Le calme autour du Hogan ne l’est pas tant. Même si ma maison est perdue dans la forêt, les murs isolés ainsi que les fenêtres ne laissent pas filtrer la vie nocturne. Les animaux nocturnes font leur vie. Beaucoup d’insectes bruyants, quelques cris d’oiseaux, et beaucoup de passage feutré de petits mammifères que l’ombre protège des prédateurs. Ian semble plus habitué à cette berceuse naturelle, Derek aime dormir les fenêtres ouvertes a contrario de moi, ancien citadin d’une Boston urbanisée et bruyante, trop pour laisser les fenêtres ne serait-ce qu’entrouverte.
Les premières lueurs du soleil saluées par les cris rauques des aigles m’éveillent. Ian dort profondément, comme les occupants du hogan d’à côté. Sans bruit, j’enfile un bas de jogging et un tee-shirt. L’air matinal me fait frissonner. J’inspire profondément et regarde le ciel limpide, encore violet de la nuit qui s’enfuit. Pieds nus, je m’éloigne du campement par un chemin qui s’enfonce dans la montagne. Je ne vais guère très loin et fais une halte sur un surplomb qui domine notre campement. La vue à l’horizon est époustouflante. Les rayons rasants du soleil offrent un contraste surprenant et des ombres allongées. Un aigle tourne dans le ciel, il pousse de petits cris avant de se poser sur la cime d’un sapin non loin de moi. Est-ce Wicoti, celui qui m’a permis de voler ? Je le connais surtout de l’intérieur, la veille je n’ai pas eu le temps de mémoriser son allure.
La vie s’anime en bas : Alice s’occupe de réveiller son père avec l’impatience des jeunes enfants. Quand j’arrive au campement, Ian sort de notre hogan réveillé et encore en pyjama.
- Tu étais où ? - Sur la pierre, là-haut. Je regardais le soleil se lever. Allez, on va t’habiller.
***
Je souris à la discussion qui se passe dehors. Jerry se montre au petit soin avec nous. Cela ne l’empêche pas de taquiner le professeur. Ça aussi est à mon humble avis salutaire pour mon ami. Contrairement aux gans à Beacon Hills, ici l’aura glaciale de Tobias n’impressionne personne. Je n’ai rien dit à son sujet, pourtant je suis certain que les Kawaiisu connaissent son ancienne profession. Ma mère biologique a bien épousé un membre d’une illustre famille de chasseurs. La tribu juge les personnes à sa manière. Un jugement factuel, un constat plus qu’une critique. Le rire de Jerry est communicatif.
- Bonjour, salué-je après Ian. Bien dormi ? - Je n'osais pas y croire, mais la nuit fut bonne et sans coupure.
Je me contente de sourire doucement en hochant la tête. Inutile de me vanter de ma bonne idée. Je suis simplement ravi d’avoir eu le nez creux à ce sujet. Un pari audacieux, car de prime abord le Britannique semble peu compatible avec les Kawaiisu. Pourtant l’alchimie improbable fonctionne.
***
Nous marchons côte à côte sur le sentier que nous connaissons bien. Tobias me fait part d’un retour au travail qui se promet laborieux après une telle pause et d’une pointe d’inquiétude quant à l’état de son appartement laissé aux bons soins de sa nièce.
Ama nous attend sur sa terrasse. C’est chez elle que nous prenons notre petit déjeuner en compagnie de son fils. Les enfants sont heureux de se retrouver, Alice prend clairement la place de la princesse. Les garçons ne s’en assombrissent pas, la fillette est enthousiaste et un puits de joies simples et variées.
Sur la table à l’ombre d’une large avancée de toit, un copieux repas nous attend. Œufs brouillés, bacon, pancakes, café, thé et jus d’orange sont à notre disposition. Ian demande s’il peut avoir du sirop d’érable sur son pancake. Ama, rougissant un peu, propose une collection de thé varié au professeur. Je me sers de porridge agrémenté de baies que je ne connais pas. La discussion tourne autour du poney de Tokela et de l’activité de la matinée qui sera consacrée à la peinture traditionnelle avec les doigts.
- Après midi, nous confie Ama, on vous initiera à un jeu amérindien, le Zohn Ahl.
Ama les attend sur la terrasse de sa demeure. Les enfants ravis de se retrouver font vite passer au second plan de leurs préoccupations la présence des adultes qui les accompagnent. Alice prend place entre Ian et Tokela, enfant gâtée et unique elle ne tarde pas avant d'attirer sur elle l'attention de ses deux nouveaux amis. La petite fille est à un âge où il est simple de lier des relations avec les autres. Elle est sociable et facile à vivre. Ses manières de princesse la rendent attachante, ce qui ne sera plus le cas si elle les conserve en grandissant. Tobias la couve de son regard qui peine à se faire aussi blasé qu'il ne pouvait l'être il y a encore un an. Il espère que sa petite fille saura conserver cette facilité qu'elle a à évoluer en société et ainsi évitera de copier son comportement distant et souvent clivant.
Sur une table ombragée un généreux repas n'attend qu'eux. Tobias et Chad s'installent, se servent après avoir remplit les assiettes des enfants. Après avoir pioché un sachet de thé noir aux amandes dans la large collection qui lui est proposée par Ama, le britannique découpe en petits morceaux un pancake, une demie banane et une tranche de bacon dans l'assiette de sa fille. Il récupère ensuite celle qui lui est tendue par Tokela pour offrir le même service au petit garçon. Ses gestes sont naturels, le reflet d'une routine qui est devenue la sienne depuis qu'Alice est arrivée dans sa vie. Si le rythme fut au début dur à reprendre tant il détonnait avec ce qu'était devenu son existence ce n'est aujourd'hui plus le cas. Il se plaît à jouer ainsi les papas poules. Un des nombreux rôles qu'il ait eu la possibilité d'endosser dans son existence et sans aucun doute celui qui lui convient le mieux.
La mort et les multiples manières de donner cette dernière ont perdu le combat face aux couches-culottes. Si autrefois le britannique nettoyait ses armes pour se vider la tête avant d'aller retrouver sa couche, à présent il trie et range les jouets de sa fille tout en sachant qu'ils seront à nouveau sortis dès les premières heures du matin.
Une discussion apaisée sert de fond sonore au repas. Parfois Tobias l'entretien à sa façon, en prononçant un mot ou en haussant un sourcil agile et plein de sens. Ses lèvres prennent un drôle de pli quand il saisit que la prochaine de leurs activités va elle aussi lui demander de se salir les mains. Et la nouvelle annonce que leur fait Ama ne parvient pas à le rassurer.
La bouche pleine de bacon et d'œufs brouillés, Tobias se fige avant de reprendre sa mastication silencieuse. Son trouble semble passer inaperçu. Les jeux de société comme bien d'autres choses ne sont pas des occupations auxquelles il a pour habitude de s'adonner. Ce qui fut aussi vrai pour la plupart des activités qu'il a découvert ce week-end. Il se peut que cette découverte lui soit agréable. C'est donc sans sourciller qu'il traite cette nouvelle information avant de la ranger dans un des nombreux recoins de sa cervelle.
Le repas arrivant à sa fin, les enfants prennent leurs assiettes pour les porter dans la cuisine de leur hôtesse. Tobias les imite, puis se dévoue sans que personne n'ait eu besoin de lui demander en levant ses bras de chemise jusqu'à ses coudes. Il fait couler l'eau dans l'évier, y ajoutant ensuite une bonne dose de produit vaisselle. Il nettoie, récure et rince tout en sifflotant un air bien connu du répertoire des Stones, rapidement rejoint par Ama qui ne tait pas sa surprise en voyant le professeur à la tâche.
-Oh Tobias ! Il ne fallait pas vous sentir forcé. -À aucun moment je n'ai eu l'impression que l'on me forçait à quoi que ce soit ma chère.
Chad est occupé à surveiller les enfants qui se lavent les mains. Et si Tobias se fie aux informations qui lui parviennent la chose a failli dégénérer en bataille d'eau. Ce qui était sans surprise une idée d'Alice. Une idée qui n'a cependant pas tardé avant d'être adoptée par ses compagnons.
-J'aime votre manière d'être insolent sans vraiment l'être. Un vrai cliché britannique. -C'était peut-être vrai à une époque, mais plus maintenant. Je suis un modèle de fin de série.
Ama qui s'est machinalement saisie d'un torchon à vaisselle essuie et range ce que Tobias a nettoyé. Rapidement ils voient la fin de cette pile de céramiques et de couverts frappés de l'identité du géant suédois qui s'était entassée dans l'évier. Après s'être lavé les mains et les avoir essuyé, Tobias darde la femme d'un regard qu'il souhaite bienveillant, puis demande, presque innocemment tandis qu'au fond de lui il craint de se prendre un vent sibérien.
-J'aurais aimé savoir si vous accepteriez de m'accompagner au restaurant. Un soir. Ou même un midi.
Il ne dévoile aucune des émotions qui le traversent, se contentant de feindre un flegme qu'il veut irréprochable. Il est de ceux qui entendent les refus et savent les respecter. Ama ne lui offre aucun retour direct, si ce n'est une expression amusée qui fait pétiller son regard. C'est finalement en usant de douceur et de tendresse qu'elle murmure une réponse qui était celle espérée par l'ancien chasseur.
-J'accepte, mais il va falloir me tutoyer.
Un clin d'œil suivi d'un coup de coude bien envoyé mettent fin à cet instant particulier. Tobias et sa partenaire de messes-basses se retournent vivement quand la voix de Tokela retentit dans leurs dos. Les trois enfants ainsi que Chad qui se tient derrière eux semblent avoir assisté à une bonne part de cette discussion. La gêne n'a cependant pas le temps de faire son nid car déjà les enfants parlent d'aller rencontrer le poney du fils d'Ama.
Après avoir été visiter l'animal qui a reçu son lot d'attentions et de friandises en un temps record, ils se dirigent vers l'endroit dans lequel ils sont allés la veille pour s'adonner à l'art de la poterie. Une cousine d'Ama se présente à eux alors que cette dernière les abandonne dans ce lieu. Zaltana leur apprend en leur dévoilant un large nuancier de peintures quelles sont les terres et autres merveilles qui sont broyées pour obtenir des pigments naturels pensés pour survivre à l'œuvre du temps qui passe.
Après avoir distribué des tabliers à ses élèves, elle prend Alice sur ses genoux comme l'avait fait Ama la veille avant d'encourager les adultes à laisser leur créativité s'exprimer sans user du moindre filtre.
Je me mords la joue à l’expression qui traverse, une fraction de seconde, le visage du Professeur. Encore une activité manuelle et un jeu dont on ignore encore les tenants et aboutissements. Assurément des activités qui vont le sortir, encore, de sa zone de confort. Je crains que cela ne soit de trop, mais je ne peux pas demander d’annuler alors que la tribu se plie en quatre pour nous.
A la fin de ce déjeuner copieux, j’aide les enfants à se laver les mains, tandis que Tobias surprend Ama en se lançant dans la vaisselle. Mon inattention à prêter attention à ce qu’il se passe dans la cuisine me vaut de me faire arroser copieusement. Alice prend le temps d’analyser mon état d’esprit avant de rire, vite imité par les deux garçons qui cherchent à copier la bêtise de leur amie. Je me moque d’être la victime de ces enfantillages, mais ils sont en train de transformer la salle de bain en pataugeoire. Je hausse le ton, le calme revient. C’est en silence que nous rejoignons le couloir, ce qui nous permet d’assister à une scène cocasse.
- On a fini, intervient Tokela un peu mal à l’aise et aussi pour s’éviter à être témoin plus que nécessaire du rapprochement de sa mère avec le papa d’Alice.
La visite du poney de l’enfant évapore la gêne résiduelle. Les enfants sont fous autour de l’équidé. Je trouve qu’il sent fort le crottin et attire bien trop de mouches pour mon nez délicat.
(…)
Zaltana, une cousine d’Ama, nous prend en charge pour l’activité peinture. Cela commence par le début : la création des pigments. Mon intérêt est activé, car ce nuancier naturel pourrait m’être utile dans mon travail. Nous commençons à peindre sur des dessous-de-plat en terre cuite. Zaltana nous précise que nous sommes libres de prendre ce que nous voulons dans l’assortiment de poteries disposé sur une table contre un mur. Comme pour le malaxage de la terre, la peinture a tôt fait de m’absorber. Mon premier test est décevant par le rendu, mais me permet de jauger les effets. Des posters accrochés aux murs donnent des exemples des motifs typiques des Kawaiisu où l’aigle est très présent.
J’ai envie d’exprimer ce que j’ai ressenti la veille quand j’ai volé dans les airs, un sentiment inénarrable. J’ai pris une pile d’assiettes et rapidement je joue des doigts pour dessiner des nuages qui s’étirent, la couleur terre de l’objet fait un fond naturel. Avec les ongles, j’ajoute des silhouettes de sapins et des oiseaux dans le ciel. Je suis satisfait à la troisième assiette.
Je regarde ce qu’ont fait les enfants, Tokela est avec nous. Alice a dessiné des fleurs avec l’aide de notre tutrice. Ian a décalqué ses mains et Tokela a tenté de reproduire la robe gris pommelé de son poney. De là où je suis assis, je ne vois pas l’œuvre du professeur. Encouragé par Zaltana, je reproduis mon motif sur une série d’assiettes. Après l’application d’un verni spécial et d’une cuisson, il est possible de s’en servir pour manger. Je ne sais pas encore si je les conserverai ou si j’en ferais don à la tribu pour leur boutique. Je rejoins le professeur qui se lave les mains.
S'il avait su sans mal se perdre dans des activités comme la poterie ou encore le tissage la veille, Tobias peine cette fois à se lancer. Son regard court en tout sens et parcourt les environs, il se distrait facilement pour ne pas avoir à se fixer uniquement sur la pièce de terre cuite mise à sa disposition. Ses doigts s'agitent, hésitants, sans toutefois parvenir à créer. L'anglais un peu perdu se contente alors de fixer le dessous de plat comme si ce dernier allait à tout moment lui sauter à la gorge. Il sait que cette façon d'affronter la situation n'est pas la meilleure qui soit, mais il craint de n'être doté que d'une fibre créative réduite s'il devait se comparer à ceux dont il jouit de la compagnie.
Après avoir hésité sans oser se lancer pendant de longues minutes, il finit par frôler du bout de son index la peinture la plus sombre que l'on ait mit à sa disposition. Une prévisible clé de sol, quelques traits, un oiseau simpliste en V car ils sont faciles à reproduire et déjà Tobias ne sait plus quoi faire de ses neuf doigts et demi. Pourtant il récidive, s'essaie une fois de plus à cet art qui pour lui demeure incompréhensible. Une nouvelle assiette devient sa toile, cette fois il tente de rester concentré. La musique n'est pas une bonne source d'inspiration, il ne s'attendait pas à ce que sa passion le trahisse de cette manière. Il renoue avec ses souvenirs d'enfance et tente de reproduire sur la terre cuite le décor dans lequel il a évolué quand il était encore un jeune homme innocent et vierge de tout bains de sang. La campagne britannique se dessine, ses doigts devenus maladroits s'essaient à la minutie tandis qu'il ajoute dans un océan de verdure la silhouette du château d'Amberley. Le résultat ne paie pas de mine et semble être l'œuvre d'un enfant malhabile. Mais en l'observant, Tobias devine qu'il n'aurait pas pu réussir à faire mieux que ce pas grand chose.
Dès qu'il lui semble assez s'être prêté à ce jeu pour s'octroyer le droit d'y mettre fin, Tobias se dirige silencieusement vers le lavabo pour laver ses mains bariolées. Il ne pipe mot quand il est rejoint par son ami, se contentant d'offrir à ce dernier une expression de blasée lorsque Chad lui demande son avis sur cette activité.
-C'était enrichissant.
En effet il a eu l'occasion d'apprendre une nouvelle chose sur lui même : Il est incapable de dessiner. Cela ne l'empêchera pas de dormir, il en est certain. S'il est d'un naturel exigeant, Tobias savait qu'en acceptant l'invitation de son ami il prenait le risque de se retrouver dans d'inconfortables situations. Il affiche une expression posée et sait qu'il n'a pas à craindre le jugement de l'architecte quand il admet certaines de ses failles.
-Je me savais piètre dessinateur, je devinais être mauvais peintre. Je vous ai observé, je n'arrivais pas à me concentrer. Vous étiez détendu, les enfants semblent quand à eux être heureux d'avoir eu la possibilité de transformer leurs doigts en pinceaux. À défaut d'avoir su tirer une satisfaction directe durant ce moment, j'ai pu voir des personnes que j'apprécie tirer profit de cet instant. C'est tout aussi plaisant.
Ses paroles peuvent paraître mièvres mais le professeur assume cet excès de sentimentalisme qui ne lui ressemble pourtant pas. Il n'a jamais été porté sur les démonstrations et déclarations affectives, mais cela ne signifie pas qu'il soit incapable de ressentir de fortes émotions lui aussi. S'il le tait la plupart du temps, c'est parce qu'il a saisit durant ces quinze années passées auprès de Gabriel qu'il n'était pas bon de se montrer humain et de dévoiler ses faiblesses. Un jour, les gens s'en servent contre vous. Si un de ses ennemis devait ainsi se servir de ces démonstrations de faiblesse pour nuire à Tobias, il lui serait aisé de régler ce soucis. Ce qu'il craint c'est de voir un de ses amis, une de ces personnes dont il s'est entouré ces dernières années se servir de ses failles pour lui causer du tord.
Le britannique ne connaît pas le pardon, refuse de tendre l'autre joue quand un affront lui est fait. Ses récents échanges avec Alessandro lui reviennent en tête. Il a craint que leur dispute ne soit une de leurs dernières discussions, il a préféré alors quitter la chambre de son ami et refuser l'invitation qui lui avait été faite car il était incapable de plier et d'accepter que ses interrogations ne trouvent pas de réponses. Encore aujourd'hui, cette amère pilule faite de rancœur demeure dure à avaler. S'il a cette nuit là pu trouver du réconfort et de la tendresse dans les bras d'une femme qu'il a payé pour sa compagnie, Tobias n'oublie pas l'état nerveux dans lequel il était en quittant la chambre de son ami.
Alice libérée des bras de Zaltana accourt vers eux, suivie de près par ses deux comparses. Elle rue et manque de chuter dans les jambes de son père qui la récupère juste avant qu'elle ne touche le sol. Peu marquée par le fait d'avoir failli finir une fois de plus avec un genou écorché, la petite fille pose ses mains pleines de peinture sur les manches de la chemise de son père qui ne bronche plus depuis longtemps lorsqu'il subit ce type de traitement. Il a prévu du change pour réduire l'impact de ces petits incidents. Autant pour lui que pour sa fille.
Il la soutient, l'aidant à frotter ses mains après les avoir recouvert de savon. Puis il les rince, fronçant un sourcil quand Alice tente de l'éclabousser. Il capture les mains malicieuses entre ses doigts, fermant le robinet de l'autre avant de permettre à sa fille de retrouver le plancher des vaches. Il s'agenouille, essuyant chaque doigt sans en oublier aucun malgré les gesticulations de la petite fille. Être parent d'un jeune enfant encourage et met à l'épreuve la patience.
-Alice, je ne veux pas te voir jouer avec l'eau.
La petite blonde sourit, mimant la plus parfaite des innocences sans forcer son talent. Son actuelle expression est celle qui rend faible son père et elle le sait bien. Pourtant il refuse de céder.
-Ou même t'entendre jouer avec l'eau.
Les remontrances, même celles qui demeurent légères, n'étant pas faites pour durer il relâche sa fille et la laisse aller dire au revoir à celle qui fut leur professeure. Tout en dardant sa fille du plus doux des regards, Tobias soupire et s'amuse de sa propre incompétence lorsqu'il doit devenir un père strict.
-J'ai une réputation d'homme dur et sévère. Une réputation justifiée et pourtant je ne cesse de me faire embobiner par cette petite chipie. Elle la fait avec tant d'aisance que je trouve cela déroutant.
Le professeur exprime son constat sur ses piètres qualités en art plastique. Il ne s’en désole pas, et apprécie malgré tout ce moment à travers ceux qui l’ont accompagné. Mon métier comporte une part d’art graphique. Je suis plus habitué à user de l’outil informatique pour créer des ambiances autour des lignes droites de mes plans. La décoration d’assiettes s’éloigne de mes compétences, pourtant j’y ai trouvé du plaisir.
- Merci, réponds-je modestement à l’élan émotionnel peu habituel du Professeur.
Les enfants nous rejoignent, Alice, plus pressée que ses pieds ne peuvent suivre, manque de s’affaler sur le sol. La chemise du professeur termine marquée des empreintes des mains de sa fille. La dichotomie du Britannique est impressionnante, ce n’est clairement pas le même homme quand il est avec sa fille. Pourtant la fillette s’applique à user sa patience. Je vérifie que Ian se nettoie correctement les mains sans attendre la perfection qui s’institue à côté de nous. Le Professeur semble deviner le cheminement de mes pensées.
- J'ai une réputation d'homme dur et sévère. Une réputation justifiée et pourtant je ne cesse de me faire embobiner par cette petite chipie. Elle le fait avec tant d'aisance que je trouve cela déroutant.
Je souris puis jette un regard vers Ian, l’enfant sage, trop sage. Le contraste avec Alice est saisissant. Leurs traumatismes respectifs ne sont pas les mêmes ni survenus à la même étape de leur développement. Comment Alice réagira-t-elle quand elle comprendra qui était sa mère biologique, une droguée qui ne savait peut-être pas qui était le géniteur de son enfant. Ian sait ce qu’il a perdu : ses parents et sa jumelle, même si le souvenir de cette dernière reste dans son subconscient. Alice et Ian se retrouvent avec des pères de substitution qui n’avaient rien demandé, deux solitaires à qui on confie la responsabilité d’une vie. Les parcours de vie de Tobias et Derek sont différents, mais leurs chemins suivent maintenant des voies parallèles.
- Les enfants représentent l’avenir. Ils sont encore vierges de toutes ombres. C’est pour ça qu’on baisse notre garde.
(…)
D. nous amène jusqu’au hogan du Chef où nous prendrons notre dernier repas. Il a troqué son jean, sa chemise à carreaux et son stetson contre un pantalon de peau couleur gazelle usé aux fesses, un plastron d’os noués avec des ficelles colorées sur le torse et un bandeau muni de trois plumes qui serre ses cheveux longs détachés. Lorsque nous entrons, le reste des convives sont aussi en tenue traditionnelle. Pas de celles aux couleurs clinquantes et caricaturales qui sont servies aux touristes, mais bien issues des reliques qui se transmettent de génération à génération. La robe d’Ama montre l’usure du temps. Elle doit bien avoir un siècle.
Ce sont les exclamations des enfants qui me font tourner la tête : Ezéquiel semble sorti d’un musée. Déjà que d’ordinaire il donne l’impression d’un anachronisme ambulant, là, il semble sortir d’un autre siècle. Son visage toujours inexpressif, son maintien qui le rend plus large et plus grand qu’il ne l’est réellement… Le Chef de la tribu des Kawaiisu en impose autant qu’un loup alpha qui déploie son aura. Je me sens dans la peau d’un Wicasa(*) égaré dans le Far West et cerné par les autochtones hostiles. J’ai beau savoir que c’est une mise en scène. D’ailleurs, est-ce vraiment une mise en scène, une saynète folklorique pour finaliser ce séjour en beauté ? Sur la table, je ne vois rien qui rappelle le présent : assiettes et verres en terre cuite, couteaux et fourchettes à trois dents d’un autre âge. Même la nourriture, pourtant élaborée avec les mêmes bases que le repas de notre arrivée, est différente.
C’est le sourire peu naturel d’Ama qui m’alarme : ceci n’est pas un festin d’adieu, d’ailleurs, ce n’est pas un festin du tout. La nourriture servie est chiche, à l’image de ce que ce peuple devait manger il y a deux siècles. D. ne porte pas sa montre connectée. Ama n’a plus son collier fantaisie ni les babioles qui entouraient ses poignées. Je sens le Professeur se raidir à côté de moi. L’ancien chasseur a senti le changement d’ambiance. Alice et Ian sont trop absorbés par l’image réaliste des Indiens pour se rendre compte de notre malaise.
D. tend la main en silence et nous invite à nous asseoir. Nous reprenons les places que nous avions occupées. Il n’est plus question d’eau-de-feu ni de bouteille de gin. Le silence commence à devenir pesant, tandis qu’Ama fait le service. Même Alice reste sage, sa cervelle juvénile peine à analyser ce qu’il se passe. L’ambiance commence à me peser. J’ouvre la bouche avec l’idée d’émettre des banalités sur les activités qui nous ont été proposées et remercier ceux qui ont offert de leur temps. Tunkasina(*) m’interrompt. Difficile de l’ignorer et poursuivre : personne ne répondait à ma logorrhée.
- Qu’avez-vous appris de votre séjour ?
Je soupire comme un enfant à qui l’on présente son carnet de devoir pendant ses vacances. Mon salut survient d’une petite boule d’énergie qui a terminé d’analyser la situation ou plus sûrement est arrivée au terme du peu de patience qu’elle possède.
- On a fait du dada, fapriké un tapis à dada, et fapriké la vaisselle du dîner, clame Alice tout en cherchant sur la table un met qu’elle saurait apprécier. - On a dessiné sur la vaisselle, et fait une longue balade à cheval, précise Ian. - Ça, c’est ce que vous avez fait. J’ai demandé qu'avez-vous appris ? - On a appris à tisser ? tente Ian.
La tournure que prend ce dernier repas me déroute et me laisse muet. Le Professeur vient à ma rescousse et donne ses impressions sur ces deux jours. Il reste factuel, mais honnête. Ezéquiel reste de marbre, toutefois D. trahit sa satisfaction : pas ce que l’on a fait, ce qu’on a appris. Je sens le regard de mon grand-père peser sur moi. Je laisse le mien dériver sur la table dénuée de superflu. Ce repas est une leçon. Cela m’agace qu’on l’impose à mon ami. Exprimer ma contrariée n’est pas le bon choix, ça, c’est une leçon de mon père adoptif. Là s’arrête ce que je peux retenir des leçons de vie de Stephan. Il est évident que l’on n’attend pas de moi une conversation élégante et creuse comme à Boston et qu’on se moque que je sache tisser ou faire des assiettes pour survivre dans une éventuelle apocalypse. Je suis conscient que notre monde glisse lentement à sa perte. Mais cette fin démentielle surviendra après ma mort. Ian en verra peut-être les prémices.
Le Chef des Kawaiisu attend une réponse précise de ma part. Je ne peux pas paraphraser Tobias. Sa réponse est personnelle. La calquer serait une bêtise. C’est une mouche qui hésite entre le gruau et le plat de haricot qui me souffle la réponse.
- J’ai appris à voler dans ma tête.
Les respirations de nos hôtes ont changé de rythme pour une légère apnée. Ian me regarde avec étonnement. Il ne comprend pas le sens de ma phrase. Je ne sais pas si je peux évoquer mon expérience avec l’Aigle en présence du Professeur, je m’oriente sur une métaphore compréhensible des initiés.
- La balade à cheval m’a permis d’admirer de beaux paysages au rythme de la nature et de me sentir intégré à ce tout.
Voler dans le corps de Wicoti m’a permis de voir les Rocheuses sous un angle spectaculaire.
- Le tissage m’a demandé de la concentration et effacé toutes pensées parasites.
Voler, c’est s’appuyer sur le vent, la moindre erreur vous fait chuter.
- La poterie à l’inverse a donné libre cours à mes pensées, comme la peinture avec les doigts.
Dans le corps de l’aigle, j’ai expérimenté d’autres sensations et une autre réalité. Un autre point de vue de la vie. L’aura glaciale d’Ezéquiel se réchauffe enfin. Je me retiens de soupirer mon soulagement. Grand-père entame un discours… en langue Kawaiisu. Je lance un regard désolé vers le Professeur. Nous écoutons poliment sans rien comprendre ces dires énoncés avec beaucoup de sérieux. C’est quand Ezéquiel se tait que je remarque D. à ses côtés avec entre ses mains un coffre en bois grand comme une boîte à chaussures.
D. nous explique que nous participons à un rituel ancestral qui interdit au Chef de s’exprimer avec une autre langue que celle des Kawaiisu pour la simple raison que c’est une cérémonie d’accueil au sein de la tribu. Nous allons recevoir notre première plume. Après cela, nous serons considérés comme appartenant à la tribu.
- Ce n’est pas symbolique, coupe Ezéquiel en anglais à la surprise générale. Nous formons une grande famille, chacun de ses membres peut compter sur l’aide de la tribu, quelle qu’elle soit.
Un regard appuyé vers le Professeur et moi nous fait comprendre le sous-entendu : ici on ne tient pas compte des lois américaines. D. ouvre sa boîte et sort quatre jolies plumes d’aigle dont le calamus est orné d’une mini pince et d’un ruban bleu et ocre dans le but évident de l’accrocher dans les cheveux.
- Il y a quatre niveaux, poursuit le Chef : une plume pour affirmer son appartenance à la tribu des Kawaiisu, une deuxième plume pour les guerriers, une troisième qui désigne le chaman de la tribu et la coiffe du Chef. Ian ! Viens à côté de moi.
Les deux enfants gobent les mouches. Même Alice a parfaitement saisi ce qu’il se passe. Raide comme un piquet, Ian s’avance impressionné par le cérémonial. Ezéquiel se saisit d’une plume et l’accroche sur la tête de Ian.
- Tu as prouvé que tu es un brave en étant attentif et prenant soin du bien-être d’Alice et de Tokela.
Ian retourne vers son siège le dos bien droit, fier de cet honneur.
- À moi ! s’exclame Alice. - Jeune fille, approche.
Alice échappe à la main de son père avait posé sur son épaule soucieux de l’ambiance initiale. L’ingénuité de l’enfant arrache un sourire au visage buriné d’Ezéquiel.
- À ton avis, qu’as-tu réalisé pour mériter ta plume ? - J’ai été sage ! - Pas de mensonge, gronde le Chef.
Alice ne se laisse pas impressionner. Elle regarde vers son père, non pour chercher de l’aide, mais plus pour se demander comment manœuvrer pour amadouer l’imposant personnage qui se dresse devant elle. Il en faut plus que ça pour impressionner une enfant qui a Tobias Rapier en papa.
- Je suis gentille et je dis la vérité quand j’mens pas ? - Effectivement, tu es gentille. Tu as accepté toutes les personnes que tu as rencontrées sans jugement.
(…)
- Chad ! à toi.
Je m’approche en ayant l’impression de me retrouver quelques années en arrière lors de ma remise de diplôme.
- Qu’as-tu réalisé pour mériter cette plume ?
Je soupire doucement, cherche de l’aide autour de moi, capte le regard de D. qui ondule vers le toit du hogan. Je comprends que j’ai l’autorisation de m’exprimer clairement : toutes les personnes présentes sont ou seront des Kawaiisu.
- J’ai réussi à fusionner mon esprit avec un aigle et il m’a permis de voler avec lui. - C’est exact. Vous avez failli vous casser la figure à un moment ! - Une erreur de débutant ! - Je suis fier de toi, mon enfant.
Ce vieux têtu ne le montre pas, mais il est ému. Son émotion est communicative. Je reçois ma première plume avec une boule dans la gorge. Nous pensons tous les deux à Iona, ma mère. Je m’attendris à nouveau quand c’est au tour du professeur. Ses qualités de père aimant ont été remarquées et ont dévoilé un autre aspect de sa personnalité que le Professeur tente de camoufler pour se protéger.
- Ama ! Amène la vraie bouffe, j’ai faim ! s’exclame D.
Le gruau et les fayots laissent la place à un vrai festin de viande braisée ou cuite au feu de bois. Dire que je n’ai rien senti avant. Ils ont calculé le sens du vent pour ne pas dévoiler leur supercherie. Alice s’amuse avec sa plume. J’ai du mal à ne pas rire de l’allure que Tobias a avec cet ajout capillaire. Ian sourit à prendre des crampes.
D les guide jusqu'au hogan du grand-père de Chad où il est prévu qu'ils partagent un dernier repas avec les gens qui les ont accueillis dans cet endroit. Tobias ne pipe mot en constatant l'écart de la tenue de l'homme avec celle dans laquelle ils ont pu le voir évoluer depuis leur arrivée ici. Le traditionnel a dérobé sa place à ce qui semblait être l'habituel. Alice ouvre la bouche pour commenter ce choix vestimentaire qu'a fait D, mais son père la fait taire en dressant un doigt devant sa propre bouche avant qu'une impolitesse ne puisse échapper à sa princesse. Il y a des règles sur lesquelles le professeur refuse de faire une croix, se tenir en société et ne pas se montrer indiscrète sont des qualités que sa fille chérie se doit d'apprendre à cultiver dès le plus jeune âge.
Ceux qui les attendent dans le hogan font craindre à Tobias que ce dernier repas ne soit plus folklorique qu'il ne saurait l'apprécier. Chaque convive est vêtu d'atours d'un autre temps. Les exclamations de surprise échappées par les enfants font lever la tête aux deux hommes. Ezéquiel ne ressemble plus guère à l'homme qui les avait accueillit la veille. Il semble s'être extirpé d'une vieille illustration elle même tirée d'un livre d'histoire ou encore d'un musée. Il ne faut que peu de temps à Tobias pour flairer le traquenard qui se dessine de manière nette à l'horizon. Si un pli soucieux s'imprime brièvement sur son front déjà marqué par le temps, il conserve une expression aussi neutre que possible. Refusant ainsi de donner à ceux qui les observent la moindre information qui pourrait trahir son trouble et son appréhension. Machinalement, pour les préserver tout deux de cet imprévu, l'ancien chasseur se penche et se saisit de sa fille avant qu'elle ne puisse avoir eu le temps de penser à s'éloigner. Il la calle contre une de ses hanches, la sécurisant en passant son bras droit autour d'elle tandis que son regard sombre parcourt les environs.
Ils viennent de faire un bon en arrière dans le temps en entrant dans ce lieu. Rien ne saurait leur rappeler l'époque actuelle, si ce n'est eux mêmes. On les observe, Tobias se sent proie et il est certain de détester cela. Il réfrène un claquement de langue, ravalant un rictus et sa déception par la même occasion. Instinctivement il recherche le regard de Chad, puis celui de celle dont il s'est rapproché plus qu'il ne l'aurait pensé possible durant son séjour en ce lieu. Ama ne le rassure pas, bien au contraire car son naturel semble avoir fuit cette dernière. Le visage de l'anglais se ferme, son regard se ternit suite à la constatation de ce qui ressemble à s'y méprendre à une trahison de la part de celle avec qui il lui avait semblé avoir quelques points communs.
D les invite muettement à prendre place à table, Tobias s'exécute sans un mot, sans faire de gestes superflus. Alice est sage, ce qui ressemble à un exploit quand on connaît la jeune fille. Ian se montre quant à lui toujours aussi calme même s'il semble chercher du regard son parrain. Un silence, plus lourd que le plomb, s'installe. Ama sert les enfants. La bouche de Tobias prend un pli austère, même le repas qui était hier alléchant porte aujourd'hui en lui le fumet de la déception.
Chad tente de parler pour alléger l'ambiance avant d'être vite coupé par son grand-père. Personne de toute façon ne paraissait prêter attention aux dires du loup. La question posée par Ezéquiel fait quand à elle lever les têtes.
-Qu’avez-vous appris de votre séjour ?
Qu'il ne faut pas se fier aux premières impressions que donnent les gens.. Ah non, ça Tobias le savait déjà bien avant d'arriver ici.
Qu'il aurait mieux fallu pour lui qu'il reste chez lui, à jongler entre ses obligations de père et de professeur avec pour seule compagnie une petite fille survoltée d'un an et demi et ses insomnies ? Non, cette réponse n'a rien d'acceptable même si elle brûle en cet instant les lèvres et la langue du britannique.
Les enfants trop jeunes pour réellement saisir le plein sens de la question qui vient de leur être posée détaillent ce que fut le programme de leur week-end. Cette réponse qui n'est pas celle qui était attendue par le chef fait saisir à l'anglais que c'est à lui de prendre le relais des enfants qu'il ne peut décemment pas laisser se perdre ainsi alors qu'ils tentent de comprendre dans quelle direction veut les mener le grand-père de Chad. Tobias desserre les dents, puis fait entendre le son rauque et sans joie de sa voix. Il énumère en quelques mots les richesses apportées par ce séjour tout en taisant les déceptions qui sont en train de s'y ajouter.
-J'ai apprit que mon prochain n'était pas forcément à craindre. Et que mon ancienne vie n'était pas un poids dans cette quête de rédemption que je m'obstine à mener. Je ne suis pas seul, des gens, des amis sont là pour m'épauler quand j'en ai le besoin. Même si parfois, je ne sais pas percevoir ces besoins.
C'est personnel, ses dires sous-entendant qu'il est de ceux qui ont commit l'inadmissible et qui luttent pour ne pas replonger dans cette facilité. Mais il est certain que son passé est connu de ceux qui lui font face, même de la sympathique Ama. Tobias se tait, renouant avec son silence sans chercher à ajouter un mot de plus. Il en a déjà trop dit, mais il semble que c'était là la seule issue à suivre s'il voulait se tirer de ce mauvais pas sans dommages. On leur apprend en cet instant une leçon, mais la manière utilisée paraît douce à celui qui a eu durant de longues années Gabriel McNeal comme maître. L'anglais s'en remettra, il a apprit à toujours savoir rebondir après avoir été la cible d'un coup bas.
Reste à Chad de savoir donner sa propre réponse à la question posée par Ezéquiel. Une réponse qui ne se fait guère attendre plus longtemps et qui surprend en tout point le professeur qui fixe son regard surpris sur son ami tout en tâchant de saisir les sens que peuvent dissimuler ses dires. Abasourdi, Tobias manque une respiration et peut-être un ou deux battements de cœur. Une mauvaise habitude qui ne devrait en aucun cas être une de celles entretenues par un homme qui a déjà rencontré un soucis avec sa pompe à sang. L'attaque tant crainte ne vient pas, ce qui est une bonne chose car Tobias doute qu'un cardiologue ne puisse se trouver parmi leurs hôtes. Chad détaille les acquis qu'il a pu faire durant leur séjour, le cœur du professeur s'apaise. Il ferme les yeux durant un bref instant, espérant que ce cirque trouve rapidement une fin convenable.
L'ambiance se réchauffe enfin, doucement l'esprit du professeur le mène vers de meilleurs songes. Ezéquiel se lance dans un discours incompréhensible que tous écoutent. D dévoile une boite en bois qui semble être sortie de nulle part. Il leur explique qu'ils sont sur le point de devenir spectateurs mais aussi acteurs d'une cérémonie d'accueil au sein de la tribu. Le chef coupe D en usant de la langue de Shakespeare ce qui surprend tout le monde.
Les gestes et explications se marient avec grâce comme dans une pièce dont chaque didascalie serait soigneusement notée pour que personne ne puisse se tromper dans son jeu, les enfants sont abasourdis en saisissant l'importance de cet instant tandis que Tobias s'efforce de ne laisser paraître qu'un minimum d'émotions. Et cela est bien plus ardu que ça ne l'est la plupart du temps, même pour un homme qui s'acharne depuis des années à se forger un flegme parfait et conçu pour résister à tout.
Le chef interpelle et appelle Ian à venir se tenir auprès de lui. Impressionné le jeune loup se lève et rejoint l'homme qui s'adresse à lui en usant d'un ton emprunt d'un mélange de sérieux et de bienveillance. L'enfant regagne finalement son siège après un bref échange, fier en arborant cette plume qui vient de trouver place dans ses cheveux blonds. Alice s'agite, bien moins calme que ne l'était son ami. C'est avec un large sourire qu'elle rejoint le chef de la tribu sans prêter attention à la main de son père qui était bien ancrée sur une de ses frêles épaules.
-À ton avis, qu’as-tu réalisé pour mériter ta plume ? -J’ai été sage ! -Pas de mensonge.
Tobias aimerait se tasser sur son siège pour mieux disparaître. Alice habituée à berner son monde avec facilité se retrouve face à un homme plus imposant que ne l'est son père. Nombreux sont ceux qui sourient à l'entente des dires et réparties de la petite fille dont la langue est déjà fort bien pendue si l'on tient compte de son jeune âge.
Un trait de caractère qu'elle doit tenir de son parrain et non de son père. Alessandro va rire à s'en briser les côtes quand sa filleule lui parlera de ce moment et de la plume qui ne devrait pas tarder à venir s'accrocher dans les cheveux de l'ancien chasseur.
Arrive ensuite le tour de Chad, l'échange des deux hommes surprend Tobias qui n'aurait jamais pensé qu'un homme ne puisse partager le corps d'un oiseau. Quoi que... Cela fait dix-sept ans qu'il côtoie l'impensable et il a dans son cercle d'amis proches un être pourvu d'ailes et d'un caractère si doux qu'on pourrait le confondre avec un ange. Un rossignol qui a prit grand soin de la santé physique et mentale du fieffé taré qui durant de longs jours s'est amusé à réduire ses ailes en charpie. Si un jour Tobias devait en arriver à oublier à quel point il a pu se montrer cruel, il n'aura qu'à penser à Lewis et aux supplices qu'il lui a fait subir.
Lorsque Chad retrouve sa chaise, Tobias sait qu'il est le prochain à qui l'on va s'évertuer à trouver des qualités dignes d'être soulignées. Un homme fiable pour ses amis, un père bon et juste même si trop laxiste. Des marques de tendresses souvent refoulées, dissimulées derrière un masque froid pour qu'elles ne puissent pas être utilisées contre lui. Quand c'est au tour de Tobias de se présenter devant Ezéquiel, il capte brièvement le regard d'Ama. Une femme qui a su elle aussi lui trouver quelques qualités.
L'anglais incline la tête pour se mettre au niveau du chef, demeurant silencieux quand ce dernier le décrit comme étant un bon père et un homme loyal. Celui qui malgré toutes ces belles paroles reste un homme capable du pire se contente de garder le silence, ne sachant quoi ajouter de plus à ce tableau qui est fait de sa personne. Une partie de lui est cependant heureuse d'apprendre de la bouche d'un homme qui lui était un inconnu il y a encore deux jours qu'il n'est pas à ranger dans la catégorie des causes perdues. Là où même Dieu ne saurait lui pardonner ses actes, il semblerait que son humanité puisse encore être reconnue par quelques rares hommes.
Tobias retrouve sa place, heureux de ne plus être le centre de l'attention. Alice l'accueille en lui disant qu'il est beau ainsi, Chad se mord les lèvres pour ne par rire en le regardant tandis que le jeune Ian lui sourit.
-Ama ! Amène la vraie bouffe, j’ai faim !
Des rires donnent réponse à l'exclamation poussée par D. Un festin remplace la nourriture déjà présentée sur lan table. Les gens s'amusent, les langues se délient comme si avoir gardé ce sérieux pendant si longtemps n'avait fait que permettre à la joie contenue dans ce moment de croître, encore et encore. Si Tobias parle peu comme à son habitude, ses lèvres affichent un sourire certes discret mais pas moins sincère. Parfois la main d'Ama frôle la sienne sans que cela ne le dérange, il sent peser sur lui les regards de D, des gens qui les entourent et parfois même d'Ezéquiel. Alors que D se penche pour lui servir un verre de gin, ce dernier semble trouver juste de noter l'entente entre les deux parents célibataires.
-Vous êtes mignons tout les deux ! -Le papa d'Alice a demandé à maman si elle voulait aller au restaurant. Maman a dit oui.
Tokela vient de les vendre. Ama rougit comme une adolescente prise sur le fait alors qu'elle serait en train de s'émouvoir devant un bellâtre. Tobias quant à lui ne baisse pas les yeux, ancrant son regard toujours aussi sérieux dans celui rieur de D.
-Ce n'est rien de plus qu'une invitation faite par un gentleman à une femme charmante dans l'idée d'apprendre à mieux la connaître. -Mais bien sûr Tobias. Et c'est vrai qu'Ama propose aussi sa collection de sachets de thé à tout ceux qui passent la porte de sa maison.
Cette fois c'est Tobias qui rougit, puis évite d'un agile mouvement d'épaule la main de D qui menaçait de se poser sur celle-ci. Il ne loupe rien du murmure qu'il capte dans le hogan. Un murmure mentionnant les Séquoias à long nez entreprenants. Instinctivement il passe sa main sur son visage, coinçant ce qu'il a de bien grand entre ses longs doigts pour mieux souffler son hilarité.
-Celle-ci est excellente Ezéquiel. Mais j'ai déjà entendu des tournures plus imagées être utilisées pour décrire cette péninsule que j'ai au milieu du visage. Je suis certain que vous pouvez mieux faire.
Le rire le prend, Ezéquiel n'a visiblement pas finit de le surprendre.
[...]
C'est en usant de gestes précis que Tobias remet de l'ordre dans ses affaires ainsi que celles de sa fille tandis qu'il s'assure de ne rien oublier sur le campement. Son organisation est sans faille et lui permet d'opérer avec rapidité, surtout depuis qu'il a vivement conseillé à sa princesse d'aller jouer dehors en compagnie de Ian et Tokela qui est venu leur dire au revoir avant que n'arrive l'heure de leur départ. Tobias remonte la glissière de sa valise, accrochant ensuite les sangles qui retiennent biberons, bouteille d'eau et flacon de crème solaire à l'intérieur du sac à langer d'Alice. Puis il sort tout leurs effets du hogan qui leur avait été attribué après avoir délesté les lits de leur linge en suivant avec minutie les consignes données par la femme de D après le repas de midi. Chad n'est pas encore prêt, c'est en tout cas à cette conclusion que le mène l'esprit de l'anglais quand il constate l'absence de son ami dehors.
L'anglais qui pensait prendre le temps d'allumer une cigarette change d'avis, puis se poste près du hogan qu'ont habité Chad et Ian.
-Chad avez vous besoin d'aide ? Il ne me reste qu'Alice à ne pas oublier.
Ce qui ne risque pas d'arriver. La petite fille s'esclaffe en courant après ses deux amis. Elle fait un piètre loup, compte à sa manière dans un ordre qui lui plaît mais qui n'a aucun sens et se disperse bien trop vite pour parvenir à attraper les deux garçons qui n'ont aucun mal à éviter d'être touchés par leur amie rapidement déconcentrée.
-Elle court dehors avec les garçons, j'en suis réjouis car cela signifie qu'elle sera facile à coucher ce soir.
Sujet: Re: Funeste ennui [FT Chad] Mar 3 Oct 2023 - 18:50
Funeste ennui
Feat : Tobias Rapier
Je crois que je n’ai jamais été l’invité d’un tel repas. De ce que je connais de ce genre d’évènement à plus de dix personnes se restreint à des repas avec dress code et langage châtié chez la haute bourgeoisie bostonienne. Je sais que le Professeur possède une grande fratrie. Amaro avait laissé échapper son impression d’Anglais aux manières italiennes. Le chahut ambiant me déstabilise. Je ne suis pas habitué aux tablées où tout le monde parle en même temps, se coupant et recoupant la parole sans que personne ne s’agace. Les ondes positives qui rayonnent sous le hogan me réchauffent le cœur et l’âme. D’un cœur devenu solitaire malgré lui, j’appartiens désormais à une famille enjouée et aimante.
J’ai beaucoup à apprendre de Tunkasina(*) dans des domaines que mon père adoptif n’est pas compétent. Je ne pensais pas cela possible. D. charrie Tobias sur son léger flirt avec Ama. Je m’esclaffe à la mention d’Ezéquiel sur les séquoias à long nez. Le calembour est parfait. Grand-Père possède un humour subtil tout en restant mordant. Cette capacité semble si improbable chez lui, que tout le monde rit. J’ai trouvé un foyer, moi qui me trouvais écrasé d’une solitude colorée d’amertume.
Alice et le professeur sont partis les premiers vers notre campement pour faire les bagages. Ezéquiel me retient avec D. Ian joue devant le hogan avec Tokela. D. s’occupe de mon portable et y ajoute moult contacts et groupes de discussion afin que je garde le contact avec la tribu. Je suis bien évidemment invité à revenir quand je le souhaite, seul ou accompagné. Je pense à Derek, ça lui ferait du bien.
(…)
- Chad, avez-vous besoin d'aide ? Il ne me reste qu'Alice à ne pas oublier. - C’est gentil, mais ça va aller ! dis-je en entassant les affaires dans les sacs sans me préoccuper de trier ce qui appartient à Ian ou à moi. Je balancerai tout dans la machine à laver au manoir. Derek triera à la sortie.
Il y a des mois de ça, je me serais montré plus précautionneux. Mais c’était un autre moi, une autre personne plus tournée vers un esthétisme de magazine. Je change, et ça grâce à mes rencontres.
- Elle court dehors avec les garçons, j'en suis réjoui, car cela signifie qu'elle sera facile à coucher ce soir. - Ian va suivre aussi, affirmé-je, en sortant du hogan avec nos affaires.
(…)
Quelques larmes s’épanchent quand les enfants se disent au revoir. Tokela est un peu isolé dans son âge. Les autres enfants sont soit des adolescents, soit des bébés. Nous n’avons pas besoin de nous suivre pour le chemin du retour, puis je vais bifurquer bien avant Beacon Hills pour rejoindre le manoir. Je serre la main d’un professeur un poil embarrassé. Personne n’a voulu prendre les dollars qu’il tendait pour le séjour.
- Vous pouvez toujours acheter des babioles pour Alice à la boutique, glissé-je avec malice avant un ultime au revoir.
Ian s’endort au cinquième virage de la route sinueuse qui mène à la réserve. Un sourire flotte sur ses lèvres. Derek devrait être content de récupérer son cousin ravi et heureux.