« J’espère bien que ce sera bon, vu combien c’était dispendieux ! »
Malgré les moqueries de ma sœur au bout du fil, je sais bien qu’elle ait déçue que je n’aie pas emprunter sa voie et sois devenu végétarien de conviction, plutôt que de restriction, comme cela avait jusqu’alors été le cas depuis mon arrivée dans cette bourgade. J’ai bien tenté à quelques reprises de cuisiner cette infecte viande du supermarché, sans parvenir à cacher l’horrible goût industriel de la pièce. Cette fois, j’ai pris la peine de me rendre chez un éleveur, en périphérie d’un bled à quelques dizaines de minutes au nord de Beacon Hills. L’homme était surpris de me voir chez lui et m’a fait visiter rapidement ses installations, avant de me diriger vers un abattoir "voisin", à un peu plus de deux kilomètres de là. C’est là que j’ai pu remplir "à la source" la glacière qui se trouve dans le coffre de ma voiture.
J’ai bien tenté de m’informer également à savoir si ils fournissaient une quelconque boucherie à Beacon Hills, mais cela n’est malheureusement pas le cas. Alors que je rentrais chez moi, les vitres baissées et mes verres fumés devant les yeux, j’ai décidé que ce manège n’en valait pas la peine : mon temps est trop précieux pour régulièrement devoir faire ces escapades à la recherche d’un peu de viande hors de prix.
Alice m’a téléphoné au moment où je passais le panneau souhaitant la bienvenue à Beacon Hills. Le temps de remonter les vitres et de diminuer la climatisation – pour qu’elle m’entende bien – et je décrochais. Nous nous sommes donc mis à discuter tranquillement pendant que la bourgade commençait à se dessiner. Je commence à croiser d’autres véhicules, sur la route alors que les railleries intercalées de nouvelles se poursuivent entre Alice et moi. Elle me parle une fois de plus de ce Caleb, un bêta de sa nouvelle meute. Je ralentis mon allure à l’approche d’un panneau d’arrêt et, ne voyant personne d’autre approcher l’intersection, j’appuie sur l’accélérateur avant d’avoir été entièrement immobilisée.
« Depuis quand tu te poses autant de questions, soeurette ? Invite-le simplement et… Merde! »
-C’est pas la police que j’entends ?
« À plus, Alice. Bises. »
Je raccroche en utilisant le bouton sur le volant de ma voiture et me range sur le côté de la route. Le camion qui me suivait, désormais sirène et gyrophares allumés, se révèle être une voiture fantôme et se gare devant moi. Je saisis les papiers dans ma boîte à gants. Agacé, je tapote le volant de ma Subaru avec l’anneau à mon auriculaire. Je remarque que l’agent de la paix qui sort du camion est une policière. Une jolie blonde, qui ne doit pas se laisser marcher sur les pieds, à en juger par son métier et sa voiture. Je décide de faire honneur à Angie et de mettre en pratique ses enseignements ; je ne m’attends pas à m’éviter une amende, mais simplement à adoucir l’expérience. Lorsque la policière arrive à ma hauteur, j’abaisse à nouveau ma vitre avant de couper le moteur, mon meilleur sourire charmeur au visage.
« Bonjour », dis-je posément. Il est inutile de se montrer inutilement impoli avec les forces de l’ordre, après tout.
Je ne fais aucune remarque sur sa nature lupine, pas plus qu’elle ne semble vouloir en faire sur la mienne. Cela me fait une belle jambe. Notre nature commune ne devrait pas servir d’échappatoire pour des bévues. Certainement pas des bévues aussi mineures. Le badge sur sa poitrine me confirme ce que son accent indiquait déjà : elle n’est pas californienne. Je ne suis pas suffisamment fou pour lui expliquer ce qu’est un arrêt californien*. Effronté, possiblement ; fou, non. Sans perdre de ma superbe, je me montre reconnaissant.
« J’ignorais que mon feu était brûlé, Agent Sandvik. Je vous remercie de votre diligence. Quant au stop, je comprends que vous ne faites que votre travail. »
D’autres auraient poussé leur chance en raillant qu’elle n’aurait pas besoin de se donner un tel prétexte pour obtenir leur numéro. Je ne suis pas aussi lourd et pompeux. Enfin, pas aujourd’hui. Je lui tends les documents qu’elle me réclame en reprenant parole.
« Ai-je besoin de retirer mes lunettes ? Je dois admettre que je préférerais les garder : vous êtes éblouissante. »
C’est niais, mais charmant plutôt que grosbil. Mieux encore, je sais ne pas avoir raté le moindre battement cardiaque. Je conserve mon sourire aguichant, et passe le coude par la fenêtre ouverte, décontracté.
- *:
https://www.urbandictionary.com/define.php?term=california%20stopTraduction libre : « Ne pas s’immobiliser entièrement à un panneau d’arrêt, ou le brûler carrément » ; stop américain, stop brûlé, etc