sous cet angle.

Le laborantin n’était pas certain d’où lui était venue la fougue de poser une telle question, mais il ne le regrettait pas. Les réponses de Willem rassurait Alex quant à la vision qu’il avait du sicilien : elles étaient plutôt similaires. Il était vrai que Alessandro était un oméga qui agissait et vivait davantage comme un alpha, et que son tempérament ne lui permettrait pas de rester reléguer au rang de bêta. Sans que Willem n’ait à le dire, Alex se douta que d’accepter Alessandro dans une meute signifiait que l’alpha en question était prêt à être défié ou comptait bientôt laisser sa place pour un très long repos.

- Son milieu lui a appris à ne faire confiance en personnel. Or, un loup s’appuie sur ses congénères, là est son souci principal.
- Exactement!
- C’est un maniaque du contrôle et hors le loup a besoin d’espace pour rester serein. Et il a du mal à trouver une ancre, il en change comme de chemise ou presque.
- J’suis sa dernière chemise! rigola le druide.  
Suivant cette comparaison et les goûts de luxe du mafieux, Alex devrait sans doute y voir un compliment. Ils s’étaient entendus dès le départ sur le caractère temporaire de leur arrangement, le temps que l’italien n’apprenne à se trouver une ancre interne ou quelque chose de similaire qui lui permettrait de ne pas avoir besoin de s’ancrer à autrui.

Le canadien observa la grange modifiée en atelier de garage, les yeux ébahis. Il laissa faire Willem, qui agissait forcément en toute connaissance de cause. Il écoutait les analyses du professeur sur leur connaissance commune. Willem semblait être définitivement meilleur pour lire les gens qu’Alex ne pourrait jamais espérer l’être. Si son esprit contenait effectivement une mosaïque de traits, représentant Amaro, qui incluait ceux énoncés par l’alpha, Alex aurait été bien en mal de décrire qui que ce soit de la même manière que le faisait le mécanicien. Était-ce par paresse intellectuelle ou sérieusement par une espèce d’incapacité à trouver le juste mot pour décrire autrui; une impossibilité de s’en faire un portrait juste, ou d’avoir confiance en ce portrait qu’il se faisait des gens?

- J’pense pas que qui que ce soit pense spontanément à me décrire comme patient...

Ce commentaire, autant un aveu qu’une réflexion toute personnelle, venait ouvrir une nouvelle fenêtre sur la relation qui existait entre les deux Al’. Si, effectivement, aucun d’eux n’était capable de faire preuve de suffisamment de patience envers l’autre, et que l’on en croyait le théorème de Willem, il n’était pas étonnant qu’ils passent leur temps à se crêper le chignon.

Alors que Willem tapait sous la voiture, Alex se renfrogna, réfléchissant aux propos balancés ainsi par celui qui s’occupait de sa Tercel pour lui. Alex était-il opiniâtre et intelligent? Intelligent, malgré toute l’humilité dont il voudrait faire preuve, il savait que si. Cela expliquait-il pourquoi ils finissaient toujours par se recroiser et s’appuyer l’un sur l’autre malgré leurs années d’inimitié ouverte? Inimitié qu’il avait d’ailleurs potentiellement nourri seul, si le mafieux l’appréciait véritablement. Les sourcils froncés, Alex n’était pas prêt à regretter sa méfiance pour l’ex-bully, mais pouvait admettre qu’il était prêt à changer l’éclairage sous lequel il jugerait du sicilien.

Alex haussa toutefois un sourcil. Pourquoi ne serait-il pas sincère dans son aide? Il n’avait rien à perdre et risquait principalement seulement quelques griffures, pour potentiellement rendre la créature plus tranquille. Son sourcil se hissa ensuite. S’il n’était pas là pour juger de la situation, Alex n’en était pas moins étonné que la victime d’une attaque plaide coupable. Et puis, non seulement ne comptait-il jamais avoir la vie d’Alessandro entre ses mains, Alex réalisait également que, si Willem avait été attaqué, le canadien risquait probablement davantage que des écorchures.

L’attention du canadien revint sur le plancher des vaches avec le nouveau diagnostic de sa voiture. Malgré tous ses efforts d’attention, Alex ne semblait destiné à comprendre qu’à moitié ce que lui disait l’alpha. Derrière le volant, il joua du mollet pour appuyé sur les freins puis les relâcher, suivant les instructions de l’expert. Intrigué davantage qu’inquiet, Alex cessa sa manœuvre lorsqu’il vit Willem ressortir de sous la voiture, déjà barbouillé de saletés.  Les explications du loup-garou ne se firent pas attendre et, cette fois, Alex comprit aisément. Le vide ne pouvait se faire aussi facilement sans entrée d’air! Le druide leva le pouce et reprit son manège au signal du garagiste.  Lorsqu’il eut son congé, il alla rejoindre Willem.

- Et euhm… c’est quoi un maître-cylindre, du coup?

Alex eut droit à une explication complète. Il n’était pas certain de reconnaître la pièce si on lui demandait d’en récupérer à la casse, ou de se souvenir du nom dans quelques semaines, mais il avait compris l’utilité du morceau et le principe derrière. Ça ne devrait pas être suffisant pour le moment?  Cela faisait beaucoup d’informations pour celui qui était habitué de gérer le microscopique. À l’invitation à rester manger, Alex rougit et se mordit l’intérieur de la lèvre inférieure. Il aurait peut-être dû demander le déroulement de la journée pour s’éviter la surprise de devoir choisir entre s’imposer pour le repas ou refuser l’hospitalité sous prétexte qu’il avait déjà son propre lunch quelque part dans un sac dans le coffre arrière. D’ailleurs, c’était également là que se trouvait la clé en croix. Lorsqu’il émergea, triomphant, du coffre, les joues toujours rosies.

- Je m’étais emmené un sandwich, et je ne comptais pas vraiment boire. Ou alors pas plus d’une bière, commenta-t-il sur un ton d’excuses.

Pour éviter de se perdre en davantage d’explications et de confondre Willem avec ses excuses maladroites, Alex décida de se cacher de l’autre côté de la bagnole et d’entreprendre de démonter la première roue.

***

Alex cogna sa bouteille contre celle de Willem, puis il essuya de son autre avant-bras la sueur qui perlait sur son front. Il n’avait évidemment pas su résister bien longtemps à l’appel de la bière et, confortablement écrasé – on ne pouvait honnêtement appeler cette position "assise" – il profitait de cette pause dûment méritée.

- J’ai jamais participé à un baptême de voiture. Tu pourras me guider avec ça, quand on aura terminé? C’est comme un bateau? J’ai pas de champagne chez moi!  J’ai pensé à son nom, aussi. Je pourrais l’appeler Betsy, comme ma grand-mère.

Parce que Terry, ça ne faisait ni original pour une Tercel, ni un bon nom de damoiselle âgée. Alors que Betsy serait un doux hommage. Le biochimiste se souvint ensuite de quelque chose que Willem lui avait dit dans la cour du lycée.

- Tu m'as toujours pas dit qui je suis en fonction de ce que je conduis!

Probablement un truc du genre étudiant, économe, conventionnel. Rien qui ne sorte de l'ordinaire comme l'impala de Willem ou la Camaro de Derek, et cela ne déplaisait pas forcément au châtain.

L’air heureux, Alex trinquait, buvait, partageait, déblatérait, et écoutait. Un sourire espiègle en travers de la mâchoire, il se dit bien que c’était le boulot de Willem de transcender la ferraille sur roue dans l’esprit du druide, et de métamorphoser la Tercel en Betsy. La grange était en ce sens une chrysalide métaphorique. Après, c’était aussi le test ultime pour savoir si Alex avait bien interné les enseignements maternels sur le matérialisme ou si, au contraire, il s’était créé un lien affectif, au cours des dernières années, entre sa fidèle monture et lui-même. Si ce lien supposé se révélait faux, Alex avait fort à parier qu’il aurait oublié le baptême dans une quinzaine. Il ne perdait rien à tenter, se disait-il.

Baby, Bibiche, Betsy.  Immédiatement, les méninges d’Alex se mirent à tourner à toute vitesse et il ouvrit succinctement la bouche, prêt à partager la grande révélation qui venait de lui traverser l’esprit.  Il s’abstint toutefois, le regard pétillant et la bouche toujours à demi entrouverte, alors qu’il se demandait à quel point le prof de SVT l’aurait pris pour un taré s’il avait mentionné les similitudes entre les noms, au-delà de leur caractère féminin et de leur B initial…  Le druide opta plutôt pour un changement de sujet tactique, qui venait également assouvir sa curiosité.

Loin de se douter des efforts de diplomatie de son hôte, et convaincu d’être capable de regarder la Vérité à l’oeil nu, il laissa à l’alpha le temps de cogiter un peu, et suivit ses analyses avec intérêt. Malgré le faible rosissement de ses joues à la mention du manque d’amour dont la bête à roues avait fait les frais, il conserva son sourire mutin.

- Le choc quand j’ai plus été couvert par les assurances de ma mère. J’étais pas près à ça! dramatisa-t-il pour alléger l’ambiance pourtant déjà sereine.

Le laborantin hocha de la tête, en total accord avec le caractère anonyme de sa voiture.  Quelques années auparavant, avant qu’elle ne devienne l’une des rares survivantes de son espèce, il lui arrivait fréquemment de se tromper de véhicule lorsqu’il la cherchait dans les stationnements publics. Il avait même dû développer une stratégie à base de mémorisation de sa plaque d’immatriculation et d’approche permettant de la voir. C’était avant la multiplication des VUS qui avait infecté jusqu’à la pourtant verte et paisible Côte Ouest. Willem n’avait certainement pas besoin de ce genre de considérations avec Baby.

Avisant la bouteille vide de l’enseignant, Alex lui en décapsula une seconde et, se disant qu’il avait déjà failli à sa promesse, s’en servit également une autre. Il lâcha une œillade sceptique en direction du loup-garou. À quel point avait-il pu déjà jauger, avant même de voir la voiture, certaines de ces caractéristiques chez son pilote? Croiser parfois l’assistant de Mafdet dans les couloirs du lycée suffisait-il à deviner qu’Alex recherchait la discrétion? Son mode vestimentaire trahissait-il l’importance qu’il accordait effectivement aux bien matériels? Des impressions que venait aisément corroborer l’état de la bagnole.

Rien de surprenant, essentiellement, à ce qu’un scientifique, ancien nerd réservé, et un druide de surcroît, ne cherche pas à être sous les feux des projecteurs, ou même à se distinguer outre mesure de la masse. S’y fondre avait même longtemps été sa stratégie de prédilection, et le rassurait toujours. D’un haussement de sourcil, Alex s’interrogea sur ses intentions. Évidemment qu’il ne souhaitait pas conduire un tacot qui ne tiendrait que par la rouille -n’était-ce pas le cas de tous?-, mais qu’il n’avait jamais eu l’intérêt requis pour acquérir suffisamment de connaissances sur la mécanique et l’entretien correct d’une automobile. Encore moins comment la chouchouter.

Le druide voulut s’opposer, renier non pas son humilité, bien qu’il questionna également cette flatterie, mais de ne pas avoir besoin de se prouver. Lui avait l’impression inverse, qu’il tentait toujours de se montrer à son meilleur, de faire de son mieux, d’être à la hauteur d’attentes dont il ne savait plus ni de qui ni d’où elles émanaient.  La bouche déjà ouverte, il ne dit pourtant rien de tel, s’étranglant plutôt dans son rire à la mention de leur italien en commun.

- Va jamais lui dire ça! Je pense que je l’ai déjà froissé en disant qu’on était toujours pas amis. J’ai juste besoin de temps. Je me lie pas aux gens en claquant des doigts.

Pourtant, il était là, à partager une deuxième bière avec un professeur auquel il n’avait jamais vraiment adressé la parole encore dix jours auparavant. Soudainement attristé de s’être lui-même rappelé qu’il avait blessé cette personne étrange à ses yeux qu’était le mafieux : un humain pourtant normal, au final, avec ses qualités et ses vulnérabilités. Le plus déstabilisant était probablement de constater qu’Alessandro désirait cette amitié hors de tout profit. Certes, il avait accès aux expertises de l’ermite, mais Alex avait l’impression que ce n’était qu’un bénéfice marginal. Pourquoi l’opinion du châtain importerait-elle autant à celui qui conduisait une voiture à rendre n’importe qui jaloux? Il devrait d’ailleurs lui revenir sur cette deuxième expertise qu’il avait requise du biochimiste, avant qu’un autre ne soit kidnappé. Ou pire. Bien pire…

Willem poursuivait, remettant en question, au passage, les qualités d’asocial reclus au fond des bois qu’Alex associait à sa personne. C’était vrai qu’il n’avait pas fait de scène pour aller cogner à la porte de Willem, et qu’il n’avait pas eu de mal à se faire une place auprès de ses collègues de l’hôpital. Il n’était peut-être simplement pas du style à courir les nouvelles rencontres, sans que cela ne fasse de lui un sauvage pour autant. Puis vint ce qui semblait être l’ultime flagornerie. Alex n’était pas du genre à aboyer sans mordre ensuite. Peut-être bien…

En tout cas, si Willem en avait un jour marre de l’enseignement, il pourrait toujours se recycler en diseur de bonne aventure.  Certes, devoir se rendre à la voiture de chacun était moins commode que de trimballer une boule en verre sur soi, mais il y avait fort à parier qu’il y aurait également un public pour cela.

Alex vit avec surprise Willem se préparer à reprendre «déjà» le travail. Il n’avait pas vu le temps passer et, ne sachant que faire dans son moment de panique, engouffra ce qu’il restait du liquide ambré. Pendant ce temps, il se laissa accuser de manquer de fun. Après avoir essuyé ses lèvres du dos du pouce, il rétorqua, les yeux plissés d’avoir retrouvé son humeur joueuse.

- Je préfère encore être un peu drabe* que de finir à la morgue parce qu’un truc sur mon rétroviseur m’a déconcentré.

L’autocollant n’était pas une mauvaise idée en soi, mais il ne saurait sur quel thème ou quelle idée jeter son dévolu.  Sans négliger que cela risquait d’attirer l’attention sur sa voiture et donc sur lui. Alex voulait bien recommencer le travail, mais il devait d’abord demander les directions pour…
- Les toilettes? rougit-il.

***

Alex avait découvert avec délectation qu’il y avait quelque chose d’agréable dans le fait de se laisser aller à relâcher ses scrupules. Une fois n’était pas coutume, il s’était donc retrouvé les mains sales, les doigts recouverts de cambouis, à moins que ce corps gras ait eu un autre nom. S’il s’était bien abstenu de comparer la mécanique aux réparation et à l’entretien qu’il était appelé à effectuer en laboratoire. Les outils n’étaient pas du même calibre, et la précision, sinon la douceur, était d’autant plus de mise dans ce milieu aseptisé. Trop de force pouvait rapidement découler en quelques milliers de dollars. Pas étonnant que les laborantins ne soient que rarement du type à faire les jars.

- Tu as appris tout ça par toi-même ou tu as suivi un cours?

Peut-être un apprentissage par mentorat, sinon. Dans tous les cas, cela laissait croire que Willem n’était pas du genre à rester oisif bien longtemps. Maintenant, il était pris à joindre ses deux activités en enseignant les bases de la mécanique automobile à Alex.  Le druide avait poussé l’audace jusqu’à insister pour en faire autant que possible lui-même. Il se redressa au-dessus du moteur et laissa de la place à Willem pour qu’il vérifie que le manitobain avait bien suivi ses instructions.

Il souffla un coup, heureux de profiter de la fraîcheur fournie par la grange, et laissa Willem effectuer son inspection. Alex en profita pour observer une fois encore le matériel et les outils qui étaient suspendus aux murs ou rangés à divers endroits. Tout semblait avoir un endroit désigné et ce type d’organisation plaisait à Alex.

Le biochimiste avait l’impression d’avoir monopoliser leurs échanges et il désirait rendre la politesse à son hôte, mais ne savait pas quel sujet aborder. Trop souvent avait-il posé une question qu’il avait crue anodine pour réaliser qu’il avait plutôt posé les pieds dans une trappe.  Il se lança tout de même.

- Tu te plais au lycée? Ça a l’air d’être naturel pour toi d’enseigner...

Après, Beacon Hill était un lycée particulier, digne d’une ville tout aussi particulière.  Il était certain que n’importe quel autre lycée où le professeur avait pu se trouver ne devait pas être aussi décalé. On aimait ou on détestait...

*:

Pris en embuscade à peine entré dans la maison, Alex bredouilla et hésita en se creusant les méninges. Il n’était pas un spécialiste de la cuisine levantine – c’était bien ce dont il s’agissait? Un plat du croissant fertile, à manger accompagné de kebabs ou de falafels, non? - et avoua finalement à Madison qu’il ne connaissait pas cet aliment.

Le laborantin se nettoya consciencieusement les mains, à son habitude, avant de ressortir les noircir sous les directives de Willem. Moins intimidé par cet étranger qui en était de moins en moins un, Alex avait relancé la conversation avec naturel, et écoutait les informations fournies par Willem avec un intérêt non feint.

Alex se vit ébranlé dans sa certitude que les derniers nomades d’Amérique du Nord avaient été cloîtrés dans des réserves quelques décennies plus tôt. Il savait que de telles populations existaient ailleurs dans le monde, y compris en Europe – bien que sa conception de ceux-ci soit probablement un brin trop directement inspirée d’Esmeralda et de son Quasimodo. Aux États-Unis? Au Canada? Il était persuadé que l’occidentalisation de masse, d’un océan à l’autre, avait effacé entièrement ce mode de vie.  Sauf que, à première vue, Willem était plus pâle que ce que le nomadisme évoquait à l’esprit de celui qui avait vu le jour à l’est de la Rivière Rouge.

Le châtain saisit à son tour la clé et, d’abord délicatement, pour mesure le geste et s’y habituer, répéta l’exemple que Willem lui avait donné. Concentré sur sa tâche, il parvint à ne penser à rien d’autre pour près de dix secondes!  Puis il se rappela d’un oncle dont Jenny lui avait fait mention lorsqu’il était passé dans la région. Il avait vendu sa maison pour se procurer un véhicule récréatif. Avec sa nouvelle épouse, ils passaient quelques semaines, ou quelques mois, à un endroit, puis un autre.

La nature avait horreur du vide, comme le rappelait souvent Gabriel, et il n’était donc pas surprenant, dans cette optique, que parmi les colons, certains aient entrepris de sillonner les routes. Le druide songea à demander ce qui avait pousser la meute de Willem à se fixer à Beacon Hills, mais quelque chose entre l’utilisation du mot tribu, un peu plus tôt, et les présences régulières qu’il devinait l’en empêcha. Peut-être commençait-il à développer un instinct de survie sociale qui l’empêcherait de poser les pieds dans les plats. Dans tous les cas, il soupira avec empathie lorsque le loup-garou s’avoua inutile face à la modernité. Ce n’était certainement pas pour déplaire aux industries automobiles que de limiter le champ d’action des individus pour qu’ils n’aient pas d’autres choix que de se tourner vers des professionnels, bien souvent leurs professionnels, et leurs poches creuses.

Il valait certainement mieux changer de sujet, et l’enthousiasme de Willem suffit à redonner la pêche à Alex, qui suivait le mécanicien comme une queue de veau. Direction : sous la voiture. Une réponse vint organiquement à la précédente interrogation, tue, du biochimiste. Il en perdit le sourire, inconfortable de comprendre l’hécatombe dont il était silencieusement mention. Comment pouvait-on rester aussi jovial après avoir perdu ce qui devait se chiffrer à environ un village de proches et visages familiers? Pourtant, Willem l’était, et glissait sur la suite pour raconter comment il avait dû se plier au carcan gouvernemental. Le sourire revint à Alex. Ça ne pouvait pas être toujours facile de réprimer sa nature, et la critique avait quelque chose de comique aux oreilles du canadien. C’était comme de dire que quelqu’un était trop sympathique.

- Ben, j’espère que tu offrais pas de la bière à tes élèves!

Bien qu’il était évident que Willem avait l’intelligence de ne pas se montrer aussi familier, Alex n’avait su retenir la blague.

***

- Déjà? s’exclama-t-il, confus, alors qu’il réalisait que son estomac criait effectivement famine.

Peut-être qu’il était plus doué de ses mains qu’il ne le croyait, ou encore que les tâches infinies que lui avaient données Gabriel avaient porté fruit. Peut-être encore qu’à force de se réfugier dans son rôle d’intellectuel pour un rien, et à conforter ainsi la vision que le monde et lui-même avait d’Alex Cormier, il avait omis d’explorer certaines possibilités dans la vie.  Le travail manuel dans son ensemble, par exemple. Le travail de laboratoire ne comptait pas dans cette catégorie, évidemment.

Alors qu’il frottait ses ongles contre le gras de son pouce, Alex acquiesça à la liste d’emplettes et tenta de la remémorer.  Il réalisait bien que sa méconnaissance de la nomenclature et, plus généralement, de la mécanique, serait certainement son plus grand obstacle pour tenter de se débrouiller entièrement seul. Il tenta de ne pas écornifler, mais jeta tout de même un coup d’oeil à la pièce attenante, qui semblait être en chantier pour le moment.

Nerveux de voir toute l’attention sur lui, Alex se servit un peu de tout en tentant de sourire, visiblement crispé. Viande, verdure et pâtes trouvèrent place dans son assiette.  Il espérait avoir pris des quantités qui ne seraient ni trop petites, et risquaient d’insulter la cuisinière, ni trop grosses, qui le ferait passer pour un goinfre manquant de savoir-vivre.

Lorsque Madison raccrocha, pour prendre Alex à partie sur l’incompétence d’une partie du personnel hospitalier, il rougit immédiatement, et tenta de s’en tirer sans se compromettre.

- Il y a des abrutis partout.

Il ne devait pas être très convainquant, puisque lui-même était persuadé que l’hôpital les attirait comme Beacon Hills attirait les surnaturels. Quand Willem souligna qu’ils travaillaient effectivement tous deux dans le même bâtiment, Madison et Alex, ce dernier ne put s’empêcher de se défendre, comme s’il avait été accusé de ne pas avoir reconnu l’infirmière, ou quelque chose du genre. Ce qui n’était évidemment pas le cas.

- On s’est probablement jamais vus. On est reclus, au labo! Ils aiment pas trop qu’on en sorte, je pense qu’ils craignent qu’on effraie les gens.

Il avait réalisé qu’il partait en paranoïa et avait tenté de s’en sortir en poussant l’humour. Bien que cela pouvait sembler évident pour l’assemblée, il se devait de le préciser.

- Je rigole. Les docteurs sont toujours heureux quand on va leur porter directement des dossiers. On a pensé se faire une équipe de foot et s’appeler Uber Lab. Comme Uber Eat...

Alex était-il déjà en train de se plaindre? Il était probablement mieux de manger. De toute façon, la permission tacite avait été donnée. Aussi piqua-t-il d’abord la viande de gibier, la porta à sa bouche et mastiqua sans problème la viande tendre, qu’il avala en grognant d’appréciation.

- C’est délicieux. Je pense pas avoir déjà mangé de lièvre.

Et il était hors de question que Crowley ne cuisine Civet. À moins que la fin du monde ne leur tombe sur la tête et qu’ils soient en train de mourir de faim… et encore, rien n’était moins sûr. Ensuite, Alex n’était pas son père, mais il valait certainement mieux malgré tout qu’il ne sache pas comment les Shepherd s’étaient procurés la bête.

Immédiatement mal à l’aise, Alex s’en voulut d’avoir fait une aussi mauvaise farce. Peut-être aurait-il dû pousser l’exagération jusqu’à mentionner qu’ils étaient menottés à leur paillasse?  Ou se taire, simplement, et se passer de se mettre les pieds dans les plats. Heureusement, la présence de la cuisinière suffit à déstresser le druide et le faire passer à la suite de la conversation sans que son cerveau ne colle comme un vieux tourne disque mal ajusté. Personne à cette table ne semblait être du genre susceptible, ou précieux, ce qui permettait de ne pas avoir à marcher sur des œufs. Cela restait un certain ajustement à faire, mais qui promettait d’aboutir à un résultat fort agréable, autour d’une tasse d’eau bouillante infusée à la bergamote.

Ce dont il ne se doutait pas en enfilant ses chaussures pour poursuivre son initiation à la mécanique c’était, globalement, tout : il n’avait pas la moindre idée de ce qui l’attendrait à la casse, outre de vagues images un peu clichées et probablement glanées au détour de quelques œuvres de fiction en tous genres, que ce soit de la bande dessinée ou du cinéma. Alex se contenta donc de suivre Willem dans ce dédale vaguement claustrophobique, sans trop savoir ce qu’ils faisaient là, ou plus précisément ce qu’ils cherchaient.  Il se sentait bien inutile, ainsi; outre trouver les cousines de Betsy, il ne saurait guère être d’un grand secours à son mécanicien en chef.

Trop occupé à observer autour de lui, le laborantin ne parvint même pas à identifier d’autres Tercel. C’était vrai qu’elles se fondaient bien dans la masse, il fallait l’avouer. L’excuse serait aisée, mais  la vérité tenait principalement à l’impression qu’avait Alex de se retrouver dans une espèce de  caverne d’Ali Baba, à ciel ouvert et steampunk.

D’autres pilleurs de tombeaux étaient déjà passés avant eux, et le duo dut s’avancer plus loin dans le royaume du ferrailleur.  Toujours aussi impressionné et prudent, le druide suivait les pas de son guide dans cette bulle de désolation grise et rouille. Un environnement qui n’avait rien à voir avec sa forêt si familière et qui, pourtant, ne lui inspirait pas le rejet auquel il se serait attendu. Alex observa Willem retirer les parties qui leur étaient d’intérêt, en se disant qu’au final, il travaillait avec des outils similaires lorsqu’il s’occupait de l’entretien du parc instrumental. Juste, le calibre était un brin plus délicat.

- C’est pas moi qui te contredirai,, sourit Alex, un peu gêné, aux explications du professeur. Il savait infiniment mieux que le druide de quoi il parlait, et avait la confiance absolue du laborantin.

Alex comprenait les avantages économiques autant qu’environnementaux inhérents à user de sa propre énergie et à se débrouiller soi-même pour bidouiller, recycler, arranger, revamper, réinventer ou réparer des objets inanimés, en récupérant des pièces toujours bonnes. Après tout, il appliquait lui-même cette philosophie, à son échelle et dans les domaines qu’il maîtrisait davantage. Il faudrait d’ailleurs que Jenny lui apprenne à coudre et repriser ses vêtements plutôt que de toujours le faire pour lui… Toutefois, il n’avait jamais vraiment fait de calculs, et il en tomba figurativement à la renverse lorsque Willem souligna la différence de prix entre ce qu’ils venaient d’aller cueillir, et ce qui se trouvait en magasin. Choqué, le scientifique ne put que s’exprimer par une série d’onomatopée de négation. Il y avait quelqu’un, quelque part, qui se moquait du bon peuple!

...

Bien caché derrière sa roue, Alex rougit sans vergogne lorsque l’enseignant lui offrit de dîner ensemble. C’était peut-être un peu con, mais Alex savait très bien que c’était l’une des manière les plus directes de manifester son appréciation, dans une relation amicale entre deux hommes. Pas d’hyperboles outrancières, de cris, de déclarations d’amour – ou d’amitié – inconditionnel : que du simple, du sobre, de la litote et de l’euphémisme. Ça avait le mérite de lui réchauffer le coeur et de coller un sourire authentique au visage de celui qui était plutôt solitaire à l’adolescence, pour quelques minutes du moins. N’ayant pas apprécié les amitiés toutes masculines, de types confrérie ou même bande de potes, cela semblait venir amplifier l’appréciation que l’intellectuel pouvait ressentir.

Il resta néanmoins concentré un instant sur les noix qu’il s’efforçait de serrer avec homogénéité.  Répéter les gestes qu’il venait de voir n’était pas si complexe, au final. Il donna un dernier coup de clé à douille sur la tête de chaque boulon afin de s’assurer de l’uniformité de la pression qu’il avait appliqué, puis il daigna répondre.

- Je mange pas souvent au lycée, mais ça me fera plaisir!

En vérité, comme il ne faisait que quelques heures de-ci de-là en tant qu’aide de laboratoire, avant ou après son boulot à l’hôpital, et se retrouvait souvent à manger un sandwich derrière le volant, pour maximiser le temps qu’il passait à être rémunéré. Ce n’était pas une habitude qui était saine, et elle ne l’enchantait guère, et il devait bien avouer qu’il ne cessait de remettre à plus tard le jour où il annoncerait à Mafdet qu’il ne comptait pas rester l’année suivante. Il valait mieux qu’il ne se retire avant que de tomber d’épuisement professionnel.  Il saurait s’arrangert avec cet argent en moins : sans devoir piocher dans ses économies, il pensait pouvoir simplement mettre moins d’argent de côté, temporairement. Ou ne plus du tout épargner. Dans tous les cas, il s’ajusterait.

Perdu à ses réflexions, Alex ne vit pas le temps passé, alors qu’il jonglait entre l’argent qu’il pourrait sauver en coupant dans son budget de sorties, et en pratiquant d’avantage ses propres réparations. C’était une véritable révélation que Willem lui avait faite.  S’il se limitait également dans la consommation de bière et de café, cela devrait également lui permettre de récupérer un peu d’argent. C’est avec des sous qu’on fait des piastres, comme le disait souvent Janet. Ensuite, s’il ne travaillait plus au lycée, Alex ne sentirait plus de pression en provenance de Macklyn pour qu’il n’aille au labo presque tous les weekends. Il pourrait tomber dans la rotation régulière des employés et donc avoir plus de temps pour profiter d’une vie sociale. Ou en développer une.

C’est donc légèrement surpris qu’Alex annonça qu’il avait terminé, et laissa au nomade le soin de vérifier son travail. Avant de se vanter de s’occuper de l’entretien et de la réparation des appareils à l’hôpital, avec l’un de ses collègues, il voulait s’assurer de ne pas avoir fait de bêtise : il aurait l’air bien niais, sinon!  Il se contenta d’éponger la sueur de son front en attendant le verdict.

...

Sur son siège, Alex appuya sur la pédale, tel que requis par son mentor. Il s’imaginait comprendre que la pression ainsi créer allait forcer le visqueux liquide à pénétrer le système de freinage. Il n’était simplement pas certain s’il s’agissait d’une pression positive ou négative, et donc d’un effet direct, ou de succion. Et il ne se risquerait pas à poser une question aussi bête : c’était une idée pour se faire révoquer son invitation au self!

L’étape suivante était de rouler lentement et freiner pour ajuster les niveaux. C’était compris! Avec enthousiasme, Alex tendit la main vers l’interrupteur en ressortant les clés de son jeans, lorsque l’annonce d’une nouvelle pause fut faite. Quelque interjections confuses plus tard et il ressortait du bolide en approuvant l’idée d’un rafraîchissement.

C’était peut-être parce qu’il possédait quelques  traits de caractère légèrement maniaques qu’Alex avait toujours eu de la difficulté à ne pas terminer quelque chose qu’il avait débuté.  C’était définitivement une caractéristique qui était appréciée, sinon louangée, sur le marché du travail : il était prêt à rester quelques minutes, ou heures, de plus, sans forcément déclarer ce temps supplémentaire, pour terminer un projet ou une analyse sur laquelle il travaillait. Même quand il était question de faire du ménage et de tout récurer à la brosse à dent, on ne pouvait nier que c’était apprécié. Par contre, lorsqu’il se mettait à obséder sur un pack de bière entamé, ou une pizza énorme dont il restait trois pointes, et ressentait ce besoin de les terminer, ce n’était pas fameux. Comment ne pas passer pour un goinfre ou un ivrogne dans ce cas?

L’infirmière les rejoint bien rapidement durant leur pause, un troisième verre à la main. Sirotant le breuvage maison, Alex et elle échangèrent des informations sur leurs jardins médicinaux respectifs. Gabriel avait tenu à ramener des espèces indigènes du Manitoba, puis du Vermont, à ses demeures ultérieures. Des plantes qu’il connaissait depuis son enfance, et dont son père lui avait appris les propriétés ancestrales que leurs ancêtres avaient découvertes. Des plantes sauvages qu’il avait dû domestiquer pour qu’elles puissent pousser dans ses divers jardins. Il avait appris à quelles étaient les symbiose à privilégié pour que l’achillée ou l’armoise perdure au climat humide de la côte est, puis à l’absence de neige californienne. Les prairies sauvages étaient un véritable garde-manger en plein air, doublé de la fonction apothicaire, et il n’était donc pas surprenant que Gabriel ait voulu ramener, ou a minima imiter, cette richesse où qu’il aille ensuite. Il avait même ramené quelques semences et plantules chez Michael, en Oregon. Pour sa part, la principale contribution d’Alex avait été d’ajouter un carré de trèfle, dans une boîte sertie de cage à poule, pour y faire paître Civet. Le druide jugea que, compte tenu du précédent repas, il devrait peut-être taire la nature de son animal de compagnie.

-Ça me ferait plaisir de faire des échanges, si ça vous intéresse. C’est la meilleure manière de s’enrichir mutuellement.

Pas monétairement, évidemment. La véritable richesse n’était pas là, et les Shepherd semblaient faire partie de ces trop rares personnes à l’avoir bien compris. Ensuite, c’était facile à prêcher, mais Alex ne courrait-il pas lui-même après le travail pour accumulé quelques dollars supplémentaires à la fin de chaque mois?  Le druide récupéra les trois verres et les ramena à l’évier de la cuisine. Ces gens étaient sympas et authentiques, ils parvenaient à Alex de se sentir chez lui alors que c’était la première fois qu’il mettait les pieds ici. C’était peut-être l’absence de jugements qui rendait leur maisonnée si accueillante. Tout comme elle permettait à l’alpha d’être un ami d’Alessandro.  C’était une leçon de laquelle le laborantin devrait probablement apprendre.  Après tout, il s’était promis de faire des efforts de gentillesse envers l’oméga et, pour l’instant, il devait bien avouer qu’il n’avait aucune raison de le regretter. Voir les gens en teintes de gris était certes plus difficile, mais également plus gratifiant. Il se lava une énième fois les mains avant de sortir – qu’avions-nous dit sur la maniaquerie? - et d’un grand sourire interpella le loup-garou.

-On y retourne? Les pressions s’équilibreront pas d’elles-mêmes!

...

L’ajustement n’avait pas été très long à faire, et ils revinrent installer Betsy au garage, le bidon un peu plus léger, lorsque Willem en donna le signal à Alex. Le temps avançait tout de même rapidement et le jour un tirerait éventuellement à sa fin. Le scientifique ne pourrait revenir pour le jour deux, mais il ne doutait pas que Willem sache se débrouiller sans lui. Il n’en était ressorti de l’habitacle que plus rapidement, désireux de faire autant que possible de sa journée.  L’optimisation était également un vice qui coulait dans ses veines. Puis, alors qu’ils venaient de replonger dans la mécanique, il repensa à autre chose. Le mécanicien semblait avoir une certaine sagesse et… son opinion serait aussi bonne que celle de n’importe qui d’autre.

-Dis, ça te manque jamais de savoir comment c’est d’être enivré? Ça doit faire bizarre, non, de voir l’effet de l’alcool sur les autres mais pas sur soi?

Ou peut-être que non. Après tout, Alex avait aussi ses propres expériences qui différaient de la masse, ou d’un certain nombre de gens. En tant que non-fumeur, par exemple, il ne comprenait pas l’addiction à la nicotine, sans en ressentir une grande curiosité. Peut-être que les clients d’Amaro étaient davantage du côté des lycanthropes mordus, qui avaient connu cette expérience, que de ceux nés ainsi.

La réponse, instantanée, de Willem, vint supporter l’hypothèse d’Alex. Ceux qui touchaient à la drogue d’Alessandro étaient probablement à la recherche d’une sensation qu’ils avaient connue dans leur vie antérieure. Après, cela restait une vague généralisation. Il y avait des curieux en toutes choses, sinon personne ne s’intoxiquerait volontairement une première fois. L’alpha apporta rapidement un bémol, admettant avoir eu un moment de faiblesse, et le druide se douta d’un incident tragique, sans oser pousser la curiosité et risquer ainsi de profaner la confiance qui résultait de cet aveu. S’il comprenait bien l’analogie, assez classique, avec la béquille, il ne pouvait s’empêcher de penser que cela pouvait avoir un réel intérêt, parfois. Comme une vraie béquille. C’était possiblement juste pour se donner une bonne conscience, mais il était convaincu que certaines personnes avaient effectivement besoin de ce petit coup de pouce pour sortir d’une coquille dans laquelle ils n’étaient pas forcément toujours à l’aise. Une coquille qui, à l’instar d’un plâtre à la jambe, se montrait restrictive. À l’inverse d’un plâtre, toutefois, ces gens se transformaient lentement en huîtres, avant de s’apercevoir qu’ils n’étaient devenu prisonniers d’eux-mêmes et du rôle qu’on leur avait assigné – et qu’ils avaient consenti à endosser, plus ou moins violemment. Le laborantin admettrait toutefois volontiers que la plupart des gens n’avaient pas besoin de cette béquille, mais aimaient tout de même s’en servir comme d’un joker pour agir n’importe comment.

Willem poursuivait sur la philosophie de sa meute, et cette fois ce fut Alex qui se montra envieux à leur égard. Ce qu’il aurait certainement nommé de la nonchalance, ou un je-m’en-foutisme équilibré. Ce qu’il donnerait pour se sentir libéré du constant jugement d’autrui. En ce moment même, son cerveau était partiellement occupé à se demander à quel point Willem pouvait trouver qu’Alex avait bu beaucoup, ou lorgnait trop du côté du pack de bière, ou qu’en savait-il encore? Il avait grandi dans un milieu où la réputation et les apparences étaient cruciales, et cela avait définitivement affecté son éducation. S’il tentait parfois, et souvent trop tard, de se débarrasser de ces pensées parasites, on ne pouvait pas réellement dire que c’était un succès. Le loup-garou apporta à la lumière un point auquel Alex n’aurait probablement pas réfléchi de lui-même en mentionnant que leur émancipation les mettaient souvent en marge de la société. Ce qu’Alex pouvait imaginer, n’était pas toujours facile à vivre.

Un adolescent passa près d’eux, causant une légère césure dans leur discussion. Le visage du garçon était vaguement familier, et Alex en conclut qu’il l’avait certainement vu au lycée. Il lui fallut une seconde supplémentaire pour le reconnaître et former le lien entre ce Tobias que Willem venait de mentionner et le jeune Shepherd dans le groupe de Mafdet. Le biochimiste suivit le lycéen du regard, avant de reporter son attention sur le prof de SVT, qui avait repris la parole. Le scientifique haussa les épaules. Malgré tout ce que Alex pouvait être et ce qu’il pouvait croire, Willem n’avait pas tort : le monde se porterait certainement un peu mieux sans ces artifices.  Alex haussa les épaules.

- Vaut mieux un vieux singe qu’un vieux grincheux.

Jamais Alex n’aurait cru un jour rencontrer un passionné de voiture qui ait également l’environnement à coeur. Jamais non plus n’aurait-il pensé prendre autant de plaisir à bidouiller de ses propres mains dans la charpente métallique de Betsy. Comme quoi, une fois de plus, il s’était prouvé que ses préjugés n’étaient que des barrières mentales à abattre; et il semblait y devenir doué. La cerise sur le sundae : Willem était d’une très agréable compagnie. Le genre de personne dont on avait envie de devenir l’ami. Ce qui était probablement un peu le problème d’Alex : malgré sa timidité, il désirait être en bons termes avec tout le monde, et il s’en faisait ainsi pour tout ce que ces potentiels amis pourraient penser de lui. Cela ne laissait pas beaucoup de manœuvre pour ce reste auquel le médiateur indiquait sans mot qu’il valait mieux ne pas accorder trop d’importance.

L’opinion de Willem était fort intéressante, et différait suffisamment de celle d’Alessandro pour nourrir les réflexions du druide et lui permettre de carburer un long moment là-dessus. Ils lui avaient offerts deux visions différentes de la sienne, et comme tous deux étaient surnaturels, il s’agissait également d’opinions mieux informées que celle que l’humain pouvait avoir. Il sortit son téléphone portable et pianota un instant dessus.

- Je vais marcher pour rentrer chez moi, ça me fera du bien comme je n’ai pas été courir ce matin.

Et il n’était pas vraiment habillé pour une balade dans les bois. Encore moins une course. Il envoya un court message à l’ours-garou pour lui faire part de ses plans de fin de journée – et savoir s’il y avait quelques restes qu’il pourrait réchauffer en arrivant à la cabane – et rangea le portable en marmonnant «Charlie, you’ve got mail ». Il réalisa un peu trop tard que cette habitude – un stratagème pour contrer les oublis du cuisinier qui laissait traîner son téléphone n’importe où, sur silencieux – risquait de le faire passer pour un hurluberlu aux yeux de celui qui venait de lui dire de ne pas se soucier de l’opinion d’autrui.

Écarlate, Alex tendit la main à son collègue. Il n’était généralement pas du genre à échanger ainsi des poignées de mains, mais il n’était définitivement pas non plus ce type de personne à s’épancher en se jetant dans les bras de tout le monde, ou à faire des checks comme s’ils venaient de remporter une victoire sportive. Alex était beaucoup trop timide et rigide pour ce type de manifestations ou de contacts, simplement. De toute façon, son visage présentement souriant était suffisamment expressif pour lui éviter de devoir recourir à ces démonstrations affectueuses.

- Merci pour tout. La discussion, le repas, les réparations et le mentorat. Et on se reparle bientôt au Self!