Une fois son café bu et un échange de coordonnées rapide avec Tama, Dick a finalement guidé sa petite troupe en dehors de la piscine. Et ce non sans avoir a endurer les cris de protestation de Troy face à cet éloignement forcé de celui qui est vraisemblablement devenu son nouveau héros. Rapidement, décidant d'éviter que cette nouvelle crise ne dure trop longtemps, le père de famille a choisit de prévenir ses enfants de la venue programmée pour le soir même du surveillant de natation. Grave erreur, une joie teintée d'hystérie a volé la vedette de la tristesse chez le gamin, tandis que chez l'adolescente un simple reniflement a tenu lieu de réponse. Le trajet pour rentrer chez eux a paru long à l'adulte, bien plus encore que lors qu'ils ont fait la route dans le sens inverse quelques heures plus tôt. C'est seulement quand l'auto se stoppe, que le flic se permet de bailler à nouveau comme un bienheureux, faisant réagir à l'identique tout le reste de la famille Turner. Joanie relâche son téléphone, dépendante de cet objet au point de s'en passer difficilement pour quelques heures, Troy quant à lui se détache sans attendre qu'on lui donne la permission pour le faire, chantant encore les louanges de leur invité.

[...]

C'est la bousculade sur le seuil de la porte de l'appartement. Les chaussures volent, les sacs finissent  jetés au sol alors que déjà les enfants désertent en direction de leurs chambres, visiblement d'accords pour laisser les corvées à celui qui voudra bien les faire. Ou en tout cas qui n'aura pas le choix, se retrouvant seul volontaire pour donner un peu d'ordre dans l'appartement. Richard ouvre la bouche, prêt à lancer un rappel à l'ordre, mais le son des portes qui claquent lui montre que tout effort pour faire participer ses enfants sera et restera vain.

Il range les chausses à leurs places respectives dans le meuble prévu à cet effet situé près de la porte, puis se dirige vers la cuisine, le pas aussi lourd que celui d'un condamné. Il aime cuisiner, mais le faire avec l'assurance de ne pas avoir le droit de toucher à toute pâtisserie qui sera posée sur sa table ce soir lui mine le moral. Il pose farine et sucre roux sur la table, vite rejoints par le beurre et la boite d’œufs avant de se mettre à l'oeuvre.

Les ingrédients pesés et mélangés prennent bien vite l'apparence d'une pâte sablée sous l'action de ses mains. Une fois cette dernière au réfrigérateur, il se dirige vers les sacs de piscine, marmonne quelques phrases bien senties sur les enfants bordéliques et file lancer une tournée de linge. Papa solo et flic, il a parfois l'impression de cumuler double job sans avoir la paie qui va avec à la fin de mois. Il cumule les courtes nuits, les siestes qui n'en méritent que le nom, et quand il ouvre son armoire, le dossier coincé au milieu de sa pile de t-shirt lui rappelle qu'il continue aussi à bosser une fois qu'il a quitté son uniforme. Il inspire, tape du poing sur la machine qui semble avoir du mal à se lancer seule ces derniers temps, mais qu'il n'a pas les moyens de changer. Puis ouvre la bouche en revenant dans la cuisine. Dernière tentative pour rameuter les troupes.

-Un coup de main ce serait pas mal ! J'dis ça comme ça.

Pas de réponse, juste Taylor Swift qui braille sa musique nasillarde dans la chambre de Joanie. Nouveau soupir. Le père de famille pousse la porte de la chambre de son fils, avant de se figer. Une expression d'horreur collée au visage face au saint bordel qui y règne. Son môme le regarde, tout sourire, à présent en costume de superman. Une drôle de perruque blonde bouclée de clown sur la tête.

-Regarde j'suis SuperTama !
-Très joli. Tu devrais peut être ranger ta chambre. Au cas où le vrai voudrait la voir.

Le sourire du petit se transforme en moue boudeuse alors que son regard glisse sur le joyeux fourbi qu'il vient de semer en moins de trente minutes. Son père attrape quelques peluches, les range à leur place, passant aux bouquins machinalement alors que son fils ne semble toujours pas décidé à l'aider. Pour contrer l’échec qui est en train de se jouer de la façon la plus diplomate possible, l'homme fait une nouvelle tentative.

-Sinon tu peux venir m'aider à couper les pèches. Je crois que Tama doit aimer la tarte.
-Je crois aussi. Tout le monde aime les tartes tu sais.

Dick opine du chef face à cette évidence qui ne saurait supporter une quelconque contradiction. Déjà le gamin file dans la cuisine tandis que son père achève de redonner un air respectable à la chambre d'enfant.

[...]

-Il en manque là.

Le père termine de faire couler le caramel dans le fond du plat à tarte en suivant les instructions de son môme appliqué à lécher le jus de pèches qui a coulé le long de ses doigts. Les quartiers de fruits finissent soit jetés, soit joliment disposés dans le plat en fonction du travailleur, puis la pâte recouvre le tout. Dick tourne la tête quelques secondes pour vérifier la température de son four, c'est bien assez suffisant pour que Troy plonge le doigt dans le plat, prélevant un morceau pour l’enfourner dans sa bouche. Joanie qui a quitté sa chambre pour venir elle aussi chaparder dans les environs pouffe face à cette vision que la mine déconfite de Richard n'arrange pas. Elle qui d'habitude aime voir son petit frère se faire remonter les bretelles, préfère sur le moment faire tourner son père en bourrique. Elle souligne l'acte de son petit frère, avant de glisser les doigts dans le plat à son tour pour aller voler un bout de pèche dissimulé sous la pâte.

-Mamie fait toujours une cheminée pour que ça cuise bien. Et elle dit aussi qu'un bon cuistot goûte toujours ses plats. Et comme tu es puni...
-C'est nous qu'on goûte !

Aux sourires affichés par ses enfants, Dick sent la catastrophe arriver. Il attrape le plat, le lève au dessus de sa tête avant de beugler à qui voudra bien l'entendre.

-Si vous touchez encore j'la mange tout seul ! Que dalle pour les sales mioches que vous êtes !

Echanges de regards pernicieux chez la marmaille, frissons pour le paternel qui se retrouve finalement sauvé par le gong. Ou plutôt la sonnette. Troy file comme l'éclair, manque de perdre sa perruque en chemin, ouvre la porte sans couper son élan avant de se jeter sur son nouvel ami.

-TAMAAAAAA ! Papa veut voler la tarte ! Gronde le !

Le gamin a visiblement oublié l'existence de la tarte aux pèches avec l'arrivée de celui qui semble être devenu son nouveau héros. Le flic saute sur cette occasion pour planquer le dessert dans le four, sans porter attention à sa fille. L'évitant avec grâce quand cette dernière tente de se glisser entre lui et son objectif pour lui ravir le plat qu'il tient en main. Il sourit de toutes ses dents, lève un pouce en guise de remerciement tout en fixant Tama qui lui sauve la mise avec le petit.

Après ce bref écart il ouvre la porte du réfrigérateur, en sort quelques filets de poulet pour les trancher et les jeter dans un poêlon. Sans prendre le risque de perdre un doigt en quittant son ouvrage des yeux, il reprend gentiment son fils qui a déjà remit le grappin sur son futur gardien.

-Soit sage Troy s'il te plaît. Et n'abîme pas Tama.

Richard est peu certain de pouvoir un jour recroiser la route d'un tel spécimen. Quelqu'un d'assez patient et fou pour avoir accepté de venir manger chez eux ce soir, et ce malgré le fait d'avoir du garder Troy la tornade. Les pieds du môme retrouvent le plancher des vaches après un long vol au dessus de TurnerCity. Dick soupire quand Tama parle d'avoir énervé Troy. Ce gamin est une vraie batterie ambulante. Toujours en mouvement. Prêt à inventer de nouvelles bêtises chaque jour. Il est selon sa grand mère, le portrait craché de son père au même âge.

Aux côtés de Richard, Joanie marmonne, grogne. Se plaint du bruit, de l'odeur de l'ail que son père vient d'ajouter à la viande, de cet ennui qui semble être le lot de tout adolescent. Le canadien ne se soucie même plus des sautes d'humeur de sa fille. Avec le temps ces dernières sont devenues rassurantes rien que par leur existence.

Le flic se penche vers elle, lui murmure quelques mots alors que Tama fait de même avec Troy.

-Je me souviens d'une petite fille qui courrait partout et qui aurait été la première à vouloir grimper sur les épaules de notre invité. Essaie d'oublier le temps d'une soirée à quel point ta vie d'adolescente est rasoir et de te rapeller comment s'amusait cette petite fille. 

La rouquine renifle dédaigneusement en fixant son père alors que ce dernier perd tout son sérieux quand le sauveteur le met dans la catégorie des héros. Le canadien donne un coup de coude à sa fille, sourire benêt aux lèvres tandis qu'il savoure ce compliment qu'on vient de lui faire.

-T'as entendu. Un héros. Ton père est un héros.
-Non. Mon père est un crétin. Le nouveau pote de Troy te connait juste pas depuis assez longtemps pour le savoir.

Le sourire de Richard se fane un bref instant, puis il rétorque en collant l'économe et une pomme de terre entre les mains de sa fille.

-Occupe toi des frites Jo.

Soupir de lassitude chez la rousse, puis souffle coupé pour le père de famille quand son fils se rue sur lui, l'heurte dans sa course tout en laissant sa joie exploser.

-Tu fais des frites ! T'es mon meilleur papa.

Dick songe aux brocolis qui sont également prévus au repas. Préfère finalement ne rien dire à leur sujet pour éviter de perdre ce titre tant convoité dont il vient d’hériter. La tornade s'éloigne de lui, parle de la tarte disparue puis finalement s'en va tirer une chaise pour leur invité. C'est quand Tama s'installe que le flic réalise qu'il est en train de couper à tout ses devoirs d'hôte. Il délaisse les dernières préparations à achever, se rince minutieusement les mains dans l’évier de la cuisine, sans quitter le nouveau venu des yeux.

-J'ai du café. Du jus de fruits, et aussi une bière ou un fond de gin à vous proposer.

Pas grand chose en fin de compte, mais il faut bien avouer qu'ils ne sont pas habitués à accueillir des gens chez eux. Therence, la voisine qui vient parfois boire son thé avec Dick, et Will. Ce sont là les seules personnes qui ont pour l'instant découvert leur nouveau lieu de vie. Joanie fait claquer le couvercle du coupe légume à un rythme régulier. C'est une tâche qui correspond aux capacités de la jeune fille lorsqu'elle met les pieds dans une cuisine. Là où son père est capable de nourrir sa famille de façon variée et équilibrée, la gamine est restée au stade de la cuisine au micro-ondes. Celui des menus exclusivement composés de pâtes et d’œufs.

Le flic sort deux verres, les remplit sans perdre de temps, puis du coin de l’œil observe le boulot de sa fille. Surpris il relève l'incohérence.

-T'as pas passé la pluche ?
-Je vais le faire après.

L'homme se mord la joue pour ne pas se laisser glisser sur la pente de l'hilarité. Sa fille ne semble pas voir le soucis dans cette manœuvre, signe évident d'un grand manque de pratique derrière les fourneaux. Le père de famille opte pour la fuite avant que Joanie ne comprenne où se trouve son soucis. Il lève son verre, le fait cogner contre celui de leur invité alors que Troy est déjà parti se chercher une brique de lait.

-Vous avez envie de visiter tout de suite ? Ce n'est pas aussi rangé que je l'aimerais, mais avec les enfants vous verrez rarement l'appartement plus propre.

Il a montré à Tama où se trouvaient les numéros d'urgence, de quoi soigner les bobos et les deux extincteurs, non sans cacher sa joie face à la réactivité de l'homme. Un tour rapide de l'appartement a suivi, et le père de famille a même pu profiter du fait que son fils avait entraîné son nouvel ami et futur gardien dans sa chambre pour clore la préparation du repas. Son verre d'eau terminé, le flic s'est sorti une bière du frigo, achève d'ajouter de la crème au plat de viande, mélangeant pour s'assurer que le tout ne colle pas au poêlon.

Le canadien lâche son affaire des yeux, quand près de lui, le sauveteur fait son apparition. Lui demande l'autorisation de fouiller les placards pour partir à la recherche du nécessaire pour la mise en place de la table. C'est tout sourire qu'il accepte cette initiative des plus serviables alors qu'il coupe le feu sous les marmites. Dans le four, la tarte achève sa cuisson, et quand le minuteur se met à sonner dans la cuisine, Richard ne perd pas de temps. Un torchon dans chaque main, il se penche, attrape le plat où le caramel commence à buller, laissant sa bonne odeur se répandre un peu plus dans la pièce. La tarte alléchante qu'il n'aura pas le droit de manger finit sur un dessous de plat. Dick laisse son regard vagabonder sur le plan de travail, cherche s'il n'a pas fait un possible oubli dans sa manœuvre. Derrière lui, Troy et Tama mettent les derniers détails sur la table, puis le gamin grimpe sur une chaise pour attraper les serviettes en tissu.

Alors qu'il est sur le point d'ouvrir la bouche pour rappeler à l'ordre son fils qui manque cruellement de prudence en sautant de son escabeau improvisé, le flic ne peut s'empêcher de sourire lorsque leur invité retente de sociabiliser Joanie. Amène la conversation sur un sujet des plus essentiels. La bouffe. La réponse de la gamine est des plus charmantes quand elle parvient aux oreilles de son père.

-Papa cuisine bien.

Un sourire tout frais dévore le visage du papa en question, puis il s'étouffe quand sa fille trouve juste de continuer sur sa lancée.

-C'est grand mère qui lui a apprit. Elle dit toujours qu'un homme digne de ce nom doit savoir aussi bien se servir d'une casserole que de sa queue.

Le flic pique un fard. Se passe une main sur le visage tandis que Tama se contente de rire face à cette déclaration, malheureusement des plus véridiques. Pourtant cela n'empêche pas le canadien de reprendre sa progéniture, peu heureux de l'entendre parler de ce genre de choses devant un quasi inconnu. Surtout quelques minutes seulement avant de passer à table.

-Joanie. Ne répète pas ce genre de choses. Jamais. S'il te plaît.

Il va décidément falloir qu'il téléphone à sa mère, pour lui demander de ne pas apprendre des bêtises à sa petite fille. Elle est bien assez grande pour les inventer elle même.

[...]

Le fond de soupe de la veille a été dévoré en quelques minutes, laissant place à la suite du repas. Les frites sont excellentes, la peau ne leur donnant, en effet, que plus de croustillant encore. Une nouvelle habitude qui va se retrouver bien vite adoptée dans le paysage culinaire de la famille Turner. Troy sirote son verre d'eau que son père à bien voulu additionner d'un trait de sirop de grenadine. Jo a même eu le droit à une gorgée, unique, de la bière de son père. Une frite en main pour saucer la crème de la viande, Dick savoure cet instant qu'il n'aurait pas cru pouvoir être si calme au vu de l’excitation de son fils à l'arrivée de leur nouvel ami. Mais c'est en voyant un morceau vert glisser hors d'une assiette, pour finalement chuter sous la table que le père de famille comprend que cette accalmie ne pouvait pas durer bien longtemps.

-Troy. Le sol n'a pas besoin d'être nourri.

Richard ajoute un morceau de brocolis dans l'assiette de son fils pour remplacer celui qui vient d'être la victime d'un malheureux accident. Le môme réagit immédiatement, se la joue grand tragédien face à ce qu'il perçoit comme une attaque personnelle.

-J'aime pas les brocolis. T'avais dit que tu faisais des frites !
-Et j'ai fait des frites Troy.

Il aimerait en cet instant que cette réponse suffise à clouer le bec du gamin peu décidé à collaborer. Habituellement il mange, en faisant triste mine, mais il mange. Car il sait que son père n'est pas du genre à faire l'impasse sur les légumes verts. Pourtant ce soir le petit s'entête, sans doute aidé par la fatigue causée par cet après midi passé à patauger ou bien par l'heure du coucher qui approche. Ou même encore par la présence de leur invité, en qui il voit peut être la personne qui le sauvera sur ce coup là.

Troy repousse son assiette en regardant son père droit dans les yeux, sans se soucier des conséquences que pourrait avoir son insolence. Comme une privation de dessert ou de console de jeu. Sans sourciller il s'enfonce un peu plus.

-Je veux pas de brocolis. Juste des frites. J'ai pas été méchant ! Pourquoi tu me punis en voulant m'empoisonner ? Je suis sûr que Tama aussi trouve que c'est ignoble ce truc !
-Troy c'est bon ! C'est pas tes trois brocolis qui vont de te boucher le trou du c...
-Joanie !

Autour de la table, plus personne ne mange. Le père de famille dépité, sur le point d'hausser la voix pour faire valoir son autorité commence à voir le bout de sa patience arriver.

Là où le gamin espérait avoir du soutient, c'est finalement un ralliement à la cause de son paternel qu'il trouve. Leur invité tente la carte de l'humour pour faire entendre raison au petit, et se prend un vent monumental teinté d'insolence. C'est rassuré que Richard constate que lui et celui qu'il espère voir accepter le poste de nounou qu'il lui a déjà proposé sont sur la même longueur d'ondes lorsqu'il s'agit de faire face à un tel comportement. Sans un mot, Dick savoure le spectacle, ne lâche pas du regard le duo, tout particulièrement l'homme qui vient de déplier sa grande carcasse pour montrer au gosse qu'ici ce n'est pas lui qui commande. Même Joanie, habituellement toujours encline à mettre son grain de sel dans ce qui ne la regarde pas ne pipe mot. Elle se contente de grimacer de concert avec son père quand l'idée d'un petit déjeuner composé de brocolis est lancée par le surveillant de piscine.

Même si sa propre mère était stricte, Dick n'a jamais eu le droit à un tel traitement lorsqu'il était enfant, même s'il était bien souvent le premier à vouloir faire l'impasse sur les légumes verts. Et cela n'aurait pas été possible, son père était toujours le premier volontaire pour terminer les assiettes. Mais la privation de dessert, ça il a bien connu quand il était encore tout minot. La plupart du temps, il se contentait de se plaindre sur ce sujet lorsqu'il passait ses mercredis après-midi gardé par ses grands parents. Qui eux se faisaient toujours un plaisir de réparer cette injustice en gavant le sale gamin qu'il était à l'époque de sucreries en tout genre.

Un temps révolu. Une époque qui a prit fin brutalement le jour où sa petite amie, et à présent ex-femme est venue chez lui, un test de grossesse positif entre les mains. Ce jour là, il est passé de grand gamin à adulte en une fraction de seconde face à cette surprise. N'ayant d'autres choix que de prendre sa vie en main, pour s'assurer de rendre aussi douce que possible celle du petit être dont il allait avoir la charge. Petit être à présent plus proche de la jeune femme en devenir que de l'enfant innocent que son père imaginait quand il glissait sa main sur le ventre habité de Gloria.

Troy touche ses brocolis du bout de sa fourchette, semble se demander s'il vaut mieux pour lui qu'il se force à les manger, ou bien qu'il prenne le risque de perdre sa part de tarte tant attendue. Tama continue sur sa lancée, achève sa leçon de morale qui surprend le père de famille autant qu'elle le ravit. Il a même bien du mal à dissimuler le sourire que fait naître cette conclusion sur son visage. Toutefois il lutte pour garder son sérieux et s'empêche de dévier le regard pour mieux lorgner sur la tarte encore fumante qui repose non loin de là. Finalement le gosse pique son couvert dans un brocolis, colle ses deux billes vertes dans le regard chocolat de son père avant de murmurer du bout des lèvres, bien moins rebelle que quelques minutes plus tôt.

-Je suis désolé papa. Je crois que tu n'as plus besoin d'être puni.

Un bref moment de flottement fait son nid, puis le père couve son fils du regard. Un sourire chaleureux aux lèvres, il finit par opiner du chef, puis joint la parole à ses gestes.

-Manges sans faire d'histoires et personne ne sera puni dans ce cas.

Le gamin trempe son morceau de légume dans la crème, sans doute dans le but d'en camoufler le goût autant que possible, inspire puis enfin se décide à glisser le contenu de sa fourchette dans sa bouche. Il mâche un peu, puis déglutit sans oser faire de commentaire supplémentaire. Les adultes n'en font pas non plus, se contentent de savourer en silence cette petite victoire. Troy est un gentil gamin, un peu turbulent certes, qui aime à jouer les fortes têtes de temps en temps, mais c'est de son âge. Et Richard ne juge pas ce comportement, qui il le sait a été le sien quand il était lui même enfant. Il se contente de faire un clin d’œil encourageant à son fils quand ce dernier cherche son regard. Pour ensuite gratifier Tama d'un remerciement muet.

Une perle, c'est ce qu'est cet homme. Hors de question pour Dick de laisser ce spécimen rare lui filer entre les doigts.

[...]

Joanie s'est enfuie dans sa chambre une fois la vaisselle terminée. Elle en a même essuyé chaque morceau sans broncher, visiblement elle aussi décidée à faire bonne impression devant leur invité. Elle l'aime bien, a profité d'un moment de calme pour le souffler à l'oreille de son père, avant de prononcer un vif au revoir. Il y a de fortes chances pour qu'elle ne bouge plus de son antre jusqu'au lendemain matin. Richard achève de nouer le bas de pyjama orné de robots de son fils autour de sa taille, tandis que ce dernier se lave les dents avec entrain. Dès que le père de famille donne son feu vert pour passer à la suite des opérations, le petit s'échappe dans la salle d'eau pour se rincer la bouche, et revient tout guilleret, son doudou déjà entre les mains pour aller retrouver son lit pour la nuit.

Troy est réglé comme une horloge. Devient une vraie marmotte au sommeil lourd à partir du moment où il entre en contact avec son lit. Il ôte son pouce de sa bouche, va chercher son futur gardien par la main, s'assure que son papa suit le mouvement avant d'oser demander, soudainement moins sûr de lui.

-Papa c'est grave si je demande à Tama de me lire mon histoire à ta place ?

La flic hausse les épaules, puis donne sa bénédiction avant que cette dernière n'ait le temps de se faire attendre plus longtemps.

-Ça me pose pas de soucis. Mais c'est à ton ami que tu dois demander s'il est d'accord ou non.
-Tama est ce que tu veux lire mon histoire ? J'ai plein de livres tu sais.

Troy obtient gain de cause facilement, sans avoir besoin d’insister plus longtemps pour que son futur gardien accepte de lui lire son histoire. Le gamin ne perd pas de temps à aller trouver son livre du moment, file se planquer sous ses couvertures avant de mettre son bouquin entre les mains de leur invité. Un léger blanc s'installe dans la pièce, puis l'enfant impatient décide de prendre lui même la situation en main, récupère l’œuvre de Roald Dahl, prend le marque page pour finalement ouvrir le livre là où sa séance de lecture de la veille s'est achevée. Dick reste installé près de la porte, couve du regard le spectacle qui s'offre à lui, un tableau attendrissant qui lui confirme que son instinct l'a bien guidé en lui soufflant de proposer au sauveteur de garder ses enfants.

Mais l'instant de grâce ne dure que peu de temps. La lecture semble laborieuse, surprend le père de famille, qui se retient de faire le moindre commentaire. Sa gorge toutefois se serre quand son fils souligne le soucis. Cette difficulté flagrante de leur nouvel ami lorsqu'il s'agit de devoir faire la lecture, des phrases hachées, peu fluides dans leur enchaînement. Puis cela devient pire encore quand Tama décide de prendre en compte l'avis du petit, tente d'enchaîner les phrases d'une manière plus adéquate, et finit par buter tout les deux mots. Conscient de ce que cette scène met en évidence, une difficulté qui ne fait que croître chez leur invité, le flic se met en mouvement, prêt à prendre le relais. Troy commence à s'impatienter, et il ne veut pas que ce moment censé être paisible tourne à l'humiliation pour Tama.

L'explication tombe avant que le canadien ne puisse venir porter secours au sauveteur. D'une logique implacable. Le futur gardien de ses enfants est en effet doté d'un fort accent. Si l'anglais n'est pas sa langue maternelle cela tombe sous le sens qu'il puisse éprouver quelques difficultés avec. Mais l'option proposée par Tama ravive le sourire qui commençait à s'éteindre sur le visage du père et de sa progéniture. Troy ne perd pas de temps à accepter avec un enthousiasme non dissimulé cette nouvelle idée. Une histoire inédite qui n'a sans doute sa place dans aucun bouquin. De quoi se vanter le lendemain face à ses camarades de classe, quand il ajoutera le talent de conteur à tout ceux qu'il semble prêt à donner à son nouvel ami.

L'histoire fabuleuse aux parfums d'exotismes emplit la pièce. Richard fini par s'asseoir sur le coffre à jouet de son fils pour ne pas en perdre une miette. Retour à l'enfance soudain alors que Tama captive son auditoire, faisant réagir le petit lorsque son conte merveilleux glisse vers le dramatique. Troy ne perd pas de temps à faire entendre son avis sur le sujet, suffisamment subjugué par les dires de leur invité pour crier son indignation quand l'histoire se fait plus sombre. La crise s'étouffe avant même d'avoir eu le temps d'éclater, les mots rassurants du sauveteur suffisant à donner un peu plus de corps à cette fin qui se fait bien moins sinistre qu'elle n'aurait pu l'être.

Troy finit par s'endormir comme une souche avant même d'avoir pu entendre la fin du récit dont vient de les gratifier Tama. Son père se relève, éteint la lumière, remplace cette dernière par la veilleuse à la lueur plus douce qui suffira à calmer son fils en cas de réveil nocturne. Richard se penche au dessus du petit, le borde soigneusement avec des gestes tendres, ceux de l'habitude, puis dépose un baiser sur le front de son gamin parti pour le pays des songes, un sourire apaisé rivé aux lèvres.

Il fait un clin d’œil à Tama, puis sourit à ce dernier.

-Une super histoire, j'espère que vous en avez d'autres en stock pour les prochaines fois.

Il décide de faire volontairement l'impasse sur les difficultés de l'adulte lorsqu’il s'agit de s'adonner à la lecture. Il serait bien mal placé pour juger qui que ce soit sur de pareilles capacités. Le canadien n'est pas le crayon le plus affûté de la boîte et souligner une faiblesse chez son prochain ne lui ressemble pas. Surtout quand lui même est conscient de ses propres failles.

[...]

Il a détaillé au mieux la situation familiale dans laquelle il évolue avec ses marmots depuis maintenant quelques années. La fuite maternelle, la distance émotionnelle que cette dernière a soigneusement mit entre elle et son fils, le refus de Joanie lorsqu'il s'agit d'aborder le sujet Maman. Des tabous avec lesquels il a apprit à vivre pour ne pas entrer en conflit perpétuel avec sa fille qui cumule tout cela avec les difficultés de l'adolescence.

-En général je m'arrange avec Joanie, je met Troy à l'étude quand je suis dans l'incapacité de le récupérer en journée. Et elle vient le chercher à la fin de ses cours. C'est un système qui fonctionne plutôt bien et comme elle est en train de passer son permis, on devrait bientôt être deux chauffeurs à la maison.

Des années d'action en tant que papa célibataire on fait qu'il a finalement trouvé le bon rythme pour conjuguer ensemble sa vie de famille et son travail aux horaires particulières. Il prépare les repas à l'avance quand son emploi du temps le lui permet, gère les corvées ménagères dès qu'il a un moment de libre. Parvient à s'organiser suffisamment bien pour ne pas se retrouver débordé. D'un geste distrait, il tapote la feuille où il vient de notifier toutes les conditions diverses dont lui et Tama ont prit le temps de discuter. C'est un sourire un peu naïf qui échappe au canadien quand son vis à vis lui demande finalement pourquoi il a besoin de ses services s'il arrive à gérer seul cette vie qui est la sienne. 

-J'ai rencontré quelqu'un. Une soirée de libre de temps en temps ne me fait pas de mal je pense. Les enfants commencent à grandir, alors je me dit que je peux me laisser vivre aussi un peu de mon côté.

Après 5 ans de célibat total, dont quatre de coupure totale avec toute forme de vie sociale autre que son métier ou ses enfants, il renoue doucement avec sa vie d'homme. Mafdet qui lui rappelle par ses sourires qu'il n'est pas qu'un père de famille en uniforme de flic. Qu'il peut se permettre de reprendre sa vie en main, sauter sur cette occasion qui se présente à lui et écouter son cœur quand ce dernier lui dicte que son bonheur semble se trouver avec cette belle brune aux somptueux yeux verts qui le fait se sentir adolescent à nouveau. Joanie sait où son père va quand il confie leur garde à la voisine. Troy l'ignore encore, le flic attend, cherche les mots pour décrire cette situation inédite à son fils.

Quand Tama le félicite, Dick rougit derrière son verre où flotte encore un fond de gin presque intouché. Et quand l'autre lui confirme sa disponibilité, Richard se lève, serre son sauveur tout contre lui, sans chercher à camoufler sa spontanéité.

Il a trouvé sa perle et n'est pas prêt de la lâcher.