L'initiation

L’initiation ω Chad Wilder

Je regarde ma montre. Je risque d’être en retard au hangar d’escalade. J’ai horreur du retard, surtout que c’est la première fois que je rencontre Chad, outre cette soirée où nous nous sommes croisés chez Derek.  
 
Rhys a insisté pour me présenter son mec. Nous sommes allés dans un petit restaurant thaï qui, je l’espère, ne m’aura pas valu des crampes sur la paroi. Nous nous y sommes attardés encore un peu après mon café, leur dessert et leurs thés, car la discussion était agréable. Owen est charmant, et ils vont très bien ensemble, tous les deux. Je trouve Rhys sympa d’avoir voulu garder contact une fois qu’il ait atteint son objectif de se trouver un partenaire romantique, et je trouve ledit partenaire particulièrement complaisant d’accepter qu’il garde un tel contact.  
 
C’est au moment où, dans le stationnement, ils m’enlacent pour me faire la bise, que je comprends la raison d’une telle ouverture d’esprit. L’œil brillant, Owen me demande si je serais intéressé à me rendre chez lui pour passer du temps en leur compagnie. Flatté, je refuse tout de même l’offre. Je ne comprends pas pourquoi ils se sont mis en couple si c’est pour inviter aussitôt un troisième roi sur leur échiquier. J’ai mes propres difficultés avec le concept de la fidélité ou, du moins, de l’engagement romantique ; difficultés qui n’expliquent pas ce type d’actions, à mes yeux. Si leur bonheur se trouve dans la monogamie, ou même la polygamie d’ailleurs, ne devraient-ils pas attendre de mieux se connaître et d’être certain de leur stabilité avant d’inviter un joueur supplémentaire ? Spécialement un joueur dont ils savent qu’il désire rester agent libre…  
 
Je ne leur fais évidemment pas part de ces interrogations, quand je leur explique que suis attendu. S’ils m’en reparlent, je leur dirai que je ne fricote pas avec des mecs pris. C’est vrai, bien que cela n’ait pas toujours été le cas. Disons simplement que j’ai évolué, depuis la mi vingtaine. Je ne sais pas si Rhys et Owen regretteront de m’avoir parlé de leur union pour me proposer plutôt une soirée entre potes qui s’amusent. Owen a la gentillesse de m’offrir de me déposer, mais je refuse également, et après une nouvelle salve d’au revoir, je roule en suivant la direction opposée à mon appartement.
 
Je regarde à nouveau ma montre. Je risque d’être en retard. J’en ai horreur. J’espère simplement que Chad ne m’attendra pas en faisant le pied de grue. Je passe ma jambe par-dessus mon vélo alors qu’il ralentit doucement, et l’aligne entre deux barres de la structure d’acier devant le centre. Un instant plus tard, mon vélo est cadenassé en place et je range mon casque dans le sac que je porte en bandoulière.  
 
C’est par le truchement de Derek que notre rencontre s’est organisée. Notre conversation devenait embrouillée, à jongler parmi les "Mariokarts?", les discussions plus professionnelles sur l’état de mes patients, celles plus informelles, et enfin l’organisation de cette initiation à l’escalade. Dans un premier temps, du moins, jusqu’à ce que je n’offre à l’alpha de donner mon numéro à son bêta de tête. Sans ce jeu du téléphone, nous avons pu être plus efficaces et trouver un moment qui convenaient à nos horaires à tous les deux. Le centre d’escalade permet à chaque membre d’inviter gratuitement une personne non-inscrite par mois. Une personne différente, disent toutefois les petits caractères, comme Chad devra devenir membre et signer la décharge pour avoir accès aux murs.
 
Chad est déjà arrivé. Je me dirige vers lui en l’appelant par son nom. J’accompagne mon geste de la main d’un sourire. Je trouve à l’architecte ce même air désinvolte et un brin rêveur que lors de notre unique rencontre. Je saisis la main qu’il me tend et, sans y réfléchir, l’attire contre moi pour une courte accolade amicale, comme si nous étions d’anciens potes de fac. C’est peut-être tout ce qu’il évoque pour moi qui, inconsciemment, m’a fait agir ainsi. Je ne crois pas que mon entrain l’ait perturbé, mais peut-être est-ce également une forme de pensée magique.  
 
« Comment vas-tu ? M’as-tu attendu longtemps ? Je suis désolé, je suis habituellement ponctuel. J’ai mangé avec des amis et ils ont étiré le repas. »
 
Bien que mes excuses soient sincères, je dois admettre me soucier davantage de l’image que je projette que d’un certain inconfort qu’il aurait pu subir. Je profite que nous échangions quelques politesses et banalités pour étudier les traits du brun décoiffé. Mignon et charmant, je n’ai pas de mal à imaginer qu’il ait su briser les cœurs. Je voie en lui un égal, sur ces points.

Nous ne sommes toutefois pas venus pour badiner, et dès que l’occasion se présente, je redirige notre échange sur la raison de notre présence.

« Derek m’a dit que tu voulais apprendre à grimper. Est-ce ta première fois ou es-tu seulement rouillé ? »

La bonne nouvelle est qu’en tant que primate, c’est une activité qui nous est naturelle et pour laquelle l’évolution a largement joué en notre faveur, même si nous sommes devenus des plantigrades terrestres. En revanche, il ne faut pas croire que naturel signifie que l’apprentissage est dépourvu de toute complexité. Déjà, les parois ne sont pas des arbres, mais des pierres. Ensuite, il y a beaucoup de théorie, comme derrière chaque discipline.

Je fais signe à Chad de passer à l'intérieur alors qu'il me répond.

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

Je ramasse le ballon que Ian a balancé par-dessus la terrasse. Une chance que je le retrouve, la falaise sous la maison et le vent l’avaient dévié dans un bosquet un peu dense. Sa couleur rouge vif m’y a aidé. Ce n’était pas un accident. Ian l’a fait exprès. Un instant de colère et de rébellion vite regretté à ma mine chagrinée.

Mon filleul, un rôle que j’ai repris à mon compte en accord avec Derek depuis qu’on se retrouve seuls comme deux cons, s’était réjoui de trouver son docteur au manoir quand je l’avais ramené. Ce Jay m’a fait penser à certains camarades d’université, ici ou à Boston. Le genre très sociable et tiré à quatre épingles même dans une tenue de sport.

J’ai perdu de vue bon nombre de mes condisciples, même si on cause toujours sur des groupes de discussion : pas assez de place à Beacon Hills pour tous les architectes diplômés. Beaucoup ont rejoint des cabinets dans les grandes villes de la côte. Je suis le seul à être à mon compte, avec un autre qui s’est lancé dans les maisons rustiques et écologiques. Un bon cheval de Bataille, mais le gars est en avance sur son temps. Les Américains ne sont pas prêts à sacrifier leur confort. Si ma maison est basse énergie et consomme peu, sa construction n’a rien eu d’écologique avec tout le béton et la ferraille.

Par discrétion, je ne suis pas resté plus longtemps que celui de brèves salutations. J’ai chopé une lueur de gêne dans le regard de Derek. Comme pris en faute. J’ai prétexté un plan à terminer pour m’éclipser sans contrarier personne. Pas un réel mensonge : j’ai toujours un plan en cours.

(…)

C’est la semaine suivante, à l’occasion d’un repas informel au manoir que Derek se laisse aller à quelques confidences. Il me raconte brièvement le contexte de leur rencontre, un bar, puis de la façon dont Jay est devenu le thérapeute de Ian et un peu celui de Derek.

- Rien d’exclusif, me précise-t-il.
- On sait ce que donnent les serments, répliqué-je. Il me fait penser à un pote de Boston.

Je parle du ballon, demande si Ian a cassé ses jouets au manoir. Et naturellement, la conversation dévie sur l’escalade de ma falaise. L’idée ne tente pas Derek qui se trouve trop massif pour ce sport. J’apprends que son petit ami occasionnel est fan de ce sport.

(…)

Après maintes circonvolutions, Derek me donne le numéro de Jay sur la proposition de celui-ci. J’hésite un peu à appeler. Je ne veux pas que ma présence contrarie leurs affaires. Mais l’envie de grimper cette falaise prend le dessus sur mes atermoiements. Grand bien m’en fasse, Jay se montre très courtois et enthousiaste à mon appel. Soit c’est un homme effectivement très sociable, soit il souhaite faire plaisir à Derek. Je jugerai sur pied.

Le jour J, je passe par un magasin de sport pour acheter le matériel nécessaire avant de me rendre au centre d’escalade. Au téléphone, Jay m’avait précisé qu’ils en louaient au complexe sportif. Seulement, je répugne à chausser des chaussures communes, puis je veux m’y mettre sérieusement. Je n’ai pas acheté du haut de gamme, mais pas non plus ce qui était ciblé pour débutants.

J’arrive un peu en avance sur l’horaire. L’avantage d’être à son compte et de gérer ses journées comme on l’entend. J’en profite pour payer mon adhésion. Je suis décidé, donc autant sauter le pas tout de suite, même si Jay peut inviter une personne par mois pour offrir de découvrir ce sport. Je ressors l’attendre dehors.

Il arrive avec un léger retard et s’en excuse immédiatement. Une sincérité qui me plaît, comme son accolade amicale.

- Comment vas-tu ?
- En pleine forme, merci.
- M’as-tu attendu longtemps ? Je suis désolé, je suis habituellement ponctuel. J’ai mangé avec des amis et ils ont étiré le repas.
- Non, j’en ai profité pour prendre ma carte de membre.
- Derek m’a dit que tu voulais apprendre à grimper. Est-ce ta première fois ou es-tu seulement rouillé ?
- Première fois. Ma maison surplombe une falaise que j’aimerai être capable d’escalader.

Nous passons les portes et comme j’ai déjà expédié l'administratif, Jay me conduit jusqu’à une paroi avec des prises et un gros tapis en aplomb. Sur ce plan, on ne s’assure pas, on se laisse tomber.

- Je suis passé au magasin de sport du centre-ville et acheté un baudrier, un sac de magnésie, des chaussures et un casque. Le vendeur m’a dit que c’était obligatoire. Et des dégaines.

Je ne vois personne avec un casque.

- Par contre, j’ai bien stipulé ma taille, mais les chaussons d’escalade me semblent faire deux pointures de moins. Je peux les changer si cela ne convient pas.

Je joins le geste à la parole et colle la chaussure à l’envers sous mon pied : mes orteils dépassent largement.

- Dans le magasin, j’avais l’impression de marcher sur des œufs. Le vendeur m’a affirmé que c’était normal. Je me suis fait enfumer, hein ?

Jay éclate de rire. Je l’imite, persuadé que c’est le cas.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

« Derek m’en a fait la mention, oui. »
Je n’avais alors pas su dire s’il blaguait ou non. L’humour du taiseux me dépasse parfois. Je ne sais pas s’il manie à merveille le flegme et le second degré ou si, au contraire, il est naïvement inconscient du comique de certains de ses propos. Certains jeux de mots tombent tellement à point que la question ne se pose pas, mais en d’autres circonstances sa nature peu expressive me bluffe. De crainte de le froisser, je ne le lui ai jamais demandé. Mes éclats de rire et autres réactions semblent toutefois le laisser de marbre : dans une telle situation, cela ne peut qu’être bon signe. Il vaut mieux cela, du moins, à un alpha qui pète un plomb.

Chad m’affirme avoir déjà complété son inscription, faisant ainsi preuve d’initiative. Le bêta me semble assidu. Toutefois, s’il ne me porte pas rigueur de mon retard et a même su le porter à son avantage, cela vient tout de même chatouiller une corde sensible logée quelque part entre ma fierté et mon honneur. Nous avançons donc directement vers les murs, où je compte d’abord lui présenter un aperçu des lieux, des règles et des techniques. La partie théorique, en quelque sorte, avant la sortie pratique.

Je dépose mon sac de sports au sol alors que Chad m’explique être également passé en magasin. J’espère que la diligence de l’architecte ne sera pas qu’un feu de paille. Son objectif précis et concret me permet de croire que ce ne sera pas le cas. Je lui souris avec malice alors qu’il me liste ses achats. Nous jetons tous deux un regard à l’intérieur de la pièce, où aucun crâne n’est protégé.

« Il vaut mieux pécher par excès de prudence que l’inverse. Le casque te sera utile en extérieur. »

Enfin. Aussi utile qu’un équipement de protection puisse l’être pour nous qui possédons des capacités régénératrices : à diminuer la douleur dès le moment de l’impact. Entre ce facteur et les épais matelas au sol, je crois bien que Chad n’est pas trop inquiet. Pas autant, du moins, que de la taille de ses varapes et de la fraude dont il semble craindre être la victime. Le biais de sa question me fait éclater de rire.
Je sors mes propres chaussons de mon sac et lui fait la même démonstration qu’il vient de me faire. Je lui explique alors, en pliant les phalanges de ma main gauche en guise d’exemple :
« Il a raison. C’est normal que tu sois inconfortable. Il est même possible que cela te fasse mal au début, mais les souliers ne devraient pas te faire souffrir non plus. L’étroitesse du chausson permet de forcer le pied dans une position arc-boutée qui aide à maintenir le contact sur la paroi, surtout sur les prises plus minces. Pas aussi prononcée qu’avec mes doigts, évidemment. On s’y fait, tu verras. Sinon, rien ne t’empêche de les délacer ou de les retirer pour faire respirer tes pieds. »

Je désigne l’affiche présentant les règles du centre à Chad et les repasse rapidement. Je sais qu’elles sont déjà expliquées lors de l’arrivée de tout nouveau grimpeur, mais j’aime bien y ajouter mon grain de sel. Surtout en ce qui a trait aux matelas. Ils sont là pour les gens sur les parois, les autres doivent attendre entre. Pas question de s’asseoir dessus pour placoter ou que sais-je, même si nous ne sommes pas présentement à des heures de haute affluence.

« Es-tu prêt ? » J’indique à mon invité que nous pouvons passer au vestiaire s’il a besoin de se changer. Quant à moi, j’ai opté pour des pantalons de sport au look passe-partout. Je n’ai qu’à changer mon haut et enfiler mes chaussons.

Lorsque nous nous asseyons sur un banc pour enfiler lesdites godasses, j’explique à mon élève qu’il pourra laisser le baudrier et les dégaines chez lui, pour l’instant.

« Je préfère le bloc à l’escalade, hum, artificielle. Je n’apprécie pas la sensation du baudrier, d’être harnaché comme un chien de traîneau. Je te suggère de travailler d’abord ta technique ensemble sur les parois de bloc, et quand tu t’y sentiras plus à l’aise, nous pourrons poursuivre sur les voies à corde. J’ai la certification pour t’assurer. Tu pourras également la passer et apprendre l’auto-assurage avant de te lancer contre ta falaise, si tu le désires. Ou y aller en solo intégral, si tu préfères. » Je n’ose pas imposer ma présence dans son oasis

J’envoie une légère claque dans le dos de Chad. J’ai conscience que ça peut paraître beaucoup, dit ainsi. Il ne faut cependant pas oublier les atouts naturels qu’il possède, et le tuteur exceptionnel que Derek a eu l’élégance de lui fournir. D’un sourire, je l’encourage.

« Ça viendra plus vite qu’il n’y paraît, tu verras. C’est un sport formidable. »

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

J’écarquille les yeux, étonné de la démonstration, quand Jay appose l'un de ses chaussons à son pied. L’explication qui suit me rassure de l’intérêt de se torturer ainsi les phalanges. Le vendeur ne m’a pas vendu des salades. Il n’avait aucun intérêt, mais un brin d’explication n’aurait pas fait de mal, mieux qu’un « c’est ainsi ».

Jay me commente à sa manière les règles du centre. J’ai déjà eu la litanie lors de mon inscription, toutefois l’ami de Derek y ajoute une note personnelle sympathique incluant ce qui a conduit à ces instructions. Si certaines sont de pur bon sens, d’autres sont inhérentes à la pratique de l’escalade, des points qu’on ne peut pas deviner quand on est un néophyte. Je lis entre les lignes ce qui l’agace, genre les personnes qui utilisent les matelas comme banquettes. Cela dévoile une facette de sa personnalité. Une forme de rigueur qui trouve un écho sur mon propre fonctionnement. Nous devrions facilement nous entendre.

- Es-tu prêt ?
- Quand tu veux !

Jay me montre les vestiaires, mais je suis déjà en tenue, je n’ai qu’à poser mon hoody. Dans mon sac, hormis mes achats au magasin de sport, j’ai placé des affaires de rechange, un gel douche et une serviette. Arrive le moment déplaisant d’enfiler ces chaussons trop petits. La semelle en plus d’être trop courte est incurvée. Mon âme d’architecte comprend l’optimisation de la forme et le report du poids, mais j’aime porter des habits confortables. Me revoilà avec une démarche de canard. Mon honneur est sauf, c’est le fardeau de tout le monde ici.

Mon instructeur me confirme que je n’aurais pour le moment pas besoin de mon baudrier flambant neuf ni du casque qui s’utilise uniquement en extérieur. Il me dit mieux aimer le bloc que l’escalade encordé, préférant la sensation d’un corps libre à celle d’une entrave. Mon but devrait me diriger vers l’encordage, cependant j’assume qu’il me faut maîtriser les bases voire un peu plus pour viser plus haut. Quant à porter un baudrier, cela ne me gêne pas, j’en ai un pour mes chantiers. Une obligation légale pour se balader sur les poutres ou les toits sans effrayer les maîtres d’œuvre. Jay m’encourage d'une tape dans le dos. Je ne suis pas inquiet.

- Ça viendra plus vite qu’il n’y paraît, tu verras. C’est un sport formidable.
- Je n’en doute pas.

Jay me parle de puissance, de force pure et de dynamique. Il me montre une voie avec la consigne de n’utiliser que les prises jaunes, le deuxième degré de difficulté de cette salle. Sans autres consignes de sa part que de laisser parler mon instinct, je m’élance. Je parviens à attraper la dernière prise en forçant un peu sur l’une des proéminences en milieu de parcours. Je me laisse tomber sans appréhension. Depuis que j’ai rencontré les Kawaiisu et reçu un peu de leur enseignement, je n’ai plus aucune appréhension du vide.

- J’étais comment ?

Comme un surnaturel. En gros, je n’ai aucun mérite. Jay me demande de recommencer en bridant ma force naturelle. Je lâche avant d’atteindre le haut. Le parcours semble simple, mais à force humaine il demande un poil de technique. J’ai tout faux dans mon positionnement. Je n’en veux pas à Jay de m’avoir envoyé en crash test, c’est révélateur de ce qu’il ne faut pas faire.

- Montre-moi, dis-je en me grattant la joue. Mince, je me suis foutu de la magnésie partout.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

Chad me répond avec une assurance qui me plaît. Non seulement parce qu’il corrobore mes dires et se range de mon côté en confirmant que ma passion – l’une d’entre elles, du moins – est formidable. J’apprécie surtout l’aura tranquille et confiante qui émane du loup. Je voie bien pourquoi il est ami avec Derek, bien que leurs styles diffèrent. Grandement.

Je poursuis mes explications, rendu plus volubile qu’à mon habitude par la passion contagieuse qui s’empare de tout grimpeur après seulement quelques séances. Certains diraient que c’est une secte. C’est peut-être l’impression que donnent les assidus aux yeux des non-initiés. Je dirais davantage que c’est une drogue, malgré ma méconnaissance de la chose : plaisante et addictive, la grimpe est ce qui s’en rapproche probablement le plus pour le loup-garou que je suis.  Je parle de physique et de physiologie, vérifie d’un regard que l’architecte me suis, et me permet des explications plus exhaustives qu’à d’autres néophytes : il ne fait pas de doute qu’il est suffisamment intelligent, et savant, pour comprendre les termes les plus techniques.

« Trêves de bavardage », conclus-je avant de devenir barbant, « passons à l’action! »

Je pointe un problème à Chad. Ce n’est pas le même que j’avais désigné à Ryan, mais je me souviens avec une pointe d’appréhension de l’étalage de ses talents dont le guitariste avait fait part. Le bêta me semble plus posé et moins m’as-tu-vu, mais je ne peux savoir avant de le voir. Je rappelle brièvement à mon invité les règles définissant ce qui est ou non hors d’atteinte pour son problème et l’encourage à se lancer sans plus d’artifices.

J’observe attentivement l’ami de mon client. La prise de ses doigts, les angles de son corps, le positionnement de ses pieds, la trajectoire de son regard, etc. Je remarque la difficulté qu’il semble éprouver en fin de parcours et un mince rictus se profile un instant sur mes lèvres. C’est bon signe qu’il ait eu de la difficulté, à un moment ou à un autre. Et surtout, il n’a pas joué les acrobates, même si sa nature surnaturelle lui est apparue utile.

-J’étais comment ?

Une autre grimpeuse m’interroge du regard et je lui fais signe d’y aller : la voie lui est libre.

« Instinctif, définitivement. » Je lui offre un sourire amical. Je sais que tous les parents ou tuteurs surnaturels ne sont pas comme les miens furents. « Très puissant : tu pourras bientôt monter ta falaise. »

Ma remarque est suffisamment subtile pour ne pas attirer l’attention sur nous, mais également assez explicite pour tirer une moue à Chad. Mon poing percute son épaule sans force réelle alors que je lui dis de ne pas s’en inquiéter. Le but de l’activité n’est pas la finalité en soi, mais l’exercice pour s’y rendre. Ce n’est pas une course, et il y a presque toujours plusieurs solutions possibles. La force surnaturelle devient rapidement superflue.

« La force est généralement secondaire si tu te positionnes bien. Essaie sans, la prochaine fois, je pourrai te guider. »

J’explique à Chad qu’il avait inversé la position de ses mains sur les dernières prises, ce qui a rendu le mouvement moins fluide et lui a demandé de reposer davantage sur son pied droit. J’évoque rapidement les moments où il est justifié de laisser son corps reposer loin de la paroi ou, au contraire, d’en rester accolé et je mentionne qu’il est généralement favorable de mettre ses orteils, ou le côté de celles-ci, sur les petites prises, plutôt que l’arche du pied, non pas que j’aie observé quoi que ce soit, mais c’est possiblement l’une des adaptations les plus difficiles pour un débutant. Je souligne toutefois qu’il semble avoir un bon instinct quant aux reports de poids et à la manière d’utiliser ses appuis pour se propulser.

« Mon cousin m’a toujours dit que la règle d’or est : "En cas de doute, lève la patte". Ça permet de porter ses mains plus haut par la suite. »

Je termine mon hiatus, craignant de l’avoir découragé. Je préfère toujours l’approche requérant une mise en situation : c’est peut-être une déformation professionnelle, mais d’évaluer le mouvement de mes pupilles me permet de mieux les guider par la suite.

« Ne t’inquiète pas, tu t’en es bien sorti. Ce sont de petits ajustements qui viendront une à une avec la répétition et la pratique. Tu peux aussi regarder des vidéos de pros pour assimiler la technique sans t’assommer de théories. »

Je prends la note mentale d’envoyer quelques liens à Chad s’il manifeste un intérêt pour cette méthode d’apprentissage, et il me relance en me demandant un exemple. J’opine sans faire de cas de la magnésie sur sa joue : le gym d’escalade est le seul endroit où l’on m’ait déjà vu avec des cheveux blancs, ou autrement qu’impeccables… Je suis à peu près certain que dans moins de cinq minutes, j’aurai une tache blanche sur le côté de mon short, et ce ne sera que la première de plusieurs.

Avant de m’avancer vers la paroi, j’explique à l’architecte que je visualise toujours mentalement le parcours que je compte utiliser, même sur les problèmes d’apparence plus aisés. Je diverge souvent de ce trajet mental, mais il m’aide tout de même à mieux prévoir mes mouvements sans m’épuiser une fois sur le mur. Je partage à mon comparse le tracé que je prévoie entreprendre, en expliquant sommairement la raison derrière la séquence que je lui présente.  Quelqu’un en a profité pour s’avancer sur la paroi. J’attends qu’il termine en l’observant, sans que cela ne m’empêche de demander à Chad s’il travaille à son compte ou pour une firme.

Lorsque vient enfin mon tour, je me hisse tranquillement d’une pierre à l’autre, m’arrêtant de temps à autre pour attirer l’attention de Chad sur un geste ou un positionnement. Lorsque je touche la dernière prise de ma seconde main, plutôt que de me laisser tomber, j’entreprends de dégrimper la paroi. Je n’en explique la raison qu’une fois hors du matelas.

« Ça permet de travailler le groupe musculaire complémentaire et d’améliorer sa technique. Je ne le fais que sur les voies où je suis très à l’aise, cela dit. » Ou comment ne pas dire "faciles" pour moi. « Tu veux retenter ? »

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

- Ne t’inquiète pas, tu t’en es bien sorti. Ce sont de petits ajustements qui viendront un à un avec la répétition et la pratique. Tu peux aussi regarder des vidéos de pros pour assimiler la technique sans t’assommer de théories.
- Je vois l’idée. Je regarderai ça !

Apprendre en regardant les autres, une pratique que j’ai employée pour mon métier. J’ai visionné de milliers d’heures de vidéos de professionnels, mais aussi d’amateurs, analysé leurs approches dans la conception d’une bâtisse quelle qu’elle soit, étudié leur priorité et leur compromis. Ensuite, Jay m’explique qu’avant de grimper, il analyse son parcours et de là, ses prises. C’est un gain de temps, donc d’énergie. Cela même si souvent on dévie de la voie envisagée de prime abord. J’imagine qu’en compétition, les athlètes savent par cœur leur chemin.

Nous nous approchons de la paroi. Jay m’indique les séquences qu’il compte faire et pourquoi. Pendant nos palabres, une personne s’élance sur la paroi. Je note le jeu des politesses : priorité à ceux prêts à grimper. Pendant l’attente, Jay me demande si je suis à mon compte ou pour une firme.

- À mon compte. C’est risqué quand on commence dans le métier sans un réseau établi. Puis, j’ai eu l’opportunité de designer moi-même ma maison avec la chance d’un apport financier certain. J'ai gérer le chantier de A à Z. Elle me sert de vitrine et ça marche.

Je suis un gosse de riche. J’estime ne pas devoir m’en cacher ni en avoir honte. Mes parents m’ont appris le sens du travail et le résultat est là. Mon carnet de commandes se remplit et je ne suis pas loin à devoir refuser ou reporter les nouveaux projets qui pourront tomber d’ici la fin de l’année.

- Je te ferai visiter le jour où j’en serais à envisager sérieusement de grimper ma falaise.

Ou avant, s’il veut la voir avant. La falaise bien sûr. La paroi libérée, Jay s’élance. Maîtrise et souplesse me sautent aux yeux. Il ralentit, m’explique l’intérêt de ses gestes où il minimise la moindre fatigue. C’est un sport plus précis que je ne l’aurais cru. Il arrive en haut avec une facilité écrasante. Je reste bouche bée à le regarder dégrimper la paroi. Exercice compliqué. Il m’explique, une fois arrivé sur le tapis, que cela permet de travailler des muscles complémentaires. Hormis l’intérêt de se muscler de façon uniforme, je devine l’intérêt dans les cas où on se trouve obligé de rebrousser chemin parce que la voie s’avère plus difficile ou pour d’autres dangers.

- Tu veux retenter ?
- Carrément ! Je prends la même voie que toi.

Du regard je mémorise l’accession, tente de me souvenir des conseils prodigués plus tôt et me lance. Trois minutes plus tard, je sens que je ne suis pas placé correctement, plutôt que d’insister, je lâche et tombe sur le tapis. Pour le moment, l’intérêt n’est pas d’arriver en haut. J’écoute la correction de Jay et me relance sur les prises.

Une demi-heure plus tard avec des pauses pour laisser le mur aux autres, je me sens enfin plus à l’aise et plus fluide et j’arrive à enchaîner sans erreur notable jusqu’en haut. Je ne tente pas de dégrimper, c’est pour le moment impensable à mon niveau.

- Je suis mort ! dis-je en tirant sur mes bras. En tout cas, je ne regrette pas mon inscription à l’année : j’aime beaucoup. C’est une activité qui me ressemble : pleine de concentration.

J’offre un sourire sincère à mon formateur. Là, j’ai bien envie d’aller piller le distributeur de canette fraîche. Jay m’a offert de son temps, je ne voudrais pas l’obliger.

- Ça te dit de prendre une pose et boire. Je paie ma tournée au distributeur. Ensuite, je continue à m’exercer tant que mes muscles ne me disent pas d’arrêter. Je ne veux pas te monopoliser. Tu as sûrement envie de faire une voie à ton niveau. Quand j’en aurais assez, je viendrais te voir. Qu’en dis-tu ?

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

J’approuve en silence lorsque Chad m’indique être architecte à son compte. Je n’ose le questionner lorsqu’il mentionne un apport financier et me contente de sourire poliment. Je ne doute pas que sa meute ait pu y être pour quelque chose, avec des ressources partagées comme dans la mienne. Jusqu’à ce que je me souvienne que ladite meute est sur respirateur artificiel. Enfin, me dis-je, le présent n’est pas garant du passé. Si drame il y a eu, cela n’implique ni que Chad n’ait pu y toucher avant, ni qu’il ait connu un héritage significatif : rien qui ne soit des affaires d’un étranger, en tout cas.

Une exclamation impressionnée franchie mes lèvres. Je n’ai pas la moindre idée de ce que peut impliquer la gestion entière d’un chantier - ou plutôt, le détail de celle-ci - ayant moi-même été propriétaire d’une construction récente, mais pas neuve. J’en déduis que la localisation de sa maison, si près de la falaise, participe certainement à un certain effet d’éloquence lorsque des clients le visitent.  J’espère d’ailleurs que ce n’est pas à ce titre que le bêta me tend une invitation à passer dans un futur incertain.

« Ce serait avec plaisir. »

J’empoigne la main de Chad pour conclure ce marché amical et vais rejoindre la falaise artificielle. Vient ensuite le tour de l’architecte, que j’observe encore de mon œil de thérapeute : tout aussi perceptif, mais moins axé sur le jugement que mon œil civil. Je vois que l’homme bloque sur un geste et lui indique une alternative potentielle. Il ne m’entend pas, ou ne se sent pas de suivre mon conseil. Il se laisse donc tomber avant, je suppose, de voir toutes ses forces drainées.

« Excellente chute! » l’encouragé-je. Roulade vers l’arrière, le cou protégé : voici bien la preuve qu’il est bon élève, et attentif. Rare sont ceux qui écoutent réellement les indications à leur arrivée le premier jour.

« Tes mains étaient croisées. Ce n’est pas un placement intuitif, mais il te permet ensuite de libérer la droite pour avoir un meilleur accès sur la prise suivante. C’est comme je disais : des micro-apprentissages. »

Chad poursuit ses tentatives et ses ascensions. Quelques potes viennent nous saluer et l’encourager et repartent. Lorsqu’il reprend son souffle, je me faufile parfois pour tenter un problème plus complexe. Je le retiens à un moment pour lui souffler d’observer l’une de nos grimpeuses avec la meilleure technique, alors qu’elle aborde un passage particulièrement délicat. Malgré son attirail de sport pratiquement dessiné sur elle, il ne fait pas de doute que c’est son talent qui attire les regards lorsqu’elle parvient au sommet sous un tonnerre d’applaudissements. C’est la première fois que je voie ce problème réussi dans son intégralité. Et il a été monté il y a trois semaines.

Chad poursuit avec persévérance, jusqu’à accomplir d’un seul acte la montée. J’attends qu’il se laisse tomber sur le matelas au sol et vienne vers moi en se massant les bras. Il affirme apprécier ce sport que je pratique depuis bien plus de dix ans – en incluant les diverses pauses – et je dois admettre que cela me réchauffe le coeur. Je ne saurais dire pourquoi, exactement. Il est possible que ce soit simplement cette similarité que je voie entre nous qui me donne une impression de familiarité, bien différente de la bienveillance que j’éprouve envers Raphaël, ou la compétitivité amicale qui me lie à Ryan et ses escapades artistiques. Dans tous les cas, je saisis l’épaule de Chad en une accolade et le félicite.

« Bien joué, Chad! Je suis content que cela te plaise. » Trop de gens additionnent les tentatives inabouties en une somme d’échecs et se butent à leur propre frustration montée en épingle par un sentiment injustifié d’inaptitude. C’est peut-être aussi pourquoi j’ai tellement tendance à répéter que cet apprentissage est lent et subtil.

Le bêta m’offre de payer pour une canette. J’affiche une moue vaguement boudeuse, ne faisant généralement pas confiance au contenu de telles machines. Je présume que mon camarade n’a pas remarqué, ou analysé, que le comptoir derrière le mur de la réception sert de café et de modeste bar, offrant quelques bouteilles de vin locales, un choix de salades et de sandwichs, quelques barres protéinées et, surtout :

« Que dirais-tu d’un espresso? Ce n’est pas le meilleur en ville, mais il se défend bien. » Pour un café de province, en tout cas, et il est servi avec un verre d’eau. J’apprécie néanmoins l’offre de l’homme, tout autant que son attention suivante. Je ne me sens pas contraint de l’aider, bien au contraire.

« Nous pourrons nous exercer à proximité. » Les problèmes sont mélangés entre eux plutôt que rangés en section, ce qui permet une meilleure mixité et alternance des grimpeurs. « Je trouve que c’est plus agréable d’être accompagné, même si nous nous retrouvons à quelques mètres les uns des autres. »

Notre soif étanchée, j’entraîne Chad jusqu’au groupuscule de grimpeurs qui sont déjà passés nous voir. On lui demande depuis combien de temps il pratique le bloc, ce qu’il fait dans la vie, quel est son niveau, ce genre de questions normales. L’une de nos compagnes d’escalade nous rejoint alors. Elle serre la main de Chad. Je souris avec malice, sachant ce qu’elle s’apprête à dire.  Rien d’édifiant : seulement son prénom long et complexe, immédiatement suivi d’un :
- Tu peux m’appeler Jay pour faire plus court.
« Ou Jay D. Et moi, Jay-P ou Jay K. Au choix du chef. »

Sans attendre plus longtemps, elle ajuste sa queue de cheval et se dirige vers des pistes qui lui serviront d’échauffement, mais seraient de bons problèmes pour Chad. D’un signe de tête, je lui fais signe que j’y retourne également.

« Assez discuté. Le mur m’appelle. »

Je cogne du poing ou de la main contre ceux de mes comparses grimpeurs et vais retrouver un problème qui m’embête. Je profite qu’il n’y ait pas foule devant pour prendre le temps de bien l’étudier et le travailler convenablement.  Le temps passe, ponctué de micro-pauses pour retirer les varapes, d’interruptions agréables et de discussions sur ce creuse-méninges. Je m’en éloigne à quelques reprises pour faire autre chose, espérant qu’un peu de recul m’aidera à y voir plus clair.  Peu à peu, je sens l’acide lactique qui s’accumule dans mes tissus musculaires, et mon énergie qui décline pour laisser sa place à ce doux sentiment de bien-être nommé endorphine : une drogue à laquelle je suis accro.

Je parviens alors à terminer le piège du problème, et le reste de l’ascension se déroule bien. Évidemment, on fait mine de ne pas me croire et me demande de recommencer pour bien prouver que ce n’était pas qu’un coup de chance. Chad revient sur ces entrefaites. Je lui souris et lève l’index.

« Je suis à toi dans un instant. Je dois d’abord faire manger ses bas à cet incrédule. »

Expression mal choisie quand on est pieds-nus dans des souliers trop étroits. Je ne m’en formalise évidemment pas et retourne à la paroi. Malgré mon pied qui glisse sur une prise, je parviens à me ressaisir par la force de mon tronc et à poursuivre. Quelques minutes plus tard, je roule sur le tapis matelassé et m’immobilise en poussant un râle victorieux. Je ne m’attarde pas davantage sur place et vais rejoindre mes amis, mains sur les hanches et le souffle un peu court. Je questionne Chad en souriant :

« Claqué ? » Personnellement, je sais que je pourrais encore faire quelques montées. J’espère qu’il ne se sent pas obligé de rester par politesse envers moi. Je me fais prendre de vitesse.
« On va voir le match au pub, si ça te dit. »
« On ira dans une demi-heure à peu près. Tu peux rester sans grimper. »

Voilà un accueil plus chaleureux que celui qu’ils avaient réservé à Ryan. L’attitude de l’un et de l’autre des loups n’y est certainement pas étrangère.

« Jay, tu viendras cette fois ? »

Je souris sans répondre. Cela dépendra de ce que mon portable m’indiquera de la disponibilité d’autres attraits. Les parties télévisées sont un excellent deuxième choix.

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

Jay surenchérie à ma proposition de collation en me signalant une partie du complexe sportif que je n’avais pas remarqué : un espace dédié à une consommation plus posée et certainement meilleure que ce qu’offrent les distributeurs alignés dans le hall à l’entrée. Le thérapeute précise que nous pourrons ensuite nous entraîner non loin de là et côte à côte, les niveaux sont mélangés entre eux pour favoriser les échanges. J’ai surtout besoin de m’hydrater et d’un apport de sucre, j’accepte néanmoins sa proposition de prendre un expresso.

Le café est correct, par-dessous tout j’apprécie le verre d’eau qui l’accompagne. Je profite d’une distraction du loup vers une connaissance pour remplir à nouveau mon verre avec une carafe escamotée prestement sur la table voisine délaissée par ses convives. La prochaine fois, j’apporterai une gourde. Ma soif étanchée, je suis mon initiateur vers un groupe de grimpeurs qu’il connaît bien. Par son entremise j’accède à un nouveau panel de connaissances et de contacts. Je dois admettre que c’est ce dont j’ai besoin pour sortir de ma tour d’ivoire. Je réponds honnêtement aux questions qui fusent. Mon niveau en escalade : je débute. Mon métier. La dose intrusive nécessaire pour cerner quelqu’un sans non plus l’embarrasser. Je tente de retenir les prénoms de chacun, leurs jobs et cerner en gros leur personnalité. Le groupe est hétérogène, je vois là l’expression friendly de la grimpe. La compétition, si elle existe, n’est là que pour pousser à s’améliorer et non pas à dépasser ses camarades. J’aime cette bienveillance, car au final sur le mur c’est soi-même qu’il faut vaincre, non les autres.

Une nana nous rejoint, la démarche assurée assortie d’une silhouette que bien des femmes lui envieraient. Le regard d’une combattante elle me fixe. Je remarque le sourire qui naît sur les lèvres de Jay quand elle me sert la main. Je crains un plan drague à la hussarde, je la trouve jolie mais elle ne correspond pas au type de filles avec lesquelles j’ai pu sortir et qui se résume à mon amour de jeunesse Crysta qui me donne de temps à autre des nouvelles et quelques filles en soirées étudiantes. Ma fuite de Boston m’avait pas mal assagi. J’avais des démons à vaincre. De fait, l’amusement de mon professeur du jour est le prénom quasiment imprononçable de la grimpeuse.

- Tu peux m’appeler Jay pour faire plus court.
- Ou Jay D. Et moi, Jay-P ou Jay K. Au choix du chef.
- Va pour Jay D et Jay K.

Sous mon crâne cela se range en D et K, un peu comme les héros de Men in black. La pause terminée, chacun retourne à ce qu’ils nomment leurs « problèmes », un peu comme un exercice de math ardu. Je regarde D s’élancer sur la voie que K m’a suggéré comme intéressante à étudier. D colle la paroi avec une aisance qui trahit son entraînement, tandis qu’un peu plus loin K reste au sol méditatif, le museau tourné vers des prises qui me semblent bien trop éparses pour être grimpables. Il m’a donné les bases, à moi de développer ma pratique par l’essai et le mimétisme. Je travaille la voie libérée par D et mesure le fossé qui nous sépare. Loin de me rebuter, je m’en retrouve galvanisé, d’autant que ceux avec qui j’ai échangé plus tôt m’encouragent où me glissent des conseils. La fatigue s’efface au profit d’un bien-être saturé d’endorphine. Je comprends alors que l’on devienne accro à cette discipline : le mur m’attend a dit K. J’entends des exclamations sur ma droite, sans lâcher ma prise je tourne la tête : K semble avoir accompli quelque chose. Je me laisse tomber pour aller voir.

- Je suis à toi dans un instant. Je dois d’abord faire manger ses bas à cet incrédule.

Je lève une main amicale et observe D s’élancer. Le « problème » doit avoir de l’importance car un petit groupe de grimpeurs s’attardent à le regarder. Si le début semble facile pour D, je comprends vite où se situe l’obstacle. Le changement de prise est précis et demande une synchronisation qui ne souffre pas d’erreur.

- Le salaud, il l’a fait !
- T’es le meilleur, Jay !

Je souris comme un bienheureux, content pour mon camarade. La grimpe n’est pas un sport où on se la raconte. Il ne s’agit pas de travailler son cardio ou des muscles précis comme en athlétisme, cette discipline requière toutes les facultés du corps humain ainsi que celles de son esprit.

- Claqué ?
- Un peu vidé, oui. Mais heureux !
- On va voir le match au pub, si ça te dit.
- On ira dans une demi-heure à peu près. Tu peux rester sans grimper.
- Avec plaisir, j’ai encore un peu d’énergie pour deux ou trois essais.
- Jay, tu viendras cette fois ?

Le thérapeute se contente de sourire. A la question qu’on lui a posée, je devine que Jay possède plusieurs cercles d’amis aux frontières bien distinctes semble-t-il. Il m’a paru être un garçon organisé, cette impression se confirme. Je lève le pouce dans sa direction assorti d’un hochement de tête. Je ne veux pas qu’il se sente obligé de poursuivre son accompagnement jusqu’à l’after. Chacun repart pour ses ultimes tentatives.

Il y a comme un nœud sur la voie que je focus depuis une heure. Un changement de prise qui me laisse en difficulté si je n’use pas de ma force surnaturelle. Agrippé à ce point précis, les épaules un peu lâches pour ne pas tétaniser, j’observe et analyse sans pouvoir trouver ce que je fais mal quand la voix de D se fait entendre au niveau de mon genou gauche : elle a grimpé à ma suite.

- Ton pied est mal placé.

D’autorité elle tord ma chaussure dans une position qui me déséquilibre. Je resserre mes doigts, tiens à la force des poignets et des bras. D ne s’embarrasse pas de préambule et tout en étant elle-même en équilibre précaire, elle positionne mon corps.

- Tu mémorises ? demande-t-elle le nez sous mes fesses.

Un peu troublé de cette proximité impromptue, je me rends compte soudain que la position dans laquelle elle m’a mis est confortable et plus dynamique, je m’élance sans mal et passe la série des trois prises qui me posait soucis.

- Merci, dis-je une fois revenu sur le plancher des vaches.
- Ça va devenir intuitif, donne toi l’temps ! T’as déjà une bonne approche pour un débutant. Et t’as d’la chance, Jay K est bon professeur. Puis avec sa double casquette thérapeute, il ménage ton corps. On se retrouve à l’entrée avec les autres, je file prendre une douche.

Fait-elle exprès sous couvert de félicitations pour ma première journée de me tapoter les bras et les épaules de ses mains enduites de magnésie ? Je ressemble à un boulanger qui vient d’éclater un paquet de farine. Rien de dramatique, dans mon sac de sport surchargé, j’ai de quoi prendre une douche. K est encore sur le mur quand je me dirige vers les vestiaires où une partie de la troupe d’amis devise sur la soirée à venir.

(…)

- T’es motorisé, Chad ? demande Tyler. Avec Jay D on est à pied. Si ça t’dérange pas de nous avancer jusqu’au pub, sinon on monte avec les autres.
- T’inquiète, j’ai ma voiture.
- C’est quoi ta caisse, demande D.
- Une granturismo.
- C’est pas un jeu ça ? C’est une familiale c'est ça, reprend-elle le ton un poil moqueur.
- C’est une Maserati voyons ! s’écrit Tyler. Cool, j’ai jamais posé mon cul dans une telle caisse. Je monte devant, y a pas de place derrière.

K arrive sur ces entrefaites.

- Alors, on est assez bien pour toi ce soir, le provoque D.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

Au pouce que me lance Chad, j’en conclus qu’il se sent suffisamment à l’aise en compagnie de ma bande pour voler de ses propres ailes et s’émanciper de moi. D’autres seraient peut-être émus. Je connais l’homme depuis quelques heures à peine, et si j’apprécie la personne, je ne me sens pas l’âme d’un sensei pour autant. Je me contente d’étirer un coin des lèvres pour lui faire saisir que je l’ai bien compris, sans lui admettre que je n’aurais pas changer mes plans pour une recrue, fut-elle référée par la reine de France.

Je me contente de poursuivre mon entraînement en glissant sur des niveaux où j’ai plus de facilité, afin de débuter la séquence post-entraînement. Alors que je redescend une voie, la tête presque à l’envers, je fronce les sourcils. Jay est presque à califourchon sous Chad. S’il faisait un mauvais mouvement, elle pourrait se prendre son pied en pleine figure. J’observe son manège en espérant pour elle qu’aucun de ses collègues du centre ne la voie faire, bien que je doute qu’ils n’interviendraient.

À mon grand soulagement, tout se passe bien et Chad débloque son problème. Avec un peu de concentration, je l’entends remercier Jay, qui me mousse en retour. Elle dit la vérité, certes, mais rien ne l’y obligeais. Alors que mes potes se dirigent un à un vers le vestiaire, je prends un trajet différent.

Je me dirige vers l’aire matelassée où quelques équipements de musculation sont disponibles. Je m’installe entre trois amies qui s’étirent à l’aide de quelques poses de yoga, et deux mecs qui enchaînent les tractions à la barre et les coups d’oeil aux yogis. J’en profite pour relaxer mon corps autant que mon esprit. Je me concentre sur de longues respirations tout en étirant à tour de rôle divers groupes musculaires, dans une série de positions qui me sont familières.

Je croise quelques potes alors qu’ils sortent du vestiaire. Nous nous échangeons un check et je vais à ma case. J’en déverrouille le cadenas et vérifie sur mon portable les messages que j’ai reçus. Un instant plus tard, je saute dans la douche, et au bout de quelques minutes je rejoins notre bande, bien mis et peigné. Frais comme une rose, j’écoute à distance Chad répondre aux questions qu’on lui pose. Sa voiture confirme mes soupçons sur les ressources de l’homme. Sa franchise décomplexée me confirme ce qu’il me semblait avoir deviné de sa personnalité. Un mec honnête, mais confiant, qui ne semble pas avoir de comptes à rendre.

C’est Jay qui m’aperçois la première et m’apostrophe avec son habituelle charmante subtilité. J’ajuste mon sac de sport sur l’épaule et lui envoie un clin d’oeil. D’une voix un peu mielleuse, je réponds :
« Évidemment, puisque tu y seras. Tu montes avec moi ? »
- Parfait, je cond…
« C’est toujours non. Je t’ai vue à vélo. »

Tout le monde qui n’a pas envie de marcher semble avoir trouvé un siège. Sans plus attendre, je me rends à ma Subaru en papotant avec Jay. Je mets mes affaires dans le coffre; elle a laissé les siennes derrière le bureau d’accueil et repassera les chercher plus tard. J’allume le moteur et embraye.

« Au fait, pourquoi doit-on expliquer les règles de sécurité aux bleus ? De ne pas grimper trop près d’un autre grimpeur, par exemple. »
- Fais pas chier, Jay.
« Ce qui me ferait chier, ce serait que tu perdes ton job pour un truc aussi con. Suffit que ton boss te voie, qu’il y ait une plainte ou un accident. »
- Y’en a pas eu.
« Tant mieux, je n’ai pas envie de devoir te dire que je te l’avais dit. C’est le seul club de grimpe à Beacon Hills. »
- Je sais c’que je fais, Jay.
« Ça, ils le savent pas forcément. T’es pas à l’abri d’un sursaut ou d’un mauvais mouvement de leur part. J’ai des clients qui viennent me voir pour des trucs plus bêtes que ça. »

Il y a un court silence. J’en profite pour tourner la tête vers mon homonyme. Je lui flashe mes dents. Je ne suis ni fâché, ni déçu. Je m’inquiète simplement pour une camarade : je ne suis pas certain que sa santé mentale s’en porterait bien si elle devait mettre une croix sur le sport que j’apprécie, et qui est sa vie.

- C’est un charmant, comme toi. D’où tu le connais ?
« Par l’intermédiaire d’une connaissance commune. »
- Tu sais s’il est célibataire ?
« J’en sais rien. Tu n’as pas un mari et une fille? »
- J’ai surtout une amie qui fait la troisième roue. Pis, Chad et Sima feraient un beau couple.
« Si je viens à l’apprendre, je te dirai. »


Je me gare derrière la Maserati de Chad. Je vérifie mon apparence d’un regard dans le rétroviseur et descend de voiture. Les portes se verrouillent automatiquement quelques pas avant d’atteindre la porte du bar. J’intercepte un serveur et lui indique de ramener deux pichets à notre table : un de rousse, et un d’ambrée. Jay me boude encore un peu, mais rejoins la table où nous sommes attendus en faisant mine de rien. Je m’installe sur la banquette en prenant soin de me retrouver à proximité de l’un de ceux qui se sont douchés après notre entraînement.

« Alors, la voiture de Chad ? »

Tonnerre d’enthousiasme alors que mes potes m’expliquent l’expérience qu’a été ces quelques minutes de conduite. J’observe du coin des yeux la réaction de l’architecte. L’arrivée de ma commande jette un silence sur la tablée, pendant lequel nous nous servons tous à boire. Je relance la discussion après une première gorgée.

« Joli travail avec la jaune en déclin, Chris. La rotation pour sortir du plafond est quelque chose. »

La discussion se poursuit en l’attente du coup de départ du match. Pour l’instant, la musique bat encore son rythme dans les haut-parleurs, et les téléviseurs affichent des vidéoclips.

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

Le trajet jusqu’au pub est court, pour combler l’enthousiasme de mes deux passagers, je rallonge le parcours d’un tour de bloc que je sais peu utilisé par les piétons. Pas besoin de dépasser les limitations de vitesse pour apprécier l’accélération et la maniabilité de cette belle mécanique italienne qui répond à la moindre de mes sollicitations. Tyler et Chris brament leur joie des étoiles dans le regard. Malgré mon petit détour, j'arrive devant le pub avant Jay qui a démarré presque en même temps que moi. Nous entrons, rapidement rejoints par une partie de la troupe. Je suis la vague et laisse la bande s’asseoir à côté de qui il veut avant de poser mon séant.

- Tu supportes quelle équipe ? me demande Tyler.

J’explique ma préférence par la majeure partie de ma vie passée sur la côte Est. Les deux Jay arrivent à ce moment-là.

- Alors, la voiture de Chad ?
- Il nous a collés au siège sans faire d’excès de vitesse ! s’exclame Tyler.

Chris vante le confort et contredit Tyler sur le manque d’espace à l’arrière. Soudain, mon instinct animal me prévient de l’attention soudaine de Jay. Mes premières impressions sur cet homme, qui a réussi à percer les remparts de Derek, sont celles d’un homme d’apparence désinvolte et ouvert, tout en étant attentif dans l’analyse des autres et obsédé par son apparence. Sans le regarder, je réagis aux commentaires élogieux, voire envieux, sur ma voiture par un sourire amusé. Nous sommes dans un pays où le pauvre peut devenir riche et inversement. Une patrie qui prône l’élévation par ses actions. Je n'ai pas honte de mon niveau de vie. Certes, le milieu social dans lequel j’ai été élevé m’a offert les bons outils cognitifs pour réussir ma vie. À la maison, l’excellence était la norme. Mon choix de l’université ordinaire de Beacon Hills a irrité mes parents. J’ai contrebalancé cette déception en bataillant sur la première place avec un camarade bien moins fortuné que moi, mais brillant. Il a d’ailleurs, aux dernières nouvelles, intégré un prestigieux cabinet d’architectes à Seattle.

Une serveuse apporte deux brocs de bières que je ne me souviens pas qu’on ait commandées. La bande doit être des habituées du pub. Les conversations se tarissent le temps de remplir les verres. J’opte pour la rousse. J’écoute et observe la tablée. J’affine mes impressions sur chacun. Le groupe est hétérogène. Il y a ceux qui parlent : Tyler et les deux Jay, ceux qui écoutent. Il n’y a pas vraiment de meneur et si je devais en désigner un, cela se ferait en fonction du niveau des grimpeurs présents autour de la table. Des relations entre experts et plus novices.

- Joli travail avec la jaune en déclin, Chris. La rotation pour sortir du plafond est quelque chose.

La bienveillance de K appuie ma réflexion. J’aime cette répartition du respect, la fraternité qui règne entre eux. S’il y a une compétition, son émulation ne sert qu’à se dépasser soi-même. Ce n’est que ma première fois, pourtant au contact de Jay et des autres je devine qu’il y a bien plus que d’arriver à grimper en haut de la voie, quelle que soit sa couleur et difficulté : le goût de l’effort allié à un besoin de technicité poussée. Cela convient à mon caractère. Je vais parfois courir avec Derek, mais je n’ai jamais osé lui dire que je m’ennuie quand j’ai l’esprit en roue libre. L’escalade semble couvrir mes besoins.

- Tu rêves, Chad ? questionne D.
- Je vous écoute.

Un mouvement dans son dos attire mon attention : la main levée d’un ancien condisciple, un fêtard notoire qui s’éternise à l’université faute de notes correctes. Il scrute ma tablée, s’étonne de sa diversité d’un sourcil levé bien haut. Il doit me ranger dans la catégorie des bons élèves sans vie sociale. Je lui rends son salut, un sourire poli collé sur les lèvres. Tenir, avec constance, la première ou deuxième position dans ses études supérieures attise les aigreurs de gens comme ce gars. Je ne m’interdisais pas de sortir de temps à autre, mais quand Mick a comblé mon temps libre, j’ai disparu de presque toutes les fêtes étudiantes.

J’éclate de rire quand Tyler sort une blague affirmant que les filles qui se plaignent des talons aiguilles n’ont jamais mis les pieds dans des chaussons d’escalade. C’est vrai que c’est une torture dont je sens encore la pression sur mes orteils. Cela m’attriste que les vétérans se plaignent encore de ce désagrément. Chris hèle la serveuse pour qu’elle remplisse à nouveau les brocs de bière et commande, après une question lancée à la volée, un assortiment de tapas.

La musique ambiante cesse et les télévisions dispersées sur les murs du pub affichent un terrain de baseball. Les Yankees de New York affrontent les Dodgers de Los Angeles. Sans surprise le public salue les Dodgers. Tyler me charrie sur ma préférence pour les Yankees.

- J’assume, lui réponds-je en souriant.

Je reste un supporter mesuré.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

Mon attention a quitté Chad pour poursuivre la conversation. Le type me semble avoir peu en commun avec Derek, mais c’est également mon cas. Vu la taille de ma meute, je sais que c’est une réalité courante, et somme toute normale : une variété de tempéraments a toujours eu tendance à élevé le groupe, lorsque le rapport est sain. C’est ce qui aura causé la fin de Russell, au final, ainsi que mon exil.

Je ne laisse pas cette pensée m’assombrir le moral, mais me fais invonlontairement plus discret alors que Chris me répond, que Tyler enchaîne avec Jay et les autres. La légèreté de l’ambiance favorise la détente suite à nos efforts physiques. Les doses d’adrénaline et d’endorphine relâchées en intervalle dans nos systèmes sanguin et lymphatique favorisent la connivence et l’éclosion de relations amicales, et l’alcool vient également favorisé cet état d’esprit chez nos comparses humains. Outre les calories qui collent à la silhouette, c’est l’après-sport idéal pour notre groupe. Un groupe auquel je me sens de plus en plus attaché, pour la première fois depuis trop longtemps à mon goût.

Certes, j’entretiens une relation agréable avec mes collègues de travail, et je me suis fait quelques amis, mais Derek, Raphaël et Ryan sont tous des loups solitaires, chacun à leur façon. Faire partie d’un groupe d’amis m’est aussi vital que l’oxygène que je respire, et de la même manière, je ne m’en était pas aperçu avant d’en asphyxier. Quant aux mecs qui traînent au dojo où je vais pour pratiquer les arts martiaux mixtes, ou au gym où je m’entraîne au crossfit, ils sont différents de ceux avec qui je faisais ces sports à San Francisco. Ils ne sont pas méchant, mais je voie bien que nous n’avons rien en commun, des intérêts hors sports aux valeurs qui nous tiennent à coeur. Ils parlent de nichons, de VTT et parfois de sujets que je suspecte d’être apparentés aux théories du complots. Ce ne sont pas tous des beaufs, mais les plus vocaux le sont. Les autres se taisent, généralement. Cela me rappelle que je ne suis plus dans cette belle ville où j’ai grandi, mais dans une bourgade de campagne perdu dans un siècle passé. Heureusement, la bande du bloc n’est pas faite du même bois.

Jay semble vouloir intégrer Chad dans les discussions, ou craindre qu’il ne s’ennuie, mais il se contente d’une réponse fuyante. C’est un discret, au final, qui semble très bien savoir jouer de son look de gentil voisin. Le genre de mec plein de ressources qui vient bien équilibrer mon entregent naturel. Je perçois d’ailleurs son salut destiné à quelqu’un plus loin sur ma droite. Chad ne semble pas particulièrement à l’aise vis-à-vis de cette personne, sans que ça ne tombe dans la catégorie problématique. Je ne me retourne pas, mais me doute qu’il s’agit peut-être davantage d’une connaissance ou ancienne amitié qu’il avait oubliée que d’une ancienne conquête qui l’aurait reconnue. Ou pire, un parent qui irait colporter le moindre de ses faits et geste à une famille un brin trop puritaine et stricte.  Oui, il m’arrive d’avoir quelques préjugés sur les gens de la Côte Est…

Le début de la blague de Tyle me fait craindre le niveau de celles que j’entends au dojo, et le sourcil rehaussé de deux des femmes à la table m’indique une crainte similaire, mais nous rions finalement tous à sa blague. Je me souviens de l’inconfort des escarpins d’Alice et Angie, principalement parce que mes pieds étaient plus larges que les leurs. Mais je ne les ai jamais portés guère plus longtemps qu’un jeu ou un pari d’adolescents, je n’en suis plus trop certain.

Une seconde de statique traverse la pièce alors que la musique cesse et que les écrans se figent pour passer à la chaîne sportive. Je ne suis pas étonné que Chad prenne pour les Yankees : ne vient-il pas lui-même de la Nouvelle-Angleterre, après tout?

« Les Yankees n’ont pas une mauvaise fiche », rappelé-je à Tyler. Plutôt similaire à celle des Dodgers, si ce n’est que les forces et faiblesses soient réparties différemment.
- Chad! On va te revoir, n’est-ce pas ? s’enquit Jay en levant son verre.

Un instant plus tard, nos pintes s’entrechoquent dans un toast à notre nouvel ami. Quelques compliments fusent, l’encourageant à rester avec nous. L’équipe hôte prend place dans les champs, et le premier batteur des Yankees s’avance sur le marbre. Les discussions qui avaient repris, y compris nos accolades, se font plus basses. À notre tablée comme à d’autres, certains ne quittent plus les écrans des yeux, alors que d’autres discutent à voix basse en envoyant, comme moi, des regards plus ou moins fréquents au téléviseur. Je dois avouer préférer le Basket au Baseball ou encore au Hockey.


Nous en sommes à la seconde moitié de la deuxième manche. L’assiette de tapas sur notre table n’est plus qu’un souvenir où les épaves de nourriture éparpillés en miettes n’attendent que d’être ramenées en cuisine pour être nettoyées. Certains de nos amis commencent à avoir le nez et les joues empourprées. Je songe à les abandonner dans une quarantaine de minutes, pour vaquer à mes autres obligations. La lessive, déjà. Une révision du programme de Ian pendant que les vêtements sont lavés. Peut-être aussi un rencard. Je tourne la tête pour voir s’il n’y a personne ici digne d’une tactique d’approche. Mon regard tombe sur Jay D qui prête la même attention à Chad que d’autres au match. Elle semble hésiter à se lancer et sirote son cocktail. Un sursaut de sa part ramène mon attention dans cette direction. Un type manifestement ivre a posé la main sur l’épaule de Chad, s’informant de ce qu’il fait ici.

Il me faut un moment pour comprendre que c’est probablement le type que le bêta a salué il y a quelques dizaines de minutes. Une ancienne connaissance? Le mec parle en lettres attachées et au sujet qu’il aborde, j’en déduis qu’ils se connaissent de la fac.

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

Je ne sais pas si c’est la pique de Tyler qui pousse D à s’inquiéter.

- Chad ! On va te revoir, n’est-ce pas ? s’enquit-elle.
- J’ai payé un abonnement à l’année pour m’obliger à pratiquer. Cette première journée m’a plu, tu vas me revoir, c’est certain.

Je lui offre un sourire sincère. Le groupe semble m’avoir adopté et la réciproque est vraie. On me complimente sur ma persévérance de tout à l’heure. Des propos bienveillants et amicaux que je retourne à l’équivalent. Je souris à pleines dents en trinquant avec eux. Pour la première fois depuis des années, je retrouve cette insouciance et cette bonne ambiance, ce bien-être qui était le mien avant la morsure. Dix ans déjà.

J’ai toujours eu beaucoup de facilité à m’intégrer dans un groupe. Sans me vanter, j’ai souvent été celui dont on cherche la compagnie. Je ne fais d’ombre à personne : je n’ai jamais eu besoin de vanter mes réussites ni rien à prouver, sauf à mon père. La morsure, la perte de ma sœur, les sombres affaires de Beacon Hills m’avaient plongé malgré moi dans une vie plus sombre. Le dernier chaos en date avec la disparition de Peter me paraît être un point final, la dernière page d’un thriller fatigant. Je veux le voir ainsi, commencer un nouveau bouquin de ma vie. Et pourquoi pas avec cette bande d’amis qui ne demande qu’à devenir les miens ?

À côté de moi, Tyler s’intéresse plus à mes compétences professionnelles qu’au match qui se joue sur les écrans. Il s’est lancé sur le projet de fabriquer une étagère originale pour ranger sa collection de vinyles et de mangas. Son téléphone posé sous mon nez, il fait défiler ses ébauches de plans esquissés sur PowerPoint.

- Ça ne va pas tenir là.

Je pointe un déporté qui ne manquera pas de fléchir sous le poids des disques et de faire basculer le reste.

- Il faut que tu l’imagines en charge. Il existe des logiciels qui te calculent les portées max en fonction du poids de charge, de la nature et l’épaisseur de tes supports. Des outils pros. Y en a bien un gratuit, mais sa base matériaux est restreinte. Ça peut tout de même te donner une idée.
- Ça te prendrait trop de temps pour me faire les calculs ? Je t’offre un restau en échange !
- Ça ne vaut pas un restau. Puis, sans vouloir te vexer, on peut grandement améliorer ton idée, la rendre plus design et solide sans que ça te coûte plus en matos.
- Tu fais aussi dans l’ameublement ? demande D.
- Non. Mais dans le cursus archi, y a un mini module « architecture d’intérieur ». Ce n’est pas ma tasse de thé, mais c’est utile pour la conception de bâtiments. Puis quand tu t’y connais en charpente, une étagère reste une construction de bois.

Une serviette en papier devient vite un support à dessin. Tyler ne veut pas attendre un autre jour pour puiser mes idées d’améliorations. Je me prête à l’exercice avec joie. Ce n’est jamais tout à fait un travail pour moi. Je pense avoir deviné ce que Tyler cherche à construire : une étagère un peu futuriste, mais pratique. En quelques traits de stylo, je reprends son idée majeure et ajoute deux plans inclinés qui cassent les lignes d’ensemble. Quelques minutes plus tard, j’ai ajouté une profondeur 3D à mon esquisse, joué avec des ombrages pour que le rendu donne une belle idée de la réalisation.

La serviette passe de main en main, Tyler imagine déjà son étagère. Je tempère sa joie, lui rappelant qu’il ne devra pas charger de trop la partie aérienne, la pesanteur possède ses limites intrinsèques. Je lève le nez vers l’écran en face de moi. Les Yankees perdent, j’aime autant.

- On t’voit plus aux soirées ! s’exclame Curtis dans mon dos. Je sursaute, je ne l’ai pas senti arriver.
- J’ai terminé mon cursus depuis deux ans ! Bientôt les exams ? Dis-je en essayant de me dérober sans esclandre de sa poigne qui me broie l’épaule.
- Peuh ! Si t’as pas de fric, t’as pas d’diplôme !

Je conçois que l’argent de ma famille m’a permis de traverser mes études dans un confort qui n’est pas accessible à tout le monde et d’ouvrir mon cabinet sitôt diplômé. Par contre, je dois à mon seul travail mes notes et mon diplôme. Sa famille n’est pas pauvre non plus. C’est l’hôpital qui se moque de la charité ! Je force mon sourire, même si je suis furieux que ce loser perturbe la bonne ambiance de la tablée qui a interrompu ses discussions pour le dévisager. Le souci de Curtis est son père qui lui a rabâché dès sa tendre enfance qu’il reprendrait sa boîte de construction. Une place en or acquise sans rien à faire, Curtis ne s’est jamais foulé à l’école. Le genre à toujours avoir ses diplômes aux rattrapages et des notes au ras des pâquerettes. Il a deux ans de plus que moi pour quatre années de retard scolaire. Seulement, papa a besoin d’un architecte diplômé pour reprendre son entreprise.

- Tu fais dans l’meuble préfabriqué ? C’était donc des craques que tu bossais que pour des richards ?
- Chad m’aide dans un projet personnel, proteste Tyler.
- Oh ! Tu fais dans l’bénévolat ! S’bien une manie de bourge ! T’embaucherais pas un vieux pote, par hasard ? Mon vieux veut me couper les vivres ! L’salaud !
- Navré, je travaille en solo. Ma société est trop jeune pour embaucher.

Un demi-mensonge, puisque je planifiais de recruter Mick pour offrir à mes clients un dossier sécurisation en plus. Le caractère inviolable de ma maison le doit en partie à mon ex-compagnon. Une particularité appréciée chez les gens qui ont le budget pour de telles maisons et des biens qui tentent les voleurs. Un projet pour nous rapprocher d’une vie ordinaire. Un projet tombé à l’eau.

Curtis me lâche enfin, je respire un peu. Il pue l’alcool. Alors que je le crois décidé à me laisser tranquille, il se penche vers D assise en face de moi.

- Allez, ma jolie, fais-moi d’la place sur la banquette.
- Je préfère rester en face d’un beau garçon comme Chad.

Elle aussi se retient de ne pas envoyer paître violemment ce pénible. Je ne doute pas des capacités de D à gérer les imbéciles, mais cette situation me navre, car je m’en sens responsable. Je me lève et indique le bar.

- Viens, Curtis, je t’offre un verre au comptoir.

Mon but est d’éloigner l’emmerdeur de la tablée où il a jeté un froid. L’annonce d’un verre gratuit séduit l’ivrogne et quand il emboîte mon pas, je crois la partie gagnée. Mais c’est sans compter sur sa jalousie et sa concupiscence. Il revient en arrière, pose ses mains à plat sur la table balançant son haleine fétide à la figure de D.

- t’sais, Chad, il préfère les queues ! Perds pas ton temps à l’reluquer.
- C’est ça, dis-je en le tirant par le bras. Tu veux ton verre ou pas ?

Curtis se redresse, fait un geste obscène avec son majeur dans la bouche et me suis en tanguant. Offrir à boire à un type déjà ivre n’est pas charitable, j’espère seulement l’amener au verre de trop qui le mettra hors service, l’éloigner aussi. Je veux bien penser que les amis de Jay K ne m’associeront pas à ce déchet, mais savoir que je peux éventuellement attirer ce genre de plaie pourrait les refroidir. Cela me désole. Ce n’est pas l’image que je veux donner de moi.

- Assis là ! ordonné-je à Curtis. Barman ? Deux whiskys doubles.

Le professionnel pince les lèvres de désapprobation. Je fais un geste explicite quand Curtis regarde ailleurs. Ce n’est pas à moi à gérer leurs clients bourrés. Le poivrot revient vite vers l’objet de sa convoitise quand le verre est posé devant lui.

- T’es un super pote, mec ! Je pensais qu’t’allais me payer un demi de bibine.
- Ouais, dis-je en tendant ma carte bleue sur le lecteur que m’approche le barman.

Je sirote lentement mon verre. Dans le miroir devant moi, je vois la tablée des grimpeurs, croise le regard compatissant de Jay K, puis celui de Jay D bien remontée. À côté de moi, le liquide ambré commence à achever un travail de sape bien entamé. Je termine mon verre cul sec, Curtis tente de m’imiter, mais s’étrangle à mi-chemin.

- Je te laisse finir tranquille. Salut.

Je me désespère du silence qui m’accueille quand je me rassois à ma place.

- Désolé pour cette interruption. Ce n’était pas le couteau le plus affûté de la promo.

J’aimerais dire que je n’ai jamais fait la fête avec ce type. Qu’il représente tout ce que j’ai toujours fui en tant qu’étudiant. Mais à trop se justifier, on obtient l’effet inverse. Des remarques fusent de la tablée. On me rassure. Curtis est catalogué dans les pauvres types. D me regarde avec gène.

- Ça va aller ? Tu viens de t’enfiler un double whisky en plus des précédentes tournées.

Et merde ! Ma résistance va paraître suspecte. Mais il n’y a pas que ça. Il y a trop de bruit dans le pub pour que je perçoive d’éventuelles ratées dans son rythme cardiaque, mais quelque chose dans sa gestuelle, son odeur qui diffère de tout à l’heure, m’avertissent qu’elle est contrariée.

- Ça va, je vais arrêter les frais là. Navré pour cet imbécile.
- T’inquiète pas, tempère Tyler sur le siège à côté du mien. On ne fait pas cas d’un mec qui en traite un autre d’homo.

Cette fois, D grimace franchement. Je crois saisir la nature de son malaise. Une chose apprise de mon paternel et qui m’a été profitable : ne jamais laisser un malaise s’installer durablement. Je décide de jouer franc jeu. Je lorgne le reste de la tablée, ils me semblent avoir repris leurs conversations.

- Curtis n’affabulait pas vraiment. Ma dernière relation sérieuse était avec un homme, la précédente avec une femme. Je me situe quelque part entre hétéro et homo.
- Bi ? questionne Tyler.
- Bof. Trop binaire comme description. Et si on arrêtait de parler de moi ?

Je me tourne vers le reste de la tablée, croise le regard de Jay K. Écoutait-il ? Même si j’ai parlé doucement, et ce malgré le bruit ambiant, ses capacités lupines pourraient le lui permettre. Je lui lance une grimace navrée pour m’excuser de l’incident Curtis.

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

J’observe les batteurs défilés avec une attention basée sur une équation à deux variables : le talent du joueur, ainsi que la tension de son pantalon. Je m’efface parfois sans que cela ne m’empêche pas de discuter avec les potes les plus près de moi. De temps à autres un silence relatif s’abat sur l’établissement, lorsqu’un jeu particulièrement intéressant a lieu. Je ne me mêle pas des conversations de Tyler et Chad, ni de celle entre Chris et Jay, qui a réussi à ramener la politique sur le plancher : elle vilipende toujours avec passion les nouvelles lois qu’elle juge discriminatoire. Je n’ai pas envie d’être attiré dans ce sable mouvant conversationnel. Un coup de circuit tait l’assemblée, qui explose ensuite en encouragements, à l’exception de Tyler, qui semble  accaparer Chad.

Ty n’est pas un vilain garçon, mais il a tendance à s’épancher un peu trop, et à ne pas savoir lire les limites des autres. J’hésite à me lever pour rejoindre le duo : quand Tyler a de telles étoiles dans les yeux, il est bien risqué de s’embourber dans ses histoires et ses projets de rénovations qui ne semblent connaître pour seule limite que celle de nos patiences. Je me fais prendre de court quand un pote de fac de Chad, visiblement bourré, vient lui sauver la mise. Enfin, il le sauve de Tyler, mais l’architecte semble plutôt tomber de Charybde en Scylla.

Je m’étouffe d’amusement en entendant l’excuse de ce type sur son échec académique. D’une part, ce qu’il dit n’est pas entièrement faux, mais il semble s’en servir comme d’une défaite. D’autre part, je me doutais bien que Chad n’était pas né dans un ghetto, et le manque de subtilité de l’accusation me fait bien rire. S’il est vrai que l’abonnement au gym d’escalade est dispendieux, il se trouve tout de même une certaine variété des classes socio-économiques parmi les membres. Le pote de Chad me paraît surtout jaloux de sa réussite. Théorie rapidement confirmée par l’attaque qui suit. Des éclats de voix enjoués me sortent de mon écoute impolie et plantent mon regard sur l’écran face à moi.

Je me ressaisis et conserve mon attention sur la deuxième manche. Les buts sont pleins sur deux retraits, et le batteur en est à deux prises et une fausse-balle. Le joueur parvient à placer un coup sûr et la rotation sur les coussins se fait avec une rapidité professionnelle. Je lâche une exclamation enjouée, avant de remarquer le froid autour de notre tablée. L’ami de Chad semble s’être pris une gifle morale de la part de Jay, si j’en comprends bien l’échange de regards entre les protagonistes. Du côté des spectateurs, j’observe impuissant Chad offrir un verre à ce Curtis et l’entraîner ailleurs. Ce dernier prend tout de même le temps d’envenimer la situation en lançant une déclaration qui, si elle se trouve avérée, est une atteinte à la vie privée de mon élève; si elle est mensongère, elle devient une tentative puérile, homophobe et jalouse à l’encontre de sa réputation.

Je réalise alors aux images colorées qui défilent sur les écrans que la manche s’est terminée, et je profite de l’intermède publicitaire pour ouvrir mon poing de sous la table et tendre la main vers Jay. Chris a laissé sa place à Kelsey, et notre groupe semble s’est contracté autour d’elles : même la table semble avoir rétréci pour préserver l’intimité de notre soutien. Je sais que tous ici se fichent de savoir si Chad préfère les graines, à moins d’avoir des vues sur le type, évidemment.

Ce n’est de toute manière pas le pire que ce balourd ait fait.  Kelsey s’assure de l’état de Jay, qui semble détester ce type d’attention. Elle qui aime pourtant être au coeur des discussions et des événements, je peux comprendre qu’elle n’aime pas afficher une telle vulnérabilité.

« Aimerais-tu que je te raccompagne chez toi, ou au gym? » offré-je en croyant ainsi lui ouvrir une porte de sortie élégante. Ses yeux reprennent leur flamme habituelle alors qu’elle refuse mon offre et avance qu’elle restera jusqu’à ce que Blake ait terminé à son tour et la ramène chez eux. Son mari ne se mêle que trop rarement à nos sorties au pub.

Lorsque je porte mon attention au bar où Chad semble prendre la balle pour le reste du groupe. Je lui envoie une grimace empathique à travers la glace. Le silence s’installe doucement. Kelsey  croise les bras entre Chris qui tente de relancer la conversation et une Jay fumante. Tyler joue avec son verre, et j’observe le téléviseur en attendant que la partie ne reprenne.

Cette intervention divine se produit un moment plus tard. Il faut encore de longues minutes avant que Chad ne se glisse sur son siège, tout comme nos regards vers lui. Chad ne perd pas de temps à crever l’abcès, et je joins ma voix à celle des autres pour lui dire qu’il n’est pas garant du comportement de ce barjo. Jay s’inquiète davantage pour le taux d’alcoolémie du bêta. Je le charrie en réponse.

« C’est un bostonnais, ils n’ont pas de limites! »

Jay ne semble pas apprécier ma candeur, mais la réponse de Chad devrait la rassurer. Les tensions se diffusent comme l’attention de tous. C’est Tyler qui jette le pavé dans la mare en rappelant à voix basse les allégations de ce Curtis. Je perds la réponse de Chad dans un éclat de voix à la table derrière moi. Les lèvres de Tyler prononcent une seule syllabe et Chad répond davantage, en compétition avec le téléviseur derrière lui, où se joue un relai particulièrement réussi. Lorsqu’il me balance une moue qui ne lui sied pas vraiment, je lève mon verre d’eau en sa direction.

Je cherche le trouble-fête du regard : il m’apparaît assoupi au bar. Il n’est donc plus notre problème. Je croise le regard du barman, qui gesticule qu’il enverra quelqu’un à notre table. Je lui répond d’un clin d’oeil et reporte mon attention sur mon environnement immédiat. Quelques minutes plus tard, lorsqu’une nouvelle tournée nous arrive, Tyler viens s’installer auprès de moi et  insiste pour la payer. S’il vient encore me parler de ses problèmes de dos…

- L’est cool ton pote.

Je me contente de sourire : je n’ai pas envie de rectifier que je ne connais guère plus Chad que lui.

- Et mignon. Si j’étais la moitié aussi beau, j’aurais déjà une copine, c’est certain.

Tyler est ivre. S’il devient généralement bien plus amusant dans cet état, il lui arrive parfois d’être comme ce soir : désespéré sur sa vie amoureuse. Personne n’ose lui dire qu’il est trop intense et accaparant, et que ses conquêtes potentielles en sont effrayées.

« Tu as ton charme aussi. Je te l’ai déjà dit. »
-Assez pour sortir avec moi si j’étais gay?
« Tu es soûl, Ty », m’amusé-je, « et je ne fais pas dans la monogamie. » Petit rappel amical.
- Supposons que…
« Ty, si je devais me mettre en couple, ce serait avec quelqu’un qui me laisserait mon autonomie. Et tu as tendance à être un peu euhm… »
- Invasif? Étouffant? C’est ce que mon ex a dit. Ma psy pense que…
« J’aurais utilisé un terme moins sévère. Si ton ex t’a dit ça à votre rupture, elle était certainement vénère. »

Je suis content qu’il aille cherché de l’aide professionnelle et espère que cela améliorera ses relations et son attitude avec le reste d’entre nous. Pour l’instant, je semble avoir hérité du rôle de thérapeute, mais pas dans ma spécialité. J’écoute donc distraitement Ty se confier, juste assez pour lui répondre de manière convaincante et réconfortante sans rater l’essentiel de la partie de baseball. Entre deux plaintes, il laisse échapper qu’il aimerait être comme moi, à ne pas chercher de relation romantique, ou comme Chad, à ne pas poser d’étiquette sur sa sexualité. Ceci me surprend suffisamment pour que je dévie mon attention sur lui. C’est probablement ce dont ils parlaient, plus tôt. Je jette un regard curieux vers Chad, qui n’a probablement pas suivi les lamentations de notre ami.

« Tu es très bien comme tu es, Tyler. Il faut peut-être juste que tu ouvres tes horizons, en dehors de ton boulot et du gym. »

Tyler m’enlace et je passe un bras sur son épaule pour l’étreindre. Je ne crois pas l’avoir déjà vu aussi inhibé. Lorsque Ty reste blotti comme un gamin, je commence à être moins à l’aise. Je n’ai pas envie qu’il s’endorme dans mes bras, et je préférerais discuter avec d’autres que de devoir jouer au mirador. Finalement, c’est quand deux de nos potes prennent leur congé, quelques minutes plus tard, que je peux m’en débarrasser.

« Tu devrais rentrer aussi », le bousculé-je alors que nos amis lui offrent déjà de le conduire à son appartement.

Nous profitons de ces départs pour nous réorganiser autour de la table. J’en abandonne le bout pour me retrouver à côté de Chad, en face de mon homonyme.

« Je devrais peut-être rentrer aussi », songé-je à voix haute.

L’initiation.

Feat : Jay Knezevic

- C’est un Bostonnais, ils n’ont pas de limites !

Je souris au trait d’esprit de Jay K. J’apprécie son aide et me garde de le contredire : ça boit bien plus en Californie et ça fume aussi plus d’herbe. Ma franchise sur mes préférences semble avoir détendu les tensions. Laissant peut-être entendre des ouvertures dont je suis moi-même incertain. Je pense avoir enfin tiré un trait sur mon ancien couple. Ma colère envers Mick s’est tiédie au profit d’une forme de mépris. Mon amour pour lui est définitivement mort. Et en cas de problème, il serait préférable qu’il aille sonner à une autre porte que la mienne, même si je sais que jamais je ne le laisserais dans les ennuis. Ce n’est pas dans ma nature, déception ou pas.

Mon avenir amoureux reste vague. Je ne suis clairement pas prêt à remettre le couvert. J’ai envie de vivre au présent, de me faire plaisir et de passer du bon temps comme en ce moment avec les amis de Jay K. Je discute avec les filles, tandis que Tyler se décolle de moi pour aller envahir Jay K. D parle de Blake son mari qui devrait la reconduire chez eux. À l’attitude empruntée de Kelsey, je suppose qu’elle était à l’origine du malaise précédent. La nature m’a gâtée sur le physique. Je mentirais si j’affirmais que ça ne m’arrange pas. Dans notre société, le physique est une carte d’accès. Une vérité injuste et souvent cruelle. Pour autant, je ne vais pas m’excuser de posséder une apparence qui plaît ou d’être en parfaite santé. J’ai assez prouvé que je suis capable de me sortir les doigts du derche pour atteindre mes rêves. Et quoi qu’en dise Curtis, l’argent ne suffit pas pour obtenir son diplôme. Je suis un bosseur et ça, je ne le dois qu’à moi-même et pas à un hasard de chromosomes qui se mélangent harmonieusement. Une nouvelle tournée nous coupe un moment. Je crois qu’il est vain de vouloir proposer la mienne. L’alcoolémie de certains est déjà passée dans le rouge, tout comme la mienne, en théorie. D affirme que j’ai l’ivresse tranquille.

- Toujours, réponds-je en souriant.

(…)

Les premiers départs ont rétréci le groupe et la tablée, permettant à d’autres gens de s’asseoir là où nous étions. J’ai remarqué la légère marque de soulagement quand Tyler s'est décollé de Jay. J’aime le tempérament de l’oméga : un caractère affirmé enveloppé de bienveillance. Il a tout pour faire un parfait Bostonien. Je n’exprime rien tout haut, ne me sentant pas suffisamment proche pour émettre une analyse du caractère de celui qui m’a introduit dans ce groupe sympathique.

- Je devrais peut-être rentrer aussi.

Je me tourne vers Jay. À t-il trouvé son after ? J’ai bien remarqué son affût en début de soirée.

- Je vais rester jusqu’à ce que ces dames rentrent.
- Te sens pas obligé, s’exclame D.
- Je préfère. Après l’incident avec l’autre imbécile… Tu rentres comment Kelsey ? Je peux te raccompagner.
- T’es en état de conduire, retoque D en fronçant les sourcils.
- Oui, regarde.

Je me saisis de ma chope vide et la place en équilibre sur la paume de ma main. D’un mouvement leste et rapide, je retourne ma main et le verre se retrouve sur le dessus de ma main. Je fais la manipulation suffisamment de fois pour éliminer le facteur chance.

- Tu as une bonne résistance !
- Oui. Rassurée ?
- Oui. J’y tiens à ma copine !
- Tu peux filer l’esprit tranquille, dis-je à Jay. On se revoit à la salle ?

Codage par Libella sur Graphiorum

L’initiation ω Chad Wilder

Chad semble surpris de ma remarque. Que veut-il, je tiens à ma routine d’exercices, et le travail me rétrécit les fenêtres où l’entraînement est possible. Je sais bien que c’est un stéréotype dans notre communauté, mais je m’en fiche. Ça me fait du bien, et me procure du plaisir, en plus de ces douces amitiés. Ce qui n’est pas dans ma routine, par contre, est ce que je fais de mon temps libre.

« J’ai besoin de dormir. Ceci n’apparaît pas miraculeusement au réveil. Sans sommeil réparateur, il me faudrait deux fois plus de temps le matin. »

Je gesticule en direction de mon visage, tout en m’esclaffant de rire. Kelsey me taquine sur le temps que je passe devant la glace, déjà supérieur au sien ou à celui de Jay selon elle. Chad offre de rester. Cette fois, mon amusement s’éteint alors que j’observe la réaction des dames qui nous accompagnent. Chad est un inconnu pour elles, mais également pour moi, et bien que je ne le crois pas capable de sévir de la sorte contre les femmes, sa fluidité m’empêche de vouloir leur laisser courir le risque. Surtout si elles ne sont pas à l’aise.

Heureusement, il en faut plus que cela pour impressionner mes amies, et Jay indique sans se retenir que Chad est invité à quitter s’il en a également l’envie. Je suis soulagé qu’il mentionne son ami Carters : il a donc des réflexes similaires aux miens, et me semble légèrement moins  probable qu’il soit un mécréant.

Pendant que Jay braque l’attention sur elle, j’échange un regard interrogateur avec Kelsey, qui se contente d’un haussement d’épaules.  Chad sait certainement s’acheter la confiance des autres. Pour se montrer rassurant, il en va jusqu’à un petit tour d’adresse que je ne recommanderais pas à mes patients. Je siffle, impressionné, mais ne bouge pas de mon siège.
- Tu peux filer l’esprit tranquille. On se revoit à la salle ?
« Vu toute la bière qu’on a investie en toi, tu ferais mieux, oui », lui rétorque Jay.  Nous continuons de papoter quelques minutes et réglons nos additions à la table. J’en profite pour flirter avec la serveuse – c’est celle qui est joueuse, et non celle qui m’avait fait la gueule lors de ma rencontre avec Derek –. Jay vérifie que nous avons laissé du pourboire sur la table avant de regarder la notification qui vient de sonner sur son portable.  

« Blake est là! Kelsey, tu rentres avec Chad? »

L’employée du gym se lève et fait la bise à Kelsey et Chad, avant de me faire lever pour qu’elle puisse m’atteindre également.

« Bonne soirée, Jay! », nous échangeons-nous en canon.

Je prends mon temps pour enfiler ma veste sans porter attention à la discussion entre Chad et Kelsey. Par réflexe, mon regard prédateur sonde nonchalamment la pièce à la recherche d’un bon coup. Pourtant, je préfère rentrer seul ce soir. J’entends la voiture de Blake repartir quand Kelsey dépose un bisou sur chacune de mes joues alors que mes lèvres claquent dans le vide. J’agrippe l’avant-bras de Chad et le force en une étreinte amicale. Ma main tapote son dos deux fois avant que je ne le relâche.

« Ravi d’avoir fait ta connaissance; et que la grimpe t’ait plu. Conduis prudemment, Kelsey est irremplaçable. »

C’est lèche-botte et un peu une vérité universelle, mais je le pense sincèrement. La flatterie lui empourpre les joue, tout en ravivant son sourire.  Un dernier check à chacun d’eux et je m’éclipse Je ralentis seulement le pas, dehors, pour observer à nouveau la maserati, et rentre chez moi ou le sommeil du brave m’attend.