Une étudiante disparue | Tobias Rapier

C'est satisfait qu'il éteint son ordinateur portable après avoir fourré une liasse de copies dans sa vieille sacoche de cuir élimé. Son labeur n'est pas encore fini mais il vient de sortir de son dernier cours de la journée, a su éviter une entrevue avec les parents d'un étudiant en parvenant de manière astucieuse à transmettre ce fardeau, qui lui revenait pourtant, à un de ses collègues peu regardant. Ce n'est pas lui qui signera pour des heures supplémentaires ce soir, mais cet homme naïf qui enseigne dans cette université l'histoire de l'art. Sombre matière que cette dernière, plus inutile encore que ne l'est la littérature tant les débouchés qui y sont liés sont rares et obscurs. À moins de souhaiter de passer le reste de sa vie les poumons encombrés par la poussière d'un musée qui n'attire plus des visiteurs que pendant deux jours par an, on s'ennuie vite dans cette voie qui comme bien d'autres nous pousse à vendre des frites dans un restaurant réputé pour sa vitesse de service et sa graisse.

Nombreuses sont les routes qui mènent au chômage et à l'industrie de la misère. Tobias sait que parmi les jeunes gens qui dilapident ici l'argent de leurs parents, nombreux sont ceux pour qui l'expérience de la faculté ne sera rien de plus qu'une ligne sur un CV. L'anglais rince le reste de thé présent dans sa tasse avec un peu de bourbon qu'il tire de sa flasque. Un bref coup d'œil porté à la montre qui ceint son poignet lui apprend qu'aujourd'hui c'est presque une demie-heure qu'il va pouvoir dérober à l'université. Des minutes chères à son cœur qu'il compte bien passer dans le bar de son ami, un verre à la main et une distrayante discussion au bord des lèvres. Sans prendre soin de son matériel, l'homme referme son ordinateur, le range dans le premier tiroir de son bureau. Un coup donné contre la porte l'arrache à son allégresse.

Il ne répond rien, ne donne aucune invitation à cet imprévu qui n'a pas prit le temps de quémander un rendez-vous à la secrétaire. Le téléphone fixe posé sur le bureau sonne. Peu de temps car l'anglais appuie sur le bouton qui met fin à cet appel avant même qu'il n'ait eu le temps de débuter. Tobias se lève, attrape sa veste. On frappe une fois de plus. La tentation de vérifier son agenda pour savoir s'il n'aurait pas oublié une entrevue prévue depuis trop longtemps pour qu'il puisse s'en souvenir effleure brièvement l'esprit de celui qui voit ses rêves d'évasion se faire la malle. Avant que le forcené qui se trouve derrière le panneau de bois ne puisse avoir l'idée de tambouriner une troisième fois, Tobias ouvre la porte.

Il offre un doux rictus à cette femme dans la trentaine. Trop de rides s'imposent autour de ces yeux qui le fixent pour faire gagner à leur propriétaire un adjectif la décrivant comme juvénile. Son regard glisse sur l'inconnue, son faciès se fermant totalement pour ne laisser apparaître qu'une frigide neutralité. Il ne tend pas la main à celle qui s'invite dans son planning déchargé de toutes responsabilités. Préférant sembler pédant et impoli plutôt que de toucher cette peau inconnue. Froidement il s'exclame enfin.

-Vous n'avez pas prit de rendez-vous.

Il expose ainsi une certitude, prêt à refermer la porte sur cette gène qui trouble ses plans. La jeune femme lève une main autoritaire et dévoile une plaque qui n'augure rien de bon. La police. Il n'en fallait pas plus pour que l'humeur jusque là bonne du professeur devienne maussade. Le souvenir d'Annabelle traverse l'esprit du tueur. Son visage se crispe, il perd un peu de sa superbe avant de forcer l'apparition d'un sourire doucereux sur ses lèvres.

-Mais l'incarnation de la justice que vous semblez être paraît dispensée du moindre recours à la politesse. Entrez donc.

Il ne dit rien de plus, la police et ses représentants ayant fâcheuse tendance à se sentir rapidement outragés. Il n'a rien fait de mal après tout et n'a pas de temps à offrir à de futiles ennuis.

-Je vous en prie.

Il n'invite pas la volaille à s'asseoir, se contentant de refermer la porte de son bureau derrière l'intruse.

Ne sachant ce que lui veut cette femme, il ne prononce pas le moindre mot tout en tâchant de se rassurer. Il n'a ces derniers temps rien fait d'anormal, n'est lié à aucune affaire criminelle dans laquelle son nom pourrait apparaître à un moment ou à un autre. Tobias protège ses arrières tout en veillant à ce que son avenir demeure sans ombre au tableau. C'est ce qui lui permet de conserver jusqu'ici la vie sauve mais aussi sa liberté chérie. Son futur qu'il souhaite épanoui auprès de sa fille ne tolère aucune erreur de parcours. En tout cas aucune qui ne saurait lui nuire. En silence il songe aux dernières sombres histoires auxquelles il s'est mêlé, parfois malgré lui. Si la disparition d'Angela a fait les gros titres pendant près de dix jours, cette enquête reste à ce jour au point zéro. Jamais on ne trouvera le corps de la disquaire, ce qui suffit à éloigner son ancien client de tout soupçons. Sans se douter de ce qui se joue dans la cervelle de celui à qui elle impose sa présence, la flic reprend. Expliquant sans l'excuser son oubli en usant de son ignorance comme seule justification.

Tobias espère sincèrement que cette prochaine fois ne sera jamais plus qu'une supposition. Si la police ne lui donne pas d'urticaire comme elle le fait à Alessandro, cette dernière dérange l'anglais. L'existence de ces gens suffit à ennuyer le professeur qui préfère être celui qui établi les règles. Il est le juge et le bourreau, régit son monde comme il l'entend sans ce soucier de la morale et de son prochain. Un prochain en cet instant déplaisant. Il ne pipe mot, se contente de fixer la blonde de son regard onyx. Il attend des informations dont on ne lui dit pour l'instant toujours rien, réfrène un sourire lorsque la femme annonce la raison de sa venue.

Le chasseur fronce le nez, surpris que l'on ai pu croire qu'il serait au courant de la disparition d'une étudiante. Il cesse d'être professeur lorsqu'il quitte ce lieu, ne laissant pas aux drames qui peuvent se produire sur le campus la moindre chance de venir troubler la quiétude de son quotidien routinier. Il ne vient ici que pour gagner un semblant de normalité, toucher un salaire qui suffit à donner l'illusion d'une vie rangée à son banquier et ce malgré les quelques millions que le tueur a su mettre de coté ces dernières années. En dehors de ce travail qui éveille en lui sa constante passion pour la littérature, il mène une vie d'homme qu'il veut normale pour oublier que durant des années il a été un monstre. Un fou trop accroché à sa bouteille pour songer à changer. Un être formaté et attaché à l'ignoble. Le pire est une vocation dans laquelle l'anglais s'exprime avec talent depuis bientôt vingt ans.

Saisissant qu'il ne va pas pouvoir fuir cette entrevue, il se dirige vers son bureau. Tobias ouvre le tiroir dans lequel il vient de ranger son ordinateur, sort le morceau de technologie avant de l'allumer sans s'attarder sur les questions de celle qui est venue déranger ses plans. Pour une étudiante en difficulté il peut bien offrir quelques unes de ces précieuses minutes qu'il pensait passer dans le bar de son ami. Aujourd'hui il collabore avec la police, une expérience surprenante qui se révèle être plus déroutante que dérangeante puisqu'à aucun moment il n'est mit en cause. Il prend place sur son fauteuil, tape son mot de passe, ouvre un second tiroir pour en extirper une liasse de documents. L'université compte un grand nombre d'étudiants et sa mémoire seule ne lui semble pas être assez fiable pour qu'il puisse répondre à toutes ces questions sans aide.

-Je n'avais su prêter attention à la disparition de mademoiselle Jenkins.

Une faute avouée qui ne lui sera pardonnée que s'il parvient à offrir une aide, même maigre, à la police. Trois jours, cela semble long surtout dans cette ville agitée. Il ouvre le fichier dans lequel il entre habituellement les notations attribuées aux étudiants, efface machinalement de son esprit la présence de l'inconnue tout en allant dans le bon fichier. Ses lèvres vivent muettement tandis qu'il lit les quelques lignes qui content la vie de cette jeune femme dont il ignore tout. Les notes sont dans la moyenne, ce qui relève parfois de l'exploit.

-Le dernier sujet rendu remonte à la fin de semaine dernière. Des notes qui ne sont pas médiocres mais qui traduisent un manque d'implication. Présence assidue. Mademoiselle Jenkins semble aimer ce qu'elle apprend mais le talent lui manque cruellement. C'est une étudiante agréable.

Il oublie les gens qui ne sont ni génies, ni cancres. Ces gens qui sont dans une moyenne acceptable, parfois même appréciable. Ces personnes entrent dans le moule que la société leur impose sans prendre conscience qu'ils sont là en train de sceller le cercueil de leur ennui. Mademoiselle Jenkins est de ceux qui traversent la vie sans jouir du plaisir que peut apporter le contrôle de cette dernière. Dans une vie qui lui semble avoir été vécue par un autre l'anglais était ainsi. Tobias lève les yeux vers la flic, lui annonçant son incapacité à l'aider.

-L'administration vous serait plus utile que je ne le suis. Cette étudiante a bien d'autres professeurs qui auraient pu vous porter secours. Pourquoi êtes-vous venue me voir ?