Le lac [FT Xander]

Alexander n’avait pas oublié l’escapade prévue avec son ami croquemort. Un moment d’oisiveté qui promettait de briser la monotonie du quotidien. Il avait toutefois des clients à voir, des enfants à tenter d’élever, et une terre à s’occuper. Jongler avec ses ambitions n’était déjà pas tous les jours facile quand il trimait barbes et potagers de l’aube à l’aurore, alors on ne pouvait qu’imaginer la pression supplémentaire que lui imposait sa journée amputée de quelques heures. Il n’était pas du genre à râler pour si peu : travailler dur était ce qui élevait le corps et nourrissait l’esprit. Ou l’inverse. Il semblerait bien qu’à aucune époque de sa vie il n’ait été doué pour se souvenir de ces expressions fixées dans le temps, un peu vides de sens et qui voulaient tout dire. Dans tous les cas, il ne craignait pas d’abattre l’ouvrage, et son aide de ferme lui était d’un excellent ressort à ce niveau.

Xander sortit de la petite cabane au fond de son terrain, cernée de pièges, où il frelatait son eau de vie.  Il s’essuya les mains sur le devant de son maillot de corps, sans s’arrêter, alors qu’il se dirigeait vers sa chaumière. Là-derrière, le bois à fendre pour le poêle l’attendait. Cecile lui avait bien dit que le porte-bûche se faisait vide. D’un geste habitué, au rythme presque aussi régulier que les berceuses que Jeanne avait jadis chantées à leurs enfants, le barbier abattait sa hache, lançait le bois fendu sur une pile que ses fistons auraient à corder bien assez rapidement, plaçait une nouvelle bûche, et recommençait.

« ‘sieur Cormier. J’ai terminé. »

Alexander se tourna vers son aide de ferme, qui ramenait une brouette pleine de cailloux dérochés. Le barbier souffla deux grands coups en s’épongeant le front de l’avant-bras. Ce type était un brave homme, mais s’il n’était pas le bougre le plus vif en ville, Alexander n’en viendrait jamais non plus à le comparer à l’adjoint du shériff. Surtout, Charlie avait été choisi par Hununpa. Sans tirer avantage des capacités que cela conférait au gaillard, l’apothicaire avait vu là un avantage bilatéral de l’héberger et de travailler ensemble. Au-delà de la protection mutuelle qu’ils se procuraient ainsi, le brave bougre lui servait également de baromètre surnaturel.

- Merci Crowley. Maintenant…
« J’voulais réparer l’poulailler, m’sieur. J’ai remarqué qu’il y a un jour à l’arrière. »
- Ouaip, sourit Xander. Parfois, il se demandait si le pauvre n’était pas plus futé qu’il n’y laissait voir. Surtout quand il semblait lire les pensées du Métis, comme maintenant. Ça n’était probablement que l’habitude de bosser ensemble, et un sens de l’observation que le débrouillard n’avait à envier à personne, rien de plus. L’aîné pinça le bout de sa moustache entre ses doigts, le temps de réfléchir.
- T’iras bûcher ensuite. Si qu’y a de bonnes essences, on les enverra au moulin.

L’entrepreneur avait une nouvelle idée en tête, qui risquait de plaire à son commensal. Il savait bien qu’il n’avait pas besoin de préciser à son employé de n’abattre que les arbres morts ou malades. Sans un mot de plus, l’un repartit vers la basse-cour et l’autre retourna à ses bûches. Alexander n’avait jamais questionné Crowley sur son passé, ou du moins pas avec suffisamment d’insistance pour que ce soit autre chose qu’un mystère. Il avait assumé que, comme la plupart des gens qui venaient ici, il désirait laisser quelque chose derrière lui. Que ce soit une fuite ou un renouveau n’était pas des affaires du barbier. Il se demandait toutefois régulièrement comment le gaillard ne s’était jamais trouvé une compagne. Il n’était pas laid homme, et bien des femmes se satisferaient sans problème de son manque de conversation. Peut-être que l’Hununpa choisissait simplement des esprits solitaires, et les vouaient à des choses plus grandes que de se mettre en ménage.

***

Xander soupira lourdement en saisissant sa chemise accrochée au volet de la fenêtre arrière, à quelques pas de la hache. Sitôt le dernier bouton passé en place, il se pencha pour saisir la caisse de bois qu’il venait de remplir. Guillaume et Jacques avait eu le malheur de traverser le champ de vision de leur géniteur, et avaient écopé de la corvée de corder le bois le long de la cabane.

- Y’a l’embaumeur qui est d’vant, annonça l’un d’eux en récupérant une brassée de bois.
- Y’a pas vos frères itout ? demanda le paternel, persuadé d’avoir reconnu le timbre de son aîné.

Un mensonge convainquant lui vint en guise de seule réponse. S’ils ne voulaient pas avoir Joe et Evard dans les pattes, c’était leur choix, après tout. Xander les laissa donc à leur sort et rentra dans sa demeure par la porte arrière. Porte qu’il referma du talon et alla déposer son fardeau près du porte-bûches.

- Tobi! salua-t-il son ami. À en juger par la tasse fumante dans ses mains, les jumeaux avaient tardé à lui transmettre la nouvelle de l’arrivée de leur visiteur. T’as pas attendu d’trop longtemps ?

Sans prendre la peine de relever qu’il avait interrompu une conversation, Xander alla s’asseoir en face de Tobias et craqua une allumette dans le fourneau de sa pipe. Il avait bien entendu quelques mots de l’échange qui avait précédé.

- J’vais pas décider pour toi si qu’tu vas sauter à l’eau, quand même charria-t-il le britannique.
- Ça, c’est l’pépère qui s’excuse d’avoir oublié.
- Fille, gronda doucement le père en tirant son tabac. Laisse les adultes jaser ensemble. Le sous-entendu était gros : si elle n’avait rien de pertinent à dire. Ou pire, si elle était pour se montrer impertinente.

Ne désirant pas presser son ami inutilement, Xander entama la conversation, le temps que l’infusion soit absorbée. Ses affaires étaient déjà prêtes, rassemblées dans une besace.

- Mary a aimé les poèmes ? s’enquit Alex sans tambours ni trompettes. Une brève inspiration vint du côté de Cec’, affairée à remplir le porte-bûche. Elle se releva aussitôt et interrogea d’un ton à la politesse soudainement très contrôlée.
- Vous écrivez d’la poésie, M’sieur Rapier ?

Alexander se retourna sur son siège pour dévisager sa fille, cherchant à comprendre si elle jouait la comédie ou si le fruit de son Amour avait réellement cette fibre romantique insoupçonnée. Après tout, Cecile avait le caractère fort et bien trempé de sa mère, mais ça n’était pas forcément incompatible avec un certain penchant pour la candeur frivole de son âge. Alexander devrait peut-être songer à moins taquiner sa fille, qu’il disait s’épivarder dès qu’elle parlait du moindre jeune homme. Si la jeune femme rêvait d’un jeune homme qui lui déclame de la poésie, elle méritait d’en trouver un. Il ne resterait qu’à lui souhaiter un mariage différent de celui de l’embaumeur.

Bien qu’il ait été dissimulé derrière un premier nuage de fumée, Xander s’efforça de rester impassible. Il ne voulait trahir sa pensée, car il savait que son ami ne visait pas à mal avec ses propos, mais la fierté de Cec’ l’inquiétait légèrement. Il ne voulait pas qu’elle oublie ses racines, et son identité. L’arracheur de dents ne savait pas si c’était lié avec l’altercation entre la prunelle de ses yeux et ce blanc-bec de Loxley. Si elle préférait désormais se montrer aussi blanche que blanche, sinon plus, et prouver que même ceux de leur sang savent faire preuve de ces civilités si chères à leurs cousins venus d’Europe. Certes, le Métis avait bien conscience que c’était cette flexibilité et cette manière de s’adapter qui leur avait valu à la fois leur survie, leur naissance et leur rejet. La vie n’était pas plus simple pour les fripons débrouillards que pour les saintes qui passaient tous leurs temps libres à commérer entre l’église et le presbytère.

Plutôt que les psaumes, ce sont d’autres vers qu’il devient question au sein de la petite assemblée. Alexander tenta d’accrocher le regard nocturne de son ami, afin d’y déceler un sous-entendu, une suite ou une chute à son histoire. Sans succès. Il aurait tout le temps, lors de leur balade d’investiguer le sujet, sans risquer de choquer les oreilles vierges de sa fille. Fille qui, tel que mentionné, semblait soudainement très intéressée par la conversation entre son père et son invité. Elle y alla même d’un compliment avec lequel le barbier ne pouvait qu’être en accord : souvent s’était-il demandé si tous les Britanniques avaient non seulement l’accent de son tendre ami, mais également le vocabulaire et cette aura de raffinement dès qu’il ouvre la bouche. Jamais n’avait-il fait une telle remarque à son ami, agissant comme s’il n’entendait pas la différence marquée de prononciation entre la verve distinguée de son ami et sa parlure de chanquier. Ça n’était pas, non plus, aujourd’hui qu’il ferait exception et s’ébahirait avec volubilité de la prestance du croquemort. Il était bien plus drôle de voir à quel point les joues de celui-ci pouvaient se colorer. Un rire gras suivit sa remarque, et Xander éteignit son tabac : il ne voulait pas trop longtemps astreindre ses réserves, ni son ami, à cette friandise. Et puis, s’il se trainait trop les pattes, il risquait d’être sorti de la pièce à coups de balais au fessier.

Le temps d’aller récupérer son sac, une petite malle et son fusil de traite, et Tobias attendait Xander par la porte de devant. Un sourire naquit aux lèvres du charlatan, qui attendit que son ami soit sorti pour donner les dernières indications à Cec’, dont les joues rosies ne présageait rien de bon.

- Va pas t’faire d’idées, c’est un homme marié. Cécile n’eut pas le temps d’entrouvrir les lèvres qu’un index menaçant lui pendait au bout du nez. Ne pouvait-elle pas se décider, déjà. Entre ses regards chez les Hale et ceux derrière leur cabane, Xander suivait avec difficulté. Parlant de l’ours :

- T’enverras Joe aider l’Crowley.

Ça lui apprendra à se défiler, se dit le patriarche. Une bise plus tard, et la porte claquait sur ses talons, qui eux claquaient déjà en bas du perron et sur le corbillard. Les vieilles bêtes ouvrirent la marche, tirant les amis sur leur fardeau de bois, et Tobias en fit de même avec la conversation. Xander haussa d’abord un sourcil cynique et un peu désabusé. Il préférerait que Cec’ soit prise davantage au sérieux : l’homme à tout faire connaissait sa valeur et savait qu’elle méritait davantage que la place aux chaudrons que lui-même s’était résigné à lui laisser. Son air s’apaisa en constatant qu’il ne s’agissait que d’une entrée en la matière de la part de son ami, qui poursuivit sur une note plus personnelle. Les Cormiers s’étant installés hors du centre-ville, excentrés de l’amas de masures et hors de portée de vue du saloon, il ne fallut pas bien longtemps avant que les deux hommes soient certains d’être hors de portée de toutes oreilles humaines.

Xander se contenta de s’écraser contre le dossier raide de la banquette, alors que ses souvenirs lui rappelaient la trahison charnelle née de la déception de Mary. L’air grave et assombri, Alexander écouta son flegmatique ami énoncer les faits comme une série de faits divers, aussi inévitables que sans conséquence réelle. Le gredin grommela, un soupir agacé passant ses lèvres à la dernière remarque de son ami. Il ne doutait pas de l’innocence de celui-ci, et ne soupirait pas de vexation, mais d’indignation. Tobias devrait bien évidemment espérer que tous ses enfants soient de lui. C’était normal, et entièrement naturel. Il était déjà un saint-homme, aux yeux du chaman, pour accepter d’élever la filiation d’un quart du village.

- J’ai eu l’temps de t’préparer un tit quetchose, mon cher ami. Ça devrait bien fonctionner sur l’corps, mais j’garantie pas que ça va t’changer l’âme.

Ou le cœur, comme le disait Tobias. Xander jeta un œil dans le sac que lui avait préparé sa fille, y jetant avec peu de soin le cadeau destiné à son ami sans vraiment l’ouvrir. Il y découvrit une pomme, qu’il extirpa et coupa en deux. Xander flanqua une moitié du fruit dans la main de son ami, et croqua l’autre sans attendre, mettant de fait la discussion en pause, jusqu’à un moment plus opportun. Un moment où personne ne conduisait, par exemple.

***

Xander observait quelques fourmis aventureuses qui s’installaient sur la couverture tissée par Jeanne, avant même que le géant Britannique ou lui-même n’ait eu l’occasion d’y mettre les pieds. Les herbes mélangées sous le carré de tissu lui donnaient encore une forme irrégulière, en attendant d’être écrasées sous leurs poids.

- T’as faim? s’enquit le Métis, pour savoir ce qu’ils comptaient faire dans l’immédiat. Xander n’avait pas pris de vêtements de baignade non plus, les trouvant restrictifs et utiles à bien peu, sinon de préserver la pudeur des femmes. Comme aucune n’était supposée être présente, ils devenaient superflus. Toutefois, il ne tenait pas particulièrement à plonger dans le lac : la chaleur était encore bien supportable.

Sans attendre de réponse, il déposa la petite valise de bois par terre et l’ouvrit. Voilà qu'il offrait ainsi une seconde option à son ami :

- Tu pêches?

L’autochtone sortit un petit filet à pêche de la mallette et vérifia que les hameçons et la ficelle dessous étaient en bon état. Il n’avait pas de canne à pêche, mais les jeunes arbres à proximité pourraient aisément régler se désagrément. Ils pourraient aussi rouler leurs pantalons et s’avancer de quelques pieds dans le bassin, avant de jeter leur ligne. C’était plus primitif, mais fonctionnerait bien avec un bon flotteur.

Ils avaient masse de temps pour faire les deux activités dans l’ordre qui leur plairait, et toutes deux se prêtaient aux discussions qu’ils savaient avoir en cet après-midi.

Affairé avec ses ficelles, ses appâts et ses crochets, Xander fredonnait un air des Vieux Pays dont il ignorait la provenance. Sans empressement, il jouait au chat et à la souris avec une habileté qui aurait fait pouffer une couturière. Loin de se soucier des douces moqueries qu’aurait pu lui envoyer sa fille, l’autochtone attendit une réponse qui ne se fit pas entendre. Par-dessus son épaule, il put voir le croquemort exhiber ses mollets, chaussures bien enlignées dans la perpendiculaire du carré de tissu. Alexander suivit donc le mouvement, juché sur une jambe. Les chaussures churent tour à tout sur l’herbe sauvage, bientôt recouvertes de chaussettes à demi tourneboulées. L’espièglerie naquit sur son visage alors que son laconique ami narrait avec concision ses souvenirs d’enfance.

- Ça d’vrait pus être d’trop un problème, mon tendre ami! T’es d’venu aussi stoïque que tes clients, charria-t-il. Évidemment, il voulait dire taciturne, ou comme les mauvaises langues du village le diraient : il semblait s’être lui-même relevé de sa tombe. Xander savait bien qu’il en était rien. Les morts ne savaient pas marcher parmi les vivants sans être rapidement démasqués.
- Ça s’trouve, tu vas en attraper plus que moé.

La main de Xander vint s’abattre sur l’épaule de Tobias dans un claquement auquel une envolée de plumes fit écho. La canaille était de bonne humeur, et ne se refusait jamais une gageure, n’eusse-t-il aucun enjeu à gagner ou non son pari. Il se concentra à nouveau sur le jeu de ses doigts, sifflotant cette fois un air traditionnel de son autre héritage. Quelques moments plus tard, il départagea les lignes et ils purent s’avancer dans l’eau.

Le charlatan s’enfonça un peu plus loin dans le lac, ou peut-être était-ce simplement sa taille plus humble qui faisait danser et s’embrasser chastement le niveau de l’eau avec le bas de son pantalon. L’eau était fraîche, à l’instar de la journée, et le barbier se sentit tout à coup plus éveillé par ce petit choc thermique. Alexander fit encore quelques pas à l’écart, pour donner suffisamment d’espace à son ami. Il pêchait comme il péchait : avec nonchalance et assurance, mais sans que ça ne soit, volontairement, au détriment d’autrui. Il lança donc sa ligne dans la direction opposée à Tobias, observant un buisson qui chantait tel un viréo.

La quiétude du moment fut suspendue par le croquemort qui avouait un trouble à son meilleur ami. Tobias était trop pragmatique pour s’inquiéter de si peu, mais son soucis l’irritait sans doute tout de même.

- L’âge ingrat. Xander en savait quelque chose : Jo était déjà en plein dedans, et les jumeaux suivaient le pas. Si l’aîné de ses fils avait toujours eu un caractère difficile, et qu’il n’avait donc pas immédiatement vu la différence, Alexander avait confiance que ses cadets reviendraient à lui rendre ses affections.
- Ça lui passera. C’est un bon fils, et t’es un bon père. Charles aussi a eu cette période, et maintenant il t’envoie des thés dispendieux.

La discussion fut coupée courte par la première prise du jour, qui choisit de mordre la ligne de l’apothicaire. « Ah! » s’enorgueillit-il alors qu’il tirait pour ramener la ligne, ou épuiser le nageur. Tobias y vit un appel au secours et voulut prêter main forte, mais s’écroula par derrière. Quelques gouttes, une petite giclée, arrosèrent le métis, qui ne cilla pas. L’impact de sa chute absorbée par son fessier autant que l’épaisseur d’eau, raisonna Alexander, son ami ne pouvait s’être blessé sérieusement. Par acquis de conscience, il s’apprêtait tout de même s’enquérir de l’état de son ami quand ce dernier explosa de rire. Un rictus amusé au visage, Xander porta donc son attention sur le poisson qui s’accrocha à son vers avec désespoir, sans savoir qu’il ne faisait qu’enfoncer davantage l’hameçon qui le heurtait tant.

Xander laissa enfin échapper un éclat de rire à la déclaration de son ami.
- Allons donc! T’es d’jà tout mouillé. Pis elle doit pas être pis qu’celle de Weenipagamiksaguygun! Sa voix un peu différente sur le dernier mot, il marqua ensuite une pause le temps de tirer pour sortir sa prise de l’eau, et commença à se rapprocher de Tobias, transférant son bric-à-brac dans sa main gauche.
- Si tu laisses sécher ton linge sur ton dos, tu vas poigner frette. T’as du r’change?

Les hardes de l’autochtone ne feraient pas au britannique et à défaut de pouvoir les lui offrir, il offrit sa main pour l’aider à se relever, avant de poursuivre sa route vers la berge. Un instant plus tard, le poisson gisait sur l’herbe teinte de rouge, un trait de couteau à la base de sa tête. Xander retourna à sa mallette de pêche pour en ressortir une petite flasque de liquide brunâtre marquée de trois croix.

- Pour t’réchauffer l’temps que ça sèche, offrit-il après avoir humecter sa propre luette. Son matériel de pêche toujours à la main indiquait sans ambiguïté l’intention du chaman de ramener quelques truites supplémentaires à sa fille.

Sans attendre, Xander était retourné tremper sa ligne à l’eau. Un homme avec une mission, disait-on parfois pour souligner une attitude aussi déterminée, presque hyperfocalisée. Cela décrivait bien l’homme canaille, tantôt gredin, tantôt charmant, qui tirait à présent d’une main libre sa ligne en écoutant les piaillements reprendre peu à peu après leur frasque. Aux chants aviaires vint se mêler le rauque son de l’homme-corbeau, embêté ou frustré.

- C’va ? s’enquit le charlatan, un œil par-dessus son épaule pour capter contre son intention un court éclat de chair diaphane dans la carriole.

Tobias ne perdit pas de temps à rassurer son barbier, qui hoqueta d’un rire davantage moqueur que cruel. La tranquillité des amis semblait désormais suffisante pour qu’un canard sorte d’un buis, de l’autre côté du plan d’eau, et qu’il n’entreprenne de donner l’exemple aux pêcheurs déplumés, bientôt suivit de quelques congénères. Alexander déposa sa deuxième prise avec la première et laissa son grand ami s’occuper seul de sa ligne, sèche. Réprimant un frisson, il s’avança à nouveau dans l’eau, les ourlets roulés autour de ses genoux déjà lourds de l’humidité qu’ils y avaient accumulée.

L’apothicaire constata avec surprise que son ami ne le rejoignit pas, cette fois, et le bouda plutôt pour un livre. L’illettré associait ce passe-temps oisif à un luxe qu’il ne pouvait s’offrir, ni à sa famille. Si, eux, savaient mieux que lui se débrouiller avec les lettres et les mots posés à l’écrit, la priorité qu’il avait vu dans leur éducation était davantage sociale, et mathématique. Qu’ils puissent comprendre leurs contemporains, se mêler à eux, et faire affaire avec eux. L’arithmétique était donc autant importante.  L’Italien, au Saloon, en était bien la preuve.

Occupé à écouter les beaux mots de Tobias, Alexander en perdit par deux fois sa prise, la bête gluante glissant dans les distances insondables du lac, sous les reflets argentés d’un ciel incertain. Voulant se préserver de dévoiler son ignorance, Xander ne mentionna l’alcyon fuyeur et, au bout d’un moment de contemplation, esquissa une grimace narquoise.

- C’est ben gentil, mon cher ami, mais j’suis pus si jeune non plus. Mes enfants ont presque l’âge d’en avouère, et j’connais d’jà les douleurs dont qu’tu parles.

Le barbier s’interrompit, se concentrant sur sa tâche ici, et retira quelques moments plus tard une truite plus longue que les deux premières. Il revint à la grève, grand sourire au visage, et s’accroupit pour récupérer le couteau qui mettrait fin aux gigotements de la créature.

- Mais j’crois pas qu’c’t’une raison pour que la joie nous fuie. Y’a qu’à notre dernier passage chez toé qu’on peut plus rire.

Ses maigres affaires à la main, Alexander se laissa tomber lourdement sur le sol. Il se déplaça aussitôt de quelques centimètres, le contact avec une pierre inconfortable lui ayant fait la promesse d’un bleu dès le lendemain. Le flacon d’eau de vie réapparut dans sa main sans avoir eu le temps de se faire attendre. Le moustachu épancha sa soif et passa le liquide de feu à son ami.

- Faudra te recoiffer si tu veux qu’Mary te laisse entrer chez vous. Elle risque d’pas te r’connaître, railla-t-il le croquemort habituellement impeccablement mis alors qu’il se penchait par-dessus ses genoux pour saisir un étrange éclat blanc. Le charlatan observa un instant le bouton, et le fit danser entre ses jointures, devant le soleil, alors qu’il s’étendait sur l’herbe tendre, une main derrière le crâne et les pantalons toujours remontés sur ses genoux. Malgré sa trentaine et ses propos, il n’avait peut-être jamais fait aussi gamin.

Ils devraient certainement casser la croûte avant que l’odeur des poissons ne soit trop prégnante, ou que l’alcool ne les ait trop enivrés, mais le père de famille veuf comptait d’abord profiter de ces quelques moments sans rythme ni contrainte.

Xander ne commenta pas sur les connaissances de Charles en matière de reproduction. Il ne taisait pas ces affaires auprès de ces enfants, mais savait le britannique, et ses compatriotes américains, plus pudiques de la chose. Il y avait bien une raison pourquoi le puritanisme était aussi en vogue dans les douze colonies. Si ce n’était pas au saloon de Beacon Hills qu’il avait fait son éducation, ce serait aussi bien à celui d’une autre ville. C’était là que le métis se distinguait des colons : dans les cachotteries et le refus de voir leur progéniture comme des êtres humains avec des besoins et des capacités similaires aux leurs.

Le chaman cessa sa contemplation de l’objet nacré lorsque son bras commença à s’engourdir. Il resta un moment, avant que la bretelle qui lui labourait l’épaule ne commence à réellement le déranger. Il songeait de plus en plus à balancer son poids d’un côté pour la retirer, puis répéter l’opération de l’autre côté, lorsqu’il tressaillit de surprise. Tobias lui avait saisi la main. Enfin, saisir était un trop fort mot, qui ne savait rendre justice à la douceur du geste. Le croque-mort avait déposé sa main sur celle du barbier, presque sans plus qu’un effleurement.  Il fallut quelques secondes avant que le charlatan ne taise son débat intérieur et glisse un index entre les doigts de son brillant ami.

Alexander tourna la tête vers son aîné, un œil fermé pour mieux le voir, et il remonta son genou vers la voûte céleste, collant son talon à la hauteur du genou voisin, pour cacher son trouble. Montrer davantage de proximité n’était pas un problème en soi. Les amitiés fortes et intimes étaient encore assez courantes. Toutefois, dans le cas présent, ceci risquerait d’alimenter la machine à rumeurs de Beacon Hills, et Xander ne pourrait se résigner à causer un tel péril à son tendre ami. Le chatouillement du doigt gras de Tobias sembla résonner dans tout le corps du costaud métis, avant de se retirer. Enfin. Déjà. Un souffle ou deux plus tard, le barbier répondait à la requête de son comparse, un sourire tout aussi détendu que chafouin aux lèvres.

- Tu l’auras, annonça-t-il comme une promesse et un défi à la fois.

La bouille du veuf repris son sérieux à la nouvelle mention de l’épouse du croque-mort, et il tourna de nouveau son regard vers l’infini firmament. Un grommellement entre ses lèvres closes en guise d’accusé d’audition, Xander porta attention au silence, puis à la verve renouvelée de son cher ami. Le regard dans le vide, ne réfléchissant à rien réellement alors qu’il cherchait la solution à présenter à son ami, l’herboriste se demandait bien ce que son ancienne amante serait prête à entendre, à comprendre, et à accepter des confidences de son mari. Certes, une solution simple semblait s’insinuer à l’esprit affranchi du violoneux. Elle demandait une acceptation impossible, dans cette société, non seulement du triangle étrange qu’ils formaient, mais d’actes répréhensibles par la morale populaire et, paraîtrait-il, la loi.

- Personne en ville n’est aussi lettré ou éloquent qu’toé, Tobi. Si qu’tu trouves pas les mots, personne pourra. Ils existent peut-être juste pas.

Le frelateur libéra la main sous son crâne et s’assit à nouveau. Il en profita pour rabattre ses bretelles de part et d’autres avant de cercler ses genoux de ses bras, songeur. Du pouce et de l’index, il lissait lentement sa moustache.

- Sois honnête, ou tais-toi. Omet d’abord l’plus sensible, peut-être. Tu pourras lui dire qu’tu m’as consulter pour trouver des solutions.

Le regard d’Alexander s’attarda un instant dans celui presque opaque de son tendre ami, avant de désigner la carriole de l’embaumeur.

- J’en ai même trouvées. C’est dans ta charrette, déclara-t-il sans faire le moindre geste indiquant une intention de se relever. La science des plantes pouvait être très puissante, mais également dangereuse.

Il n’existait pas de philtres amourachant comme dans les contes de fées, mais des concoctions plus primitives. Des situations de dernier recours, en somme. Une espèce de tisane, dont le résidu devrait être conservé sous la langue pour conserver son effet. Un effet intense, qui redonne vigueur et passion au plus moribond des hommes. Ou des femmes. Comme s’ils étaient possédés par le diable avaient commenté les européens – en une vaste exagération dramatique - qui avaient assisté aux effets de ce mélange aphrodisiaque. L'effet était émancipateur permettant de passer outre ses inhibitions. En rien ne rendait-il animal ou n'altérait-il la nature profonde du consommateur. Bien que Tobias soit d'une nature douce et agréable, Xander aurait toutefois des recommandations. Il savait pouvoir faire confiance à l’homme de science pour les suivre avec soins et précautions.

D’un haussement de sourcil étrangement impérieux pour un homme aussi banal, Xander imposa la suite du programme.

- Mangeons d’abord.

L’homme du Nord reprit son flacon, et fit les quelques pas qui le séparait de la couverture de Jeanne. Après avoir chassé quelques insectes téméraires, il déposa leurs vivres devant eux, et chaque homme put piocher les denrées de son choix dans son écuelle.  Alexander lorgna du côté de la limonade de Mary, mais voulait laisser l’honneur à Tobias. D’un geste irréfléchi, il avait déjà rompu le pain et s’apprêtait à y coller un morceau de fromage.

- Bon appétit, Tobi, déclara-t-il sans plus attendre. Et il déposa son chapeau à ses côtés : il était malpoli de manger la tête couverte.

D’un geste si rapide qui trahissait sa propre avidité de goûter la boisson aux agrumes, Xander se saisit du gobelet d’étain. Il y trempa toutefois ses lèvres avec prudence, ne désirant pas gaspiller de ce nectar acidulé. Plusieurs lentes lampées plus tard, et le récipient se retrouvait à nouveau vide. Le barbier le rendit à son ami, en attendant d’avoir de nouveau envie d’épancher sa soif, et croqua dans ce bout de pain. Ils dégustaient le repas en silence, s’échangeant tantôt le gobelet, tantôt un couteau, et rapprochant un quelconque aliment de leur ami, au besoin.

Rapidement, Alexander quitta la position en tailleur qu’il avait initialement adoptée, pour relever un genou et y appuyer paresseusement le coude qui orientait les aliments vers son organe buccal. Entre sa posture, son pantalon remonté au-dessus de ses mollets et ses bretelles qui seyaient, libres, au sol derrière lui, le chaman décoiffé affichait un air débraillé qu’il assumait complètement. De temps à autres, le regard vert-de-gris se perdait dans la contemplation du croque-mort, avant de retourner sur sa pitance, ou sur le paysage qui les entourait.  

Les prises gisaient toujours, un peu plus loin. Vidées de leur sang, Alex se leva pour les déposer dans son panier de pêche, un pan de lin en guise de protection contre les éléments. Il revint ensuite, prit une nouvelle rasade de limonade et un quignon de pain. Ses pensées dérivèrent inévitablement sur les tâches qu’il devait encore accomplir à son retour à la maison, avant la brunante. Certes, son aide de ferme était d’une aide précieuse, et Cec’ était d’une redoutable efficacité autant à l’intérieur qu’autour de la maisonnée, mais il ne pouvait en dire autant de ses fils, dont la propension à se montrer utiles semblait vaciller selon des phénomènes imprévisibles.

Tobias tira Xander hors de sa planification mentale, et il lui sembla un court instant qu’un élément auquel il était en train de penser lui avait immédiatement échappé. Ce n’était pas bien grave : il aurait bien le temps de se le remémorer sur le chemin du retour, sans quoi il ne pouvait que croire que ce n’était pas une urgence.

- Oui, c’est agréable.

Le barbier fronça les sourcils à la question suivante de son ami. Il n’aimait pas penser à son bébé, son unique fille, comme une femme, bien qu’elle soit la tête et l’âme de leur chaumière depuis quelques années déjà.  

- Elle m’en a rien dit, la bougresse, commenta-t-il affectueusement.  

Malgré ses propos, l’éclat dans le regard du frelateur indiquait sans contredit qu’il ne mettait pas fin à la conversation pour autant. Après tout, on ne devenait pas le charlatan et homme de services d’un village entier en étant dépourvu d’un sens de l’observation minimal. Il fit donc un clin d’œil à Tobias, alors qu’il se levait pour aller chercher quelques affaires supplémentaires dans la carriole de son cher et tendre ami. Il revint avec le même sac duquel il avait extirpé plus tôt une pomme, ainsi que son violon.

- J’pense que l’Crowley lui déplait pas. Il est bel homme, et vaillant, mais il a presque mon âge, et j’pense pas qu’il compte s’mettre en ménage. Quant à la lenteur du vieux garçon, c’était quelque chose qu’il n’aurait pas le choix d’adapter pour pouvoir suivre Cecile. Sans forcément connaître les mots pour le décrire, Xander se doutait bien que la vision que sa fille se faisait de leur employé tenait surtout du fantasme.

- Pis y’a le Ian à Peter Hale. Elle fait mine de rien, mais j’la voie ben qui s’empourpre dès qu’on parle d’lui. C’t’un bon p’tit gars, bien élevé et qui vient d’une bonne famille. Sauf qu’il a que quinze ans, j’doute qu’on l’laisse se marier avant que ma Cec’ commence à être une vieille fille. Et son impatiente progéniture ne risquait pas d’attendre une dizaine d’années si le louveteau se montrait trop timide.

De ce que le père en savait, donc, son cœur berçait entre, d’un côté, un homme trop vieux et, de l’autre, un garçon trop jeune. Si Crowley devenait gendre de l’herboriste, celui-ci n’aurait plus à le rémunérer, mais risquait également de devoir leur laisser la chambre nuptiale. Quant aux Hale, il ignorait tout bonnement si leur occidentalité avait été suffisamment influencée par les Kawaiisu pour accepter que Ian soit un homme à son âge, et un père dans quelques années.

Tout en discutant, Xander accordait tranquillement son instrument. Il faisait vibrer l'une des cordes, puis ajustait infinitésimalement le tendeur et la cheville, et recommençait. Lorsque le la lui parut satisfaisant, il poursuivit avec le mi.

- Mais si qu’ils m’d’mandaient ben ma bénidiction, j’la leur donnerait, j’crois ben.

Pour autant que Cecile soit d’accord. Parmi les choses sur lesquelles Xander n’était pas prêt à faire le moindre compromis, il y avait le libre-arbitre de son unique fille. Parmi tous ces américains qui oubliaient parfois l’humanité des femmes, ce point n’en devenait qu’encore plus inébranlable. Et son futur gendre se devait de partager cette vision à la fois avant-gardiste et ancestrale, selon le côté de l’océan où on était né.

- Et Judith ?

En voilà une autre qui partageait un temperament étrange aux yeux de ses contemporains, advantage intéressée par les affaires de science et de littérature que par les promenades galantes ou quelque forme de romantisme. Xander avait été d’avis qu’elle aurait fait une bonne nonne, s’ils ne s’étaient pas trouvés si loin de toute institution, mais se préservait bien de donner un avis non-sollicité. Il n’y avait qu’une chose que le barbier ne saurait accepter.

- J’espère ben qu’elle se s’ra pas entichée de Loxley. Ça briserait l’cœur d’Cec’. Et l’mien.

Ce crétin avait peut-être des traits charmeurs et une bonne situation familiale, il n'en demeurait pas moins un dégénéré qui croyait son sang supérieur à d'autres. Une pomme pourrie que toute la dévotion et l'éducation de ses parents n'ont pas su empêcher de se gâter.  Qui plus est, si l'instinct paternel de Xander visait juste, il ne risquait pas d'être un mari aimant ou respectueux. Du genre à certainement choisir le devoir conjugal qu'il préférerait pour ignorer ensuite les autres. Un destin qu'il ne souhaitait à personne, et certainement pas à sa fille ni à l'amie de celle-ci.

Un mi franc résonna dans l’air de cette éclaircie, et rebondit joyeusement sur la surface du lac. Tobias n’était pas un homme très loquace. Qui l’était vraiment, de toute manière, dans ce village où chacun était trop occupé à assurer sa survie et sa bonne fortune ? Certes, il y avait ceux que l’on appelait pipelettes, qui parlaient volontiers de la pluie ou du beau temps, ainsi que des ronchons qui s’exprimaient entre eux par de courtes phrases toutes faites et d’innombrables onomatopées aux sens indistincts. Ça n’était pas de la verve, puisqu’au final aucun d’eux ne parlait réellement, ou ne disait quoi que ce soit. C’était du bruit, comme une musique désorganisée qui ne servait qu’à se rassurer sur sa propre existence en comblant un silence parfois trop lourd, trop solitaire.  
 
L’intelligence de Cécile, tant un compliment à la fille qu’à son géniteur et tuteur, fut brandie en exemple de gage de ses nombreuses autres qualités. Leur bonne relation, nommée sans fibules, comme Adam et Ève avant qu’ils ne croquassent le fruit interdit, suffisait à rassurer le père de quelque inquiétude qui aurait pu venir gonfler dans son cœur. Tobi avait raison, une fois de plus. Le passionné des décédés savait, lorsqu’il se donnait la peine de lever les yeux pour observer les vivants, voir très juste chez ses contemporains. 
 
Quand Alexander rendit la question à son tendre ami, s’enquérant des vues de Judith sur la gente masculine de Beacon Hills, Tobias sembla pris au dépourvu. Il ne semblait pas étonné que le barbier ne lui ait posé la question autant qu’il semblait chercher ses mots. Peut-être réalisait-il qu’il n’en savait rien, et craignait-il ne pas connaître sa fille aussi bien qu’il ne l’aurait espéré. Ou peut-être cherchait-il simplement le mot juste pour aborder, une fois de plus, un sujet complexe qui n’était habituellement pas mentionné en société.  
 
Xander coupa court à l’hésitation de son ami, d’un coup de sang qui accusait injustement la fille de ses deux plus chers amis de s’être entichée d’un exécrable jeune homme. Un garçon qui croyait bon de maltraiter sa Cec’. Heureusement, la réplique de Tobias ne laissait aucun doute sur l’opinion des Rapier vis-à-vis du garçon Loxley. À la comparaison avec l’adjoint du shérif, un sourire apparut sous la généreuse moustache du métis, fier de celle qu’il pourrait aussi bien considérer comme une nièce.  Loxley avait cette chose en plus sur l’officier de la loi, qui le rendait à la fois plus détestable et indubitablement maléfique : il était intelligent. Davantage que sa propre monture, du moins.  
 
Tobias poursuivit, sous un hochement de tête solennel de l’apothicaire : il y avait peu de possibilités dans cette société pour une femme qui avait envie de liberté ou, du moins, de ne pas s’appesantir d’un homme à l’annulaire. Institutrice était une occupation complètement valide aux yeux de tous pour une jeune fille en attente de son mariage, et parfois pour une vieille fille résignée également. Toutefois, l’école possédait déjà sa propre institutrice, et à moins d’exiler Judith à Calico ou plus loin encore, les chances étaient que le poste soit encore comblé longtemps.

- J’pourrais lui apprendre l’art des plantes et d’la pharmacopée, comme à mes enfants, si ça peut aider à satisfaire sa curiosité. 

Un atout, selon lui, pour sa propre fille, qui pourrait ainsi troquer ses bons soins contre quelques marchandises ou piécettes. Un avantage également si elle poursuivait la voie de l’émancipation et choisissait d’ouvrir un commerce, qu’il s’agisse d’une petite pharmacie ou d’un magasin généraliste. Avec la venue du chemin de fer, il faudrait quelqu’un pour transiger et storer ces biens en tous genre. Quelqu’un d’apte et qui ne soit pas également tenancier de saloon et de bordel. Xander aimait bien l’italien, mais jugeait que le commerce de biens de consommation et le commerce de consommations de bien-être ne devrait pas être fait sous le même toit. Pas si une tierce possibilité se présentait.

La voix de Tobi, transmettant le verdict de Mary s’abattit sur le destin de Judith comme le marteau sur l’enclume du forgeron en contrebas de la ville. Le croque-mort poursuivit sur son passé marital. Non pas de sa rencontre avec Mary, mais leur mariage en catimini. Un jour qui trônait parmi les plus beaux souvenirs de Tobias. Le veuf se souvenait également avec tendresse du jour où il avait uni sa vie à celle de sa meilleure amie.

La conversation bifurqua sous l’impulsion de Tobias, sans que le barbier ne cherche à comprendre quel tortueux chemin l’esprit de l’intellectuel a pu prendre. Il mentionnait de nouvelles et étranges mœurs de Mary. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu’il n’y avait aucun lien entre celles-ci et les infidélités de la mère de leurs enfants. Non, ce changement d’attitude semblait relié à l’arrivée d’une nouvelle force à Beacon Hills. Une force apparemment chaotique qui méprenait l’homme aux cercueils pour un menuisier. Alexander sourit franchement en s’imaginant la tête du bordel que son prude ami lui aurait construit. Tobias mentionna également un garde qui visait vraisemblablement à assurer la sécurité de la dame. Si elle ne savait pas se défendre par elle-même, que venait-elle donc faire dans ces contrées sauvages ? 
 
Alexander avait terminé d’ajuster son instrument, et l’avait soigneusement déposé sur ses genoux en attendant le moment opportun pour en jouer. La mention de l’adjoint du shérif lui tira un gloussement étouffé, tant la surprise fut violente.

- J’doute que travailler pour une tenancière d’bordel aide l’Turner avec ses dettes , se permit Xander. Non pas que ça lui importe, simplement que l’ironie de la situation ne lui avait pas échappé. Et ça rapprochait l’homme de loi du destin que le barbier lui avait toujours prédit : seul au bout d’une corde.

- Alessandro et son institution sont appréciés. Y’a pas d’place à Beacon Hills pour d’la compétition, et si elle est intelligente elle va vite voir que c’est perdu d’avance. 

C’était sans mentionner le machisme omniprésent dans cette bourgade, qui favoriserait forcément le tenancier mâle, en plus du premier installé. Alexander comprenait bien que ce n’était pas l’arrivée d’un second établissement vertueux qui dérangeait son ami autant que l’influence potentiel de cette Lair sur les habitants de leur bien-aimée cité. Et justement, elle ne restait pas de traîner bien longtemps dans le coin, comme un mauvais souvenir en devenir. 
 
La conversation se mourut peu après, et le violoneux saisit archet et instrument. Il poussa quelques notes pour se calibrer, avant de s’abandonner à une musique traditionnelle de son peuple, à des centaines de kilomètres de sa Californie actuelle. Les premières notes percèrent l’atmosphère, imposant aux oiseaux les plus téméraires de se taire, et il ferma les yeux pour ne faire qu’un avec le morceau empreint de mélancolie qui s’évadait de son violon.

Alexander reposa  son violon et resta un instant dans son état méditatif, les yeux clos et l’esprit paisible, avant de délaisser le monde spirituel pour se reconnecter au monde matériel. Le charlatan soupira doucement avant de sourire à son ami. Il s’étira pour saisir dans sa besace un torchon entouré de ce qui se révélerait être une sorte de poignée oblongue en bois, qui n’était pas sans rappeler ces élégants balustres de la galerie des Hautcoeurs. Dissimulée à même le socle se trouvait l’ouverture du récipient contenant un mélange d’herbes dont le druide possédait seul le secret.

- J’n’ai pas oublié ma promesse. V’là qui d’vrait t’aider avec Mary.

Sans plus de formalités, l’apothicaire tendit le carré de tissu, toujours noué autour de son cadeau. La nonchalance de ce geste ne trouvait d’équivalent que dans sa tenue dépenaillée et son sourire assuré, sinon provocateur.  

Davantage que le mot tronqué par l’émotion, c’est la troncation elle-même qui indiqua à Xander l’appréciation et la gratitude de l’embaumeur. Peut-être sinon n’était-ce que la suite des rougeurs timides de l’homme qui semblait moins innocent que l’avait cru le métis. Un plaisir malicieux, sans être vilain, brillait dans le regard du donateur. Xander n’avait rien perdu du geste tendre et naturel de Tobias sur le grain du contenant.

- C’mon plaisir.

Alexander n’admettrait pas, même à un ami si cher, que le cadeau en soit n’était presque rien. C’était dans le sang du charlatan que de ne jamais diminué la valeur de son travail, qu’il s’agisse de biens ou de services. Pourtant, il faisait souvent plus ardu, et plus complexe. Des  feuilles et quelques pétales minuscules, séchés et pulvérisés, c’était tout ce qu’il s’y trouvait. La collecte n’était pas si fastidieuse, mais il fallait savoir reconnaître ces plantes de leurs cousines qui causaient des brûlements d’estomac ou des migraines, mais plus souvent des vomissements. Le récipient avait demandé plus de temps et de soin, sans être déraisonnable. C’était un projet qui se faisait bien en fin de soirée avec un verre, ou de bon matin, entre deux heures. À temps perdus, diraient certains, mais les Cormier ne perdaient jamais leur temps, même lorsqu’ils paraissaient flâner ou ne rien faire.

Le cadeau disparaît au bout d’un moment sous les tissus qui recouvraient un instant plus tôt leur casse-croûte. Tobias se releva et Alexander l’observa en s’appuyant sur un coude. La chemise ajustée aux épaules, juste en-dessous de ce cou toujours droit et fier, semblait frémir comme un étang à quelques centaines de mètres d’une course de bisons. La main du croque-mort balaya, sans doute par automatisme, quelque herbe qui aurait pu s’accoler à sa croupe, sans que le sorcier ne rate le geste. Même ici, où Alexander avait roulé ses pantalons et sa chemise jusqu’aux jointures de ses membres, et où ses bretelles pendaient comme les clients de Tobias sur un sycomore, l’étranger conservait une noble apparence.

Alexander se leva à son tour pour aller ranger son trésor en lieu sûr, dans la carriole où il risquait moins d’être abîmé que sur l’herbe à quelques verges du lac. Il se plaça à un saut de puce de son ami, pour ranger dans son écrin son violon, alors que le nouvellement nerveux thanatologue triturait le panier de ses doigts. Le barbier débraillé tourna la tête vers Tobi, inquiet que sa fougue ne soit en train de se retourner contre lui-même. Il s’apprêtait à lui demander s’il se sentait bien lorsque la large main, proportionnelle à l’homme et à son nez, du britannique glissa contre son dos. Xander leva une sourcil faussement incrédule, réfrénant la surprise qui aurait trop aimé pointer son museau sur ses traits.

À l’oreille du frelateur, Tobias glissa une excuse dont la véracité était aussi plausible que commode. Sans perdre de temps, et peut-être par crainte de changer d’idée s’il s’attardait à laisser réfléchir son cerveau, Tobias pressa ses lèvres sur celles de Xander, qui déclina légèrement la tête pour mieux l’accueillir. Un demi-pas vers l’avant de la carriole, et un aveu vinrent clore la parenthèse de ce moment.

- J’l’espère.

Ou tenter de la clore. La main d’Alexander attrapa la boutonnière de la chemise blanche, vers le nombril, et combla la distance entre son ami et lui-même. Il sentait toujours la chaleur dans le creux de son dos, comme une marque en forme de comète. Rendant un baiser rustaud au messager, Alexander y mit un peu de sa fougue caractéristique. Il avait, selon ses propres critères, fait preuve de retenue, mais préféra ne pas le souligner à celui qui élevait l’un de ses fils. Il se contenta de lisser la chemise de Tobias du plat de la main, là où il l’avait chiffonnée. La baignade ne serait définitivement pas une bonne idée. Pas aujourd’hui. Il valait mieux qu’ils ne se retrouvent pas dépoitraillés, dans leur état actuel, car Cormier ne voulait pas attirer d’ennuis à Rapier, et il avait déjà été bien inconscient de réagir de la sorte. Un peu de contrôle, pardi!

- Comme ça t’pourras rendre son baiser à l’envoyeur.

Le cadet des pères de famille retourna chercher son matériel de pêche pour le ranger à son tour.  L’odeur des truites le suivit sans subtilité, malgré ses efforts pour étanchéifier le pauvre coffre qui avait vu de meilleurs jours. Comme si il n’y avait eu aucun interlude au cours duquel les amis s’étaient laissés succomber à leurs pulsion, Alexander reprit la conversation là où ils l’avaient laissée. Il devait bien des explications supplémentaires à Tobias.

- T’peux fumer les herbes ou les infuser a’ec ton thé, avant d’aller au lit. Ou peu importait où il connaîtrait sa femme.

On lui avait également déjà dit qu’il était possible de les mâcher, mais que le goût était affreux. C’était la raison, du moins, que lui avait donnée Gabriel pour utiliser et enseigner cette façon de faire à ses fils.

- Ça d’vrait te r’donner le plus de désir que t’as éprouvé pour Mary. Ou ben que çui-là que, admettons, t’arais déjà eu pour que’qu’un d’autre, si que ça avait été plus fort. Pis tu perdras pas la tête : j’te jouerais pas un si mauvais tour.

En gros, ça ne le transformerait pas en monstre de luxure. Il conserverait sa tête, et le niveau de respect qu’il avait pour le consentement d’autrui. C’était lorsqu’il déciderait de coucher avec quelqu’un que le consommateur se sentirait rempli d’un maximum d’attirance pour cette personne, dans les limites de l’individu traité.  Xander n’avait jamais tenté cette médecine, craignant faillir à la mémoire de Jeanne s’il le faisait. Il n’en avait pas besoin pour savoir que personne ne saurait rivaliser pour la place dans son coeur. Pas même envers les Rapier pour qui, il fallait l’admettre, ses sentiments n’étaient pas entièrement platoniques.

Alexander attendit la confirmation de son tendre ami, prêt à répondre à toute question, et se hissa sur le plancher de la carriole, ses pieds ballottant sans rythme dans le vide.

-J’suis pas pressé d’partir, mais j’comprendrai si tu penses que Mary a b’soin de toi.

Le polisson envoya un clin d’oeil au ténébreux. Il avait certes déjà été jaloux, mais il n’était plus possessif depuis des années. Ce serait bien le comble, pour celui qui avait été relayé au rang d’amant.

Xander prenait parfois un plaisir malicieux à causer de l’embarras chez ses comparses. De voir bafouiller ainsi Tobias ne lui procurait toutefois pas le moindre bonheur. Au contraire, une once de culpabilité aurait pu passer sur son visage en voyant son tendre ami ainsi ému. Ils s’étaient laissés aller à des passions aussi naturelles que répréhensibles, et le regret ne tardait pas à prendre le pas sur la passion. C’est pour cacher toute trace de cette vulnérabilité qu’il refusait consciencieusement de démontrer qu’il était retourné à son petit coffret chargé d’hameçons et de fil.

D’aucun accuserait le chaman d’avoir ensorcelé le britannique, ou le croque-mort et son complice d’être quelques diaboliques suppôts. Tobias n’était pas n’importe qui, et ce hiatus resterait certainement à l’appris des commères autant que des superstitieux. L’homme aux deux esprits, et c’était bien là la preuve de son appartenance intrinsèque à cette partie du surnaturel, sans crocs ni griffes, qui se rapprochait trop du sacré pour qu’on ne les considère pas interreliés. Spiritualité et médecine étaient chez les ancêtres d’Alexander comme des sœurs, les deux faces d’une même toile sur laquelle s’imprime d’un côté la lumière, et de l’autre des jeux d’ombrages. C’est peut-être ainsi qu’il parlait toujours comme un sorcier alors qu’il expliquait la posologie de son présent à son ami. Une ordonnance simple, comme tant d’autres de cette époque révolutionnaire où les avancées de la science battaient les contre-temps à l’autre bout d’un trop vaste continent de déserts.

Il n’existait d’autres assurances que la confiance que l’on plaçait dans les paroles d’un autre, et les deux chirurgiens pouvaient heureusement compter sur cette denrée aussi rare qu’illimitée lorsqu’il venait le temps de transiger comme en ce jour. Xander n’aurait pas offert un danger à son cher ami, quand bien même le bénéfice en aurait été plus grand. C’était un ami rustre, mais loyal.

Inconsciemment, Xander s’humectait les lèvres entre quelques respirations, le goût musqué de Tobias y étant toujours imprégné. Avec son attitude de grand gamin – enfin, pas si grand, quand on était dans l’ombre des Rapier ou des Hale du village – aux pieds ballants, il laissait le destin de leur escapade entre les mains de son camarade. Tobias indique que ses fils agissent comme des garçons de leur âge, sous-entend que Mary aura inévitablement besoin des renforts de la cavalerie qu’il est. Ses pensées rappellent à sa mémoire que leurs filles se trouvent ensemble, et Xander se moque sans gêne.

- Je t’gosserai un cornet !

La carriole bringuebalante se mit en marche et Alexander s’éloigna légèrement de son ami. Il haussa l’un de ses pieds sur le plancher du véhicule, entre les deux hommes et s’appuya les vertèbres contre le montant derrière lui. Une jambe suspendue négligemment sous lui, les mains croisées sur son ventre, il entretint la conversation, dès que l’hilarité partagée passa.

Le genou toujours pointé vers les cieux à leur arrivée chez lui, Alex dut reprendre une posture plus confortable pour parvenir à se déplier et descendre de la carriole sans se blesser. Et dire que pas moins qu’une demi-douzaine d’années plus tôt, il aurait pu sauter directement sur le plancher des vaches, comme un gamin. Il n’était plus ni aussi leste, ni aussi flexible. Le poids des années et l’usure du quotidien se faisaient sentir chez lui comme chez les autres.

Céc’ reprisait une chemise de Crowley, sur le porche. Sous son œil bienveillant, son plus jeune frère et leur amie semblait avoir passé quelques temps à s’amuser ensemble. Un amusement qui semblait se conjuguer davantage au féminin qu’au masculin, à en juger par la mine d’Evard. Les mains liées des jeunes gens n’échappèrent pas aux tuteurs des adolescents, qui n’en dirent rien pour autant.

- ‘Pa !, saluèrent les enfants Cormier d’une même voix, mais sur deux tons entièrement différents, alors que Emily procède à la narration de ses récentes activités.

Nul besoin pour l’autorité parentale d’enquêter, donc. Surtout que l’éclat pétillant dans le regard de la couturière du moment venait corroborer les malheurs de son frère. Tobias tentait de défendre le petit dernier de Xander, qui se retint tant bien que mal de pouffer à la répartie de la petite. Il feignit une quinte de toux qui en fut réellement une, au bout du compte. Malgré toutes les qualités du croquemort, Xander devait bien lui reconnaître un côté ronflant. Il n’était pas étonnant que l’homme né sur l’archipel anglo-saxon trouve les choses de la langue – et pas l’organe – plaisantes.

- Ça f’ra pas d’tort au garçon d’avoir une deuxième institutrice.

À neuf ans, il utilisait encore des formulations trop enfantines au goût du charlatan. Pourtant, le barbier n’était pas celui dont la verve était la plus poétique.

- Où sont vos frères? M’a avoir besoin d’leux aide avant l’souper.
- Ils sontaient avec Crowley, juste qu’à c’que l’Ian passe.
- Ils étaient, Evard. Y’a un problème au ranch?
Cette fois, ce fut Cécile qui répondit.
- Non, ‘Pa. Il a dit qu’il passait juste dans le coin.

Xander tenta de lire dans le regard de sa fille, si elle comprenait le jeu qui se tramait possiblement, mais elle n’avait pas relevé son regard de son ouvrage. Elle coupa le fil de ses dents et le cacha dans la tunique de la pointe de l’aiguille. La réparation était visible, mais propre. Cécile rentra en évitant ostensiblement le regard de son géniteur, qui fit mine de l’oublier.

- Hyacinthe était même pas ‘vec lui, se lamenta Evard.

Les jeux du louveteau plaisaient définitivement mieux au jeune garçon que ceux d’Emily. Parlant de la jeune fille, Alexander se tourna vers le père de celle-ci. Il pris son bardas, libérant ainsi le croque-mort de sa présence.

- Je t’inviterais ben pour un thé, mais j’crains qu’à force de te r’t’nir, tu vas rentrer pis ta maison s’ra à terre.

Le chaman envoya un clin d’oeil chafouin à son tendre ami, et poursuivit.

- J’t’emmèn’rai une truite séchée quand j’vais v’nir te raser, promit-il.  Ils pourraient toujours prétendre à Mary que c’était la prise de Tobias, en espérant que cela pardonnerait en partie l’odeur vaseuse de ses pantalons.