Ex malo bonum

La sentinelle s’avance dans la pièce centrale où je suis occupé avec Chad à l’inventaire de nos ressources et à leur gestion. Des gelées tardives brûlent les bourgeons des arbres fruitiers. Il faut minimiser les pertes, les fruits de ces arbres prennent une place importante dans notre alimentation. C’est un gage d’autonomie et de survie.

- Chad, organise la mise en place de brûlis pendant les nuits les plus fraîches. On teste une semaine. Si cela ne fonctionne pas, on tentera l’aspersion d’eau.
- Ça va nous coûter en combustible. Et l’aspersion, c’est jouer à quitte ou double. Maîtriser la surfusion demande un ensemble de facteurs précis. Nous n’avons que des pulvérisateurs manuels.

Pas un mot inutile, rien que du factuel. Chad a perdu sa joie de vivre en perdant son compagnon.

- Tu as raison, fils, mais nous n’avons pas le choix.
- Je propose que l’on traite le verger nord en aspersion, et celui plus au sud à la chaufferette.
- Sage idée. Utilisons des techniques propres à l’emplacement des terrains.

Je laisse Chad évaluer ce qu’il nous faut en matériel, combustible et main-d’œuvre et autorise la sentinelle à délivrer son message. Les braves ne m’interrompent pas lorsque je parle. Sauf urgence, évidemment.

- Miss Longuefeuille réclame une entrevue.

Je soupire. Cette femme a la volonté d’un bison et la langue acérée d’un corbeau. Cette ancienne avocate n’a pas oublié les ficelles de son métier. Elle sait plaider.

- Elle promet un troc équitable, Chef. Elle a mentionné un sarment de vigne, des pierres infernales et du houblon… Et plus si nécessaire.

L’espoir de mon brave quand il mentionne le houblon ne m’échappe pas. L’alcool fut l’une des raisons de la perte de mon peuple, il y a des siècles de cela. « L’eau-de-feu » ou toute boisson dépassant les 15 ° en volume est strictement interdite sur le territoire de la réserve depuis le début du XXe siècle. J’ai conservé cette loi sans difficulté après l’effondrement. Sans dire que l’ivresse est incompatible avec la fumerie des herbes qui nous servent à dissocier notre esprit pour rejoindre les oiseaux.

Les pommes étant trop précieuses à notre alimentation pour les transformer en cidre, la seule boisson festive que nous fabriquons est à base de raisin. Notre position un peu en hauteur, et donc plus fraîche qu’en plaine, ne nous permet pas d’obtenir un vin riche en saveur. Mais piquette ou pas, il a ses amateurs. L’opportunité de pouvoir fabriquer de la bière nous permettrait de changer de saveur et surtout d’orienter la consommation sur un degré moindre d’alcool.

Ce n’est pas tant lui céder quelques graines qui ne pousseront pas en plaine ou très mal qui me chagrine, mais le business qu’elle en ressortira. Evelyn Longuefeuille est devenue une botaniste réputée, mais c’est une véritable charogne en affaire. Faire de l’argent sur des besoins vitaux comme la santé n’est pas une pratique honorable. Seulement, on ne peut espérer mieux d’une ancienne avocate. Une profession plus souvent amenée à défendre un coupable qu’un innocent. Néanmoins, elle a quelque chose à offrir…

- Amène là au grand wigwam.

Spoiler:

Je regarde partir la sentinelle, puis me tourne vers mon petit-fils. Je lui explique les dispositions que je suis prêt à prendre pour la botaniste, ainsi que les restrictions. Les blancs ne comprennent pas notre culture. Ils nous prennent pour des junkies. Au tout début, seule la meute Hale connaissait notre secret par Chad. Puis Pierre Argent a saisi la capacité de certains de nos guerriers à dissocier leur esprit de leur corps et de ne faire qu’un avec les rapaces qui nichent dans nos falaises. Il a compris l'intérêt de garder ce secret pour lui. Une manière aussi de nous rendre redevable, même s'il n'a jamais usé de cet atout. Tous prêtent notre vigilance de territoire à des « techniques de sioux », alors que nous nous contentons de repérer les intrus depuis le ciel. Nous laissons les gens croire à tous les clichés qu'ils ont conservé sur notre peuple.

Je m’installe dans l’habitat typique de mon peuple, celui-là même qui servait d’attraction touristique avant le virus. Nous avons gardé nos maisons pour le confort de nos nuits. Mais sans électricité ni eau courante, elles ont perdu leur intérêt pour les activités de la journée qui se passent maintenant dans des constructions traditionnelles plus en adéquation avec ce Nouveau Monde.

J’ai allumé ma pipe. Chad arrive en même temps que la squaw. Il se contente de la saluer d’un hochement de tête avant de se faire oublier dans un coin du wigwam assis en tailleur sur une peau de chèvre. J’occupe un petit banc au fond de la structure. Devant moi, un foyer qui sera allumé à la nuit tombée. Au-delà, entre le cercle de feu et l’entrée, des nattes en roseau se disputent le sol avec des fourrures de chèvre. Quelques billots de bois font office de siège pour ceux dont les genoux ont du mal à les relever du sol. Je toise la peau blanche sans un mot, cherchant dans sa gestuelle ses réelles intentions. Le brave qui l’a guidée jusque-là lui montre un billot près du feu éteint et une peau. À elle de choisir où elle désire s’installer.

J’ai donné quelques ordres pour les travaux du verger. Je crains de ne pas pouvoir aider tant que la botaniste se trouve dans la réserve. Un brouillard blanc s’échappe de ma bouche tandis que je rejoins le cœur du village. L’air frais pique un peu. J’arrive au wigwam en même temps que la visiteuse. Je la connais surtout de vue, vue du ciel, de loin, de haut. Tandis qu’elle et ses concitoyens n’ont aucune conscience de ce regard aérien. Nous ne surveillons pas les emmurés, mais quand ils s’aventurent sur nos zones de chasses nous les voyons comme les garennes qui ne se méfient pas du danger qui vient du ciel.

Un hochement de tête en salut, je hausse les épaules légèrement en réponse à son relevé de sourcil interrogatif. Je ne suis pas le chef. De fait, je conserve une expression neutre.

Evelyn Longuefeuille fait profil bas, le regard collé au sol tandis qu’elle s’installe face au chef. Elle a choisi une position en tailleur sur une peau de chèvre à au petit tabouret. Ézéquiel use, sans même le vouloir, des méthodes de ces cabinets de recrutement qui jadis mettaient les candidats dans des situations de choix inconscients.

L’ex-avocate avait eu des velléités politiques avant la fin de l’Ancien Monde. Derek avait une fois évoqué sa demande de soutien pour conquérir la mairie. Mais l’ambitieuse a changé. Il n’en demeure pas moins ses compétences d’oratrice. Elle sait plaider sa cause et naviguer dans le sens du courant. Se taire aussi quand c’est nécessaire.

Je me fais oublier dans un coin sombre du wigwam. Mon poncho cache mes bras croisés, les mains plaquées sous mes aisselles pour les réchauffer. Pour économiser le bois, le foyer ne sera allumé qu’à la tombée de la nuit. Une vie spartiate à laquelle tous doivent s’adapter.

Le silence s’éternise. La botaniste retourne au chef son attitude régalienne. Ézéquiel cède le premier avec le salut solennel de la tribu. Le poing sur le cœur qui s’élève ensuite en feuille légère et volante. Le signe de l’oiseau qui s’envole, celui de la pureté du vol.

- Bien, crache le chef.

Tunkasina(*) se lance dans un long monologue dans lequel il rappelle nos origines, nos coutumes et surtout l’équilibre de vie qui a toujours été la nôtre. Pieux mensonges pour ce qui concerne la partie avant l’effondrement. Quand on connaît la déchéance de son peuple au contact de l’homme blanc et de son eau-de-feu. Ensuite, ce furent les indemnités versées par le gouvernement américain qui avaient engendré des générations de fainéants. C’est le culte du folklore local qui nous a sauvés, nous empêchant d’oublier les techniques de survie ancestrales. Manger avec ce que les cailloux où nous habitons veulent bien produire de vie.

- La flore et la faune vivent en harmonie, poursuit l’ancien. La cueillette ne se réduit pas aux connaissances agricoles ou d’agronomies. Nous avons aussi des terres sacrées où seuls les fils du vent initiés peuvent poser leur pas.

Ézéquiel se tape le torse, mettant la louve au défi d’entendre son cœur déraper. Il poursuit en indiquant les plantes qu’il lui autorise de cueillir, tait celles qu’il interdit, essentiellement les variétés qui nous permettent de dissocier notre esprit de nos corps. C’est là que je me dis que cela sent mauvais pour mon matricule.

- Chad, ici présent, se chargera de l’équité des échanges en fonction des saisons.

Je m’en sors pas trop mal.

- Il sera celui qui vous accompagnera à tout instant dans vos récoltes à l’intérieur de notre territoire. Vous devrez suivre ses indications. Toute désobéissance rompt cet accord.

Et merde ! À moi donc de faire le garde-chiourme, de l’éloigner des zones où on ne veut pas qu’elle fourre son nez. Des débats pesants en devenir. Même si ma peau s’est tannée avec cette vie rude, je n’ai rien de l’indien renfermé, un masque dont Ézéquiel abuse à souhait pour avoir la paix. J’ai juste l’air d’un type qui fume un peu trop les herbes qui font planer. Je n’aurais pas dépareillé dans une communauté des années soixante-dix. Du moins pour l’apparence. Beaucoup pensent que je suis un naïf, un fainéant et croient pouvoir annexer facilement le territoire des Kawaiisu à la mort d’Ézéquiel. Quand je lui succéderai. Seulement, les fils du ciel ont une réputation de junkies uniquement pour protéger leurs secrets. Notre air dolant n’est que l’expression d’une économie de mouvement, d’énergie et donc de nourriture. Mais il est plus plaisant à ceux de la plaine de nous trouver des tares qu’une attitude avisée.

Ézéquiel tape deux fois dans ses mains. L’une de mes tantes entre dans le wigwam avec une bouilloire fumante et un plateau garni de bols en bois. Un peu de chaleur sous la forme d’une tisane est la bienvenue. Je devance la méfiance de la louve :

- Thym, lavande et sirop d’érable, le mélange des saisons sujettes aux refroidissements des bronches.

Je suis le seul lycan de la tribu. La maladie s’abat ici comme sur ceux de la plaine. Tunkasina ne sera pas plus loquace, j'assume la suite de l'entretient.

- Je suis disposé à vous accompagner après cette collation. Vous me décrierez les plantes que vous cherchez. Je dois les connaître, mais sous leur nom Kawaiisu.

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