Préparatifs de discours [Lewis & Evelyn]

Bureaux du Cabinet , 3 Novembre,

Le travail ne manquait jamais au cabinet  Martins, Connor & Lair. Si la branche californienne était récente, une armée de secrétaires, juristes et quelques avocats s'affairaient sur les deux étages que la maison-mère louaient dans un immeuble du centre-ville. Ce dernier ne payait pas de mine avec sa façade grise et ses fenêtres étroites mais son emplacement était aussi idéal que celui qui se trouvait à New York. A la fois proche de l'aérodrome et de la gare de Beacon Hills, le cabinet était au cœur de la ville, idéal pour les rencontres. Sa réputation le précédant, les affaires affluaient. Suffisamment pour tenir Evelyn occupée pendant de nombreuses heures lorsqu'elle ne préparait pas son entrée dans la vie politique.

Vêtue d'une chemise blanche impeccablement rangée dans un tailleur noir, elle écrivait son rapport quotidien à ses associés lorsque son téléphone sonna. Jetant un coup d'œil à son portable, Evelyn se rendit compte que c'était le fixe. Pestant contre la sonnerie similaire des des deux appareils, elle décrocha sèchement et s'annonça.

Maître Lair, votre rendez-vous de 15h est arrivé. Dois-je le faire monter ?
Ne prenez pas cette peine, je vais l'accueillir moi-même. Merci de m'avoir prévenue.  

Sans laisser le temps au garde de sécurité de l'entrée de l'immeuble lui répondre, Evelyn raccrocha. Croisant ses mains devant elle, l'avocate se recula dans son dossier et ferma les yeux quelques secondes. Cet exercice lui permettait de se recentrer sur elle-même depuis son enfance. Il s'imposait à chaque changement de tâche. Autrefois, il lui permettait de ne pas paniquer ou de se sentir déchirer entre ses différents devoirs. Aujourd'hui, ce n'était plus qu'une habitude héritée de son trouble. Avec une profonde expiration, Evelyn se leva, rajusta son chignon et quitta son bureau.

Alors que l'ascenseur entamait sa descente, Evelyn remit en ordre ses pensées. Ce rendez-vous était l'accueil d'un jeune écrivain. Elle avait apprécié son CV et sa présentation, aussi formelle qu'inventive. Si la rhétorique était un art qu'Evelyn maîtrisait, sa faiblesse se trouvait dans la dialectique. Trop directe, ou au contraire manipulatrice, ses discours allaient droit au but. Elle savait convaincre mais dans un contexte pénal. Or la course à la mairie signifiait recruter l'âme de la population. Evelyn ne comptait pas sur l'amour du peuple pour son élection, elle se savait trop formelle et froide pour cela. Il lui faudrait jouer sur la carte des discours et de ses capacités d'administratrice pour vaincre.

C'était au cœur de cette question que venait la nécessité d'avoir une seconde main pour travailler ses discours. Evelyn nourrissait ce besoin d'avoir une éminence grise à ses côtés, cette âme modeste et invisible, dévouée à sa réussite par celle de l'autre. L'avocate avait longuement hésité à demander à un autre de ses confrères, ou un membre de l'association des anciens élèves de Columbia, de l'aider. Finalement, elle avait opter pour la voix du peuple. Elle ne savait que trop la présomption des discours d'avocats. Les hautes sphères de la politique ne le montrait que trop bien. Si l'avenir amenait Evelyn à devenir Présidente - chose impossible même dans ses rêves les plus fous - alors peut être s'y risquerait elle.

Apercevant Lewis Walton pour la première fois, Evelyn ne regretta pas un instant son choix. Nul n'était mieux placé qu'un écrivain - ou du moins quelqu'un maîtrisant la dialectique - pour faire parler le cœur des habitants de Beacon Hills. Il ne fallut guère plus de quelques minutes pour les présentations formelles. Le temps d'un bonjour et d'un sourire et déjà, l'avocate et son candidat se retrouvaient dans le bureau de la première. S'asseyant, Evelyn posa les coudes sur le solide chêne de sa table et croisa les mains. Appuyant son menton sur ses doigts liés, elle commença l'entretien d'un ton léger.

Je ne voyais aucune raison de vous faire perdre votre temps à attendre une réponse surtout au risque de vous voir filer. Evelyn sourit avant de se redresser. Cependant, l'offre d'emploi ne concerne pas le cabinet Martins, Connor & Lair. Je serai votre seule et unique responsable mais également collègue. Je vais me montrer franche, monsieur Walton. J'ai pour ambition de me présenter à la mairie de Beacon Hills. Etant donné mon relatif anonymat au sein de la population, il me faut une présentation impeccable. J'ai pour idée de m'attacher les services de quelqu'un doué de vos talents pour travailler sur ma personnalité ainsi que mes discours. Je crois que vous pourriez être cet homme. Mais avant tout... Thé, café ou de l'eau peut être ?  

EPSILON

Bureaux du Cabinet , 3 Novembre,

Se levant d'un geste vif et presque félin, Evelyn marcha jusqu'à la machine à café. Contrairement à de nombreux avocats encore à la cafetière, généralement rentabilisée par les quantités phénoménales de café ingurgité, elle avait préféré investir dans une marque italienne au nom étrange. Delonghi. Cela sonnait presque comme certains dossiers mafieux qu'elle avait pu apercevoir au fil des ans. Evelyn ne s'en occupait généralement pas, même lorsqu'un de leur société écran était en danger autant par principe que sécurité. Le premier pas dans ce domaine était une invitation à plonger en enfer. Laissant la machine ronronner, elle se retourna vers monsieur Walton et posa ses mains sur le main dans son dos.

J'ai en effet lu quelques unes de vos œuvres. Votre plume m'a plu. Une certaine utopie sociale transpire à travers vos mots. Pour être tout à fait franche, c'est qui m'a plu chez vous parmi d'autres auteurs.  

Le chuintement de la machine, accompagné d'une belle vapeur odorante, indiqua à Evelyn la fin du cycle. Se retournant à nouveau, elle attrapa adroitement les deux belles tasses en verre. D'un pas vif, elle revint s'asseoir face au jeune homme et croisa les jambes. Braquant ses grands yeux bleus sur Lewis, l'avocate trempa ses lèvres dans la mousse généreuse du café et laissa les notes caramel s'épanouir sur son palais.

Comme je vous le disais, vos écrits ne sont pas partisans et pourtant, ils détonnent par leur élégance. Vous me rappelez certains auteurs britanniques, sans leur véhémence parlementaire avec l'once d'un Teddy Roosevelt.  

Dire que la dynastie des Roosevelt était un exemple pour Evelyn était un euphémisme. Seuls les Kennedy trouvait une place encore supérieure dans le panthéon de l'avocate. Et encore, cette première place était simplement argumentée par ses origines bostoniennes. Reposant sa tasse près de son ordinateur portable, refermé, Evelyn adressa un sourire froid et purement professionnel à son invité.

Une campagne est bien évidemment prête pour la course à la mairie. Cependant, j'ai appris au cours de ma carrière qu'il faut être souple et changer constamment d'approches. J'aimerai aussi tester votre réactivité. Prenez donc un stylo et une feuille. Evelyn joignit l'invitation avec un geste de la main vers son porte stylo, recouverte de plumes délicates et ouvragées aux côtés de bic plus désuets. Je vous laisse dix minutes pour écrire un premier texte en se basant sur ces trois termes: insécurité, protection, écoles. Croisant les mains devant elle, Evelyn y posa son menton en dardant à nouveau ses yeux opalins vers Lewis. Tic-tac...

EPSILON

Bureaux du Cabinet , 3 Novembre,

- Je vous remercie de cette comparaison. Je suppose que ça soit le style britannique qui veut cela. Et puis en l'écrivant nous sommes influencés et lorsque l'on rédige on ne s'en rend pas forcément compte. C'est pour ça que les critiques littéraires et lecteurs avisés sont là pour nous faire remonter cela.

Un sourire énigmatique s'épanouit sur les lèvres minces d'Evelyn à ces mots. Elle ne comptait pas flagorner son jeune disciple sur ce point-là. Elle avait suffisamment goûter au verbe britannique moins de trois jours plus tôt. L'acidité mêlée à l'amertume du professeur Rapier avait donné un bon exemple de ce que cachait le flegme de l'île. Les racines irlandaises de l'avocate hurlaient à la révolte à cette idée. Malgré tout, elle devait s'avouer s'être laissée charmer. Là où son discours était un camaïeu réfléchi, nuançant simplement les mêmes idées, les britanniques avaient la puissance d'un patchwork et l'éclat de ses couleurs. Si elle ne demandait pas un flamboyant discours de Pitt l'Ancien, Evelyn pensait pouvoir trouver la passion qui manquait tant.

L'avocate savoura son café, appréciant le moment présent. Elle avait rarement des moments d'inactivité et apprenait à lâcher prise durant ces instants uniques. Son esprit s'évadait, porté par la brise cathartique de sa nature lupine. Evelyn s'étonnait encore des sensations qu'elle éprouvait. Ses sens dépendaient d'une force presque doulante. Les sons lui paraissaient plus purs et puissants de même que les odeurs. Sa propre acuité la surprenait à chaque instant. Il lui semblait se transformer en une Janus à la fois moderne et antique, entre l'ubs et la villa. Pire encore : elle aimait se découvrir à nouveau. Son esprit, ses troubles s'ouvraient enfin à une vérité longtemps réfutée par sa conscience.

-J'espère que cela vous plaira...

L'ardent turquin se fixa sur le visage du démiurge. Sa confiance se cachait sous des allures incertaines. Evelyn était habituée à donner ce sentiment chez ses adversaires comme ses clients. Son métier demandait un contrôle absolu des évènements et de soi à tout instant. Si elle écrasait les gens par sa stature, ce n'était pas volontaire. Aussi elle s'efforça d'accorder un sourire encourageant à monsieur Walton. Ils devraient travailler ensemble comme partenaires, à l'image d'une troupe de théâtre et non comme un maître et ses subordonnés. Les mains arachnéennes de l'avocate s'emparèrent du pamphlet et elle le lut d'une traire, avide de connaître l'esprit du jeune homme. Avec une profonde inspiration, Evelyn reposa la feuille et le fixa longuement.

Très bien monsieur Walton. Que demanderiez-vous pour travailler avec moi ?

EPSILON