Joue-la comme Wagner (suite) feat Tobias

e viens de laisser Ian et les deux enfants Fergusson devant l’école. Le fermier s’occupera de leur retour. S’entendre avec ses voisins et le reste de la communauté est essentiel pour survivre. Après, tout n’est pas rose. Il y a des gens avec qui je ne m’entendrais jamais et inversement. Je reste toutefois chanceux avec mon voisinage et celui qui borde la route entre le manoir et le centre-ville.

Il y a un peu d’animation dans la cour : un premier décompte des morts de l’avant-veille se murmure d’une oreille à l’autre et un nouveau venu, une gamine perchée sur les épaules. Un loup à l’odeur, bêta à l’aura. Je ne sens aucune agressivité. Il ne me prête pas d’attention, ou fait mine de. Ian n’étant pas le seul lycan de l’école, je ne m’inquiète pas plus que de mesure. J’aurais les nouvelles du moment au retour de mon cousin. J’ai déjà expliqué à Ian ce qu’il s’était passé avec la horde et l’avais déjà prévenu que certains de ses amis étaient devenus orphelins. J’ai prévu d’aider à traquer les marcheurs qui sont passés à travers les mailles du filet dans le troisième cercle.

Je m’esquive en direction du magasin central dépenser mes crédits en farine, sel et autres produits de consommations courante que je ne peux pas produire et vendre deux balles de laines brutes des moutons que j’ai tondus la semaine passée. Avant, je m’en servais comme matériau de construction, mélangée à de la boue, la laine permet de jointer convenablement les planches de l’écurie, des abreuvoirs ou des différents appentis que j’ai dressés au fils des années. L’usure des vêtements d’avant l’effondrement amène une nouvelle demande et un nouveau métier : le filage et le tricotage.

Je livre aussi un hongre de cinq ans à la mairie. La castration d’un cheval s’opère après une somme de compromis dans un élevage comme le mien. Les hongres sont les meilleures montures qu’il soit pour le travail des champs, l’attelage ou pour les gardes. Ce sont des animaux paisibles, moins sujets aux écarts et aux comportements imprévisibles. Aujourd’hui, une chute à cheval n’est pas anodine, sans parler qu’il est impératif de pouvoir compter sur le calme sa monture quand des infectés se manifestent. Seulement, châtrer un cheval me coupe sa lignée. Celui que j’amène a engendré trois poulains dont un mâle. Je garde le fils et me sépare du père. Les hongres représentent un quart de mes livraisons. Je me suis arrangé avec le gouverneur : je garde libre accès aux étalons que j’ai fourni pour les gardes quand j’ai besoin d’un reproducteur précis. Pour les chevaux de trait, c’est un arrangement de gré à gré avec les fermiers.

C’est là que je regrette ne plus avoir d’outil informatique pour gérer les arbres généalogiques de mon haras. Cela m’oblige à établir de fastidieux tableaux croisés pour éviter une trop grande consanguinité inhérente à tout système clos. C’est Mafdet qui m’apporte principalement du sang neuf. Seulement, plus les années passent, plus c’est difficile de trouver des chevaux. Ceux qui restent sont retournés à l’état sauvage. La présence constante des infectés les a rendus plus nerveux et plus rétifs que leurs ancêtres.

(…)

Je suis sur le chemin du retour plus tôt que prévu. Il y avait peu de monde au magasin et Rusard était d’humeur joyeuse, donc plus rapide qu’à l’accoutumé. À la mairie, ils étaient en réunion, j’ai donc laissé le cheval au gardien contre un reçu dûment tamponné.

Intrigué, je stoppe ma monture en apercevant ce type que je ne connais pas à cheval, un deuxième le suivant au bout d’une longe, chevaucher sur une route qui rejoint la mienne plusieurs centaines de mètres plus loin. Je décide de le suivre à distance pour voir où il compte bifurquer. La végétation et des maisons à l’abandon le cachent de temps à autres. Son allure régulière me laisse penser qu’il arrivera à la jonction de nos routes avant moi. Je modère l’allure d mon cheval pour conserver mon retard. C’est quand je passe au croisement que je sens son odeur. Je fais le lien avec le loup vu devant l’école. Je suis encore trop loin pour percevoir son aura. Un autre bêta ou ? Une nouvelle meute serait-elle arrivée en ville ? Les règles sont strictes pour demeurer à Beacon Hills et le seul alpha ancien résident qui pourrait être potentiellement en vie est Shepherd. Ensuite, avec l’hécatombe qu’il y a eu, il ne serait pas étonnant que le gouverneur assouplisse la loi et fasse quelques exceptions.

Je talonne ma monture quand visiblement il se dirige vers le manoir après avoir quitté la route principale, empruntant le chemin forestier qui mène sur mes terres. Engagé sous le couvert des arbres, le rang de l’inconnu ne fait plus de doute : un alpha. Nous sommes seuls, personne n’entendra si je me fais agresser. De toute façon personne n’oserait intervenir dans un combat entre deux alphas. Je sors la winchester de son étui de selle et l’arme en veillant à rester silencieux. Ce fusil appartenait à Mick. Le sol de terre meuble amortit le pas de ma monture qui n’est pas ferrée. L’inconnu ne s’est pas encore rendu compte de ma présence. Je le vois mettre pied à terre, s’approcher du portail immense et lever la main pour se raviser.

- C'est le gouverneur qui m'envoie ! hurle-t-il.

Mon cheval s’ébroue à ce moment-là, trahissant ma présence. L’inconnu se retourne brusquement. La vue d’un canon de fusil qui pointe dans sa direction ne semble pas lui plaire. Je lève la main en signe de paix, remets le chien en position inoffensive et range l’arme contre les flancs de ma monture. Le gouverneur et la présence de deux étalons, je devine l’objet de la venue de l’inconnu. Puis des loups féroces ne cherche pas à mettre leur enfant à l’école.

- Bonjour, Derek Hale. Je suis le propriétaire des lieux.

Je descends à mon tour de cheval et m’approche de l’homme qui se présente à son tour. Je mets une poignée de seconde à lier les deux informations entre son nom vaguement familier et le fait qu’il soit un ancien professeur du lycée. La lumière se fais plus clairement quand il évoque Chad qui a été son garant à l’entrée. Un chasseur devenu un loup alpha, ça c’est de la survie. Tobias Rapier évoque ses chevaux aux nom ridicules et l’utilité qu’ils pourraient m’apporter.

- Effectivement, le gouverneur a vu juste. Du sang neuf, ça ne se refuse pas. Cela vous dérange que je les occulte avant de me prononcer ?

L’homme accepte. Je sors la clé de l’imposant cadenas qui verrouille l’immense portail avec une imposante chaîne. Système de sécurité évident qui ne résisterait pas à une bonne scie à métaux et du temps. C’est Chad qui a conçu le mécanisme qui désactive les pièges. L’ignorant ne survivrait pas en franchissant le portail sans avoir actionné le mécanisme dans un ordre précis. Un inconnu pense en me regardant que je bataille avec un portail grippé. Ceux qui savent ignorent quelle tirette et levier j’actionne dans le renfoncement qui laisse penser à un banal aménagement pour avoir une meilleure prise pour pousser l’imposant panneau de bois. Câbles d’acier et poulies sont ingénieusement planqués dans les armatures de renfort. C’est qu’aux débuts nous avions affaire aux pillards, aux affamés qui n’avaient rien à perdre sauf la vie.

- Je vous en prie.

Je laisse passer le loup et ses étalons avant de refermer dans son dos. Nous contournons le manoir pour nous diriger vers l’écurie.

- Je soulage mon cheval de son chargement et je regarde les bêtes.

Mon invité ne peut pas s’empêcher de regarder autour de lui. Du côté du poulailler, cela s’excite, comme à chaque fois que les poules voient quelqu’un passer. L’espoir de quelques grains ou des rebus du jardin les active. Les chevaux au paddock nous regardent, les oreilles pointés en avant. Le reste de ma ménagerie se rappelle à mon bon souvenir. Ça sent la terre et le fumier.

- Je n’ai pas de pouliche en chaleur pour l’instant. Cela devrait venir dans un mois, un mois et demi.

Je prends une carotte dans un sceau et la fractionne en petits morceau pour amadouer le premier des chevaux « Ragoût », celui qui suivait son propriétaire. Je commence par lui regarder la bouche, les dents, l’état des gencives. Cela fait, je donne la friandise pour le distraire le temps que je manœuvre ses paupières est m’assurer que l’animal ne présente pas une hyper vascularisation, ou des ennuis oculaires. Je tâte l’animal tout en le flattant et en lui parlant. Je me baisse, évalue son appareil génital qui me paraît propre et non infecté. Les sabots sont intègres. Je passe sur l’autre monture « Cheval » et réitère le même manège. Je livre mon verdict.

- Les deux sont aptes à la reproduction. Néanmoins, j’ai relevé points qu’il faudrait traiter.

Un froncement de sourcil me répond. Avant qu’il me réplique qu’il n’a pas besoin de conseil, je joins l’explication au geste. Je soulève à nouveau l’un des sabots de « Cheval » et montre une fissure dans le sabot.

- Elle ne débouche pas encore sur la couronne, mais il ne devrait pas tarder à boiter. Il souffre aussi de lombalgie au niveau de la croupe. Remarquez la différence de cambrure entre « Cheval » et « Ragoût ». Vous êtes grand, donc lourd. J’imagine que vous avez chevauché pendant de longues heures et peut-être porté des charges en plus sur l’arrière. Pour vous donner une idée, les clubs hippiques se donnaient une fourchette de 10 à 15% du poids du cheval pour une monte de 45 minutes avec des pause d’une demie heure. « Cheval » est plus lourd que l’autre, mais cela nous conduit à un poids du cavalier qui ne devrait pas dépasser les 85kg, bagage compris. Vous devez être dans les 95 kg, ajoutez des temps de monte plus long et vous avez un cheval qui a mal au dos. La fissure du sabot est aussi typique d’une surcharge. « Ragoût » semble attirer les tiques. C’est important de les retirer au fur et à mesure, cela affaiblit et irrite l’animal et il y a un risque de parasitage non négligeable.

Je me rince les mains directement dans l’abreuvoir où les chevaux de Rapier se désaltère. Du pouce, j’indique le manoir.

- On sera plus à l’aise pour discuter. Je peux vous offrir du thé…

Et rien d’autre. Pas que je sois radin, mais la nourriture est devenue plus précieuse que l’or.

(…)

Installés à la cuisine, j’attaque sans ambages et réponds aux questions qui n’ont pas manqué de venir après mon diagnostic.

- Je peux soigner le sabot de votre cheval. Par contre il faut l’immobiliser en box au moins une semaine. Je peux vous en prêter un le temps de l’immobilisation.

ex-professeur reste pensif devant son thé. Je dois ce luxe à Mafdet qui lors de ses pérégrinations s’est arrêtée dans un jardin botanique du côté d’Hollywood. Elle avait eu le nez de récupérer des pieds de cette précieuse plante qu’elle avait repiquée à différents endroits les plus optimums possibles et malheureusement pas à côté de Beacon Hills. De ses essais, il ne reste que trois plants dont un seul est assez vigoureux pour assurer la pérennité de la variété. Les autres ont soit périclité, soit se sont fait ravager par des parasites, animaux, humains, morts-vivants. Cela donne un thé de moyenne qualité toujours meilleure que les sachets datant de 2020.

Je suis étonné de la réponse de mon invité qui affirme pouvoir rester à Beacon Hills sans avoir à top se forcer. Certains ont tué pour être admis dans notre communauté. D’autant que l’hécatombe de l’avant-veille offre des places vacantes dans notre équilibre de survie. Alex ne m’avait pas vendu du rêve avec ce qu’il avait vécu à l’extérieur.

Je scrute plus attentivement Rapier. Il semble s’être empalé sur le manche d’un balai. J’ai toujours pensé que ceux qui se tenaient trop droits avaient des choses à cacher. Trop maîtriser son corps, c’est brider ses réactions, celles qui peuvent trahir une pensée ou un état d’esprit. Je pousse la question pour avoir quelques précisions. Je veux être certain qu’il ne se barre pas de la ville avec mon cheval, me laissant le sien à la scoliose avancée.

- Vous pensez rester combien de temps ?
- Un mois, voire même un mois et demi cela me paraît plus insurmontable. Ce serait envisageable, mais je devrais alors rendre des comptes à Patrick pour expliquer cette décision qui ne me ressemble pas. Je n'apprécie que peu l'idée de devoir vivre dans un enclot, aussi grand puisse-il être. Cela ne colle pas avec que ce que j'aime à nommer ma vision du bonheur.

Je prends la remarque pour moi qui vis dans un triple enclos. S’il pense que cela me plaît… C’était la seule solution pour que Ian puisse sortir du manoir sans nous avoir constamment sur le dos son père ou moi. On ne grandit pas étouffé du giron de ses parents. Je serre les dents et ne réplique pas. Je n’ai pas à justifier mes choix de vie à ce type que je ne connais pas. Il a un côté pédant qui me rappelle mon oncle. Pas le meilleur de sa personne.

- Nous comptons rester le temps que les barrières soient reconstruites. Solidifiées si possible. J'ai même aperçu une partie de ce que je devine avoir été mon piano dans celles-ci...
- Les absents ont toujours tort…
- Ce fichu piano que je n'ai pu emmener avec moi en quittant les lieux. Je voulais protéger ma fille, me doutais que mon passif jouerait contre moi. Le gouverneur m'a offert de prendre une place de garde, Pat ira à l'hôpital durant notre séjour. Alice découvre l'école, j'espère simplement qu'elle ne s'y fera pas trop d'amis.
- Votre « passif » n’y est pour rien. Tout ce qui était inusité et utilisable pour les barricades a été employé.

Je me lève et pose ma tasse dans la bassine qui occupe l’évier. Nous réutilisons l’eau de la vaisselle qui se fait maintenant sans produits chimiques pour le jardin ou humidifier le tas de compost.

- Je ne peux pas avancer la période de chaleur de mes juments pour les plier à votre calendrier.

J’ai failli ajouter que cela faisait une décennie que l’on ne s’imposait pas d’autres contraintes que celle de la nature. Pour qui se prend-il ? Il est attendu quelque part ? Un avion à prendre ? Je ne vois en Tobias Rapier qu’un profiteur. Revenir ici pour faire son marcher puis se barrer sans avoir sué la moindre goûte.

- Je pensais ajouter mon offre de soin dans la contrepartie que je vous aurais payée pour les semences de vos deux étalons… mais si vous n’êtes plus là pour la période des accouplements…

Un cheval en box demande plus de travail qu’un autre au paddock. Plus les temps de soins, les mixtures à préparer, la matière première seraient un sacrifice valable avec la promesse de sang neuf dans mes lignées. D’un autre côté, ce cheval avec ses lombalgies et son sabot fendu me fait de la peine. Il lui faudrait un cheval de trait à ce gars. Mais c’est un bien trop rare pour être vendu à mec qui ne va pas rester.

- Qu’avez-vous à troquer ?

Peu de choses qui pourraient m’intéresser vu que Mafdet passe deux à trois semaines à l’extérieur par mois. Je n’ai pas aimé sa réplique sur le fait de vivre en cage. Je ne tente donc pas d’arrondir les angles.

homme admet sans surprise qu’il ne possède rien à troquer qui serait susceptible de m’intéresser. Me parle de cigarettes. Or, je n’ai jamais eu ce vice. Puis, il prononce un mot magique. Il ne s’attend pas à ce que je réponde et continue son monologue. Après une proposition logique de travail, il s’épanche sur des talents que d’ordinaire on tait.

- Généralement nous troquons également des services divers. Tout ce qui peut impliquer de la force physique, des travaux variés. L'assassinat, la torture s'ajoutent à la liste dans mon cas. Ce sont des choses que je sais faire, même si ma vie ne tourne plus autour de ces actes depuis longtemps.

Je grimace un sourire avant de lui répondre.

- Nous ne sommes plus à une époque où l’on ne peut se permettre d’avoir une prison qui coûte un bras à la communauté… Et j’ai besoin de personne pour régler mes problèmes quand j’en ai.

Il y a bien évidemment un panel de rétorsions plus légères que la peine capitale ou le bannissement. Mais on arrive vite à la limite de ce qui est applicable dans un monde de survie. La justice peut sembler expéditive, elle n’est que le reflet de ce Nouveau Monde. Je trouve qu’Argent s’en sort bien, mais il y aura toujours des mécontents, c’est le propre de l’homme de critiquer son prochain.

- Je n'ai donc pas grand-chose à vous proposer, monsieur Hale. Et vous me tenez pour ainsi dire par les couilles si on prend en compte l'état de mon cheval que je suis incapable de soigner. S'il le faut, nous resterons ici jusqu'aux prochaines chaleurs.
- Je ne tiens rien du tout. Libre à vous de faire soigner votre cheval ailleurs. Certains fermiers et un ou deux gardes sont compétents pour ce type de soin.
- Mais cela implique un risque dont vous n'avez visiblement pas la connaissance, poursuit mon visiteur.
- Lequel ?

Je le regarde jouer avec son alliance, apprends qu’il est marié à un homme, un homme dont il est farouchement amoureux et dont il craint le jugement. Je hoche pensivement la tête.

- Le passé est mort, Tobias. Et nous avons assez des morts qui se relèvent pour en ajouter. Quant à Chad, il est presque devenu mutique. Un trait de famille côté maternel. Mafdet peut être plus loquace, mais il n’est pas dans son habitude de dévoiler les histoires des autres. Maintenant, on juge les gens sur leurs actions présentes. Avec les émeutes qu’il y a eu, la famine, la peur, peu de gens ont la conscience tranquille. Quand je croiserai votre mari, vous serez l’ancien collègue de ma druide. Et ce n’est même pas un mensonge.

Je tapote mon cœur de l’index. Au parfum qui traîne sur Tobias et de la selle du cheval de son compagnon, je sais que celui-ci est comme nous : un loup. Si ce Patrick ne me pose pas clairement une question sur le passé autre que celui de professeur de Tobias, mon cœur restera régulier comme une horloge suisse. Quoique, je me sais capable de mentir sans qu’il frémisse le moins du monde.

- Eh bien ! Nous avons un deal. Réfléchissez à ce que vous souhaitez en contrepartie. Je peux améliorer votre ordinaire, je suis presque autosuffisant, mis à part la farine et les céréales.

J’hésite un instant, puis me lance.

- Serait-il possible avec les deux saillies que vous ajoutiez deux carreaux de chocolat ? Un pour mon petit cousin et un pour moi.

Il a parlé de tablette, mais cela ne sert à rien de s’empiffrer d’un tel trésor, puis il le réserve à sa fille, ce que je comprends. Un carreau suffit pour raviver la mémoire gustative, se souvenir de ce délice si banal il y a dix ans de cela. Ian serait aussi heureux.

- Je vais vous prêter un cheval à votre taille. Je vous ferai passer le message par Ian mon cousin. Il a douze ans. Il pourra dire à votre fille quand le sabot de votre cheval sera guéri. Et puisque vous restez plus longtemps, je le garderai plus qu’une semaine, pour consolider au mieux.

e ne cache pas mon sourire quand ma demande pour deux carrés de chocolat est acceptée et promise sur-le-champ. Joie enfantine qu’est la mienne. Mafdet a écumé la région, et je sais qu’il ne reste plus le moindre chocolat à deux cents kilomètres à la ronde, au moins. Parfois, nous avions dû nous en servir pour le troc, la mort dans l’âme en ce qui me concerne. Ian n’a pas connu la junk food d’avant l’effondrement ni les sucreries qui allaient de pair. Il n’a jamais été addictif à ces cochonneries. Il serait même capable de m’offrir son carreau de chocolat, tant il sait mon plaisir à en déguster et le peu d'attrait qu'il y trouve. Le temps a altéré le goût de ce met devenu précieux. Les mélanges au lait ont moisi depuis longtemps, restent les forts pourcentages en cacao, pas le plus courant dans le temps d’avant. Reste l’amertume du chocolat qui ne plaît pas forcément à un palais non habitué à ce goût si particulier.

- Merci, retoqué-je sobrement.

Le troc est un art, un véritable métier où mon ancienne profession m’est bien utile. Je n’estime plus les valeurs d’actions ou de fonds de placement, mais des denrées, des services. Rareté, quantité d’efforts à fournir, l’offre et la demande. Trouver le juste équilibre. Exercice périlleux. Pierre Argent s’y casse parfois les dents notamment sur la valeur du crédit. Le troc, interdit au début, toléré par la force des choses, courant et prépondérant maintenant fausse la valeur d’une unité fixe qui ne fluctue pas, là où l’abondance des récoltes ou de la chasse dépend de trop d’impondérables comme la météo. La solde fixe des gardes demeure un problème quand la valeur des denrées flambe à cause de pénurie. Argent m’avait demandé mon avis, voir si nous pouvions établir une économie équitable. Casse-tête insoluble dans une société encore très attachée à la vieille constitution.

- Nous sommes mercenaires.

J’hausse un sourcil à cette sortie aussi impromptue qu’improbable par ce qu’elle sous-entend de défiances. On fait rarement confiance à ceux qui vendent leurs services généralement au plus offrant et sans attache.

- Et parfois nous sommes tombés sur plus malhonnêtes que nous. Même si les gens qui vivent autour de la maison qui nous accueille depuis notre arrivée nous paraissent être sympathiques, nous ne voulons prendre de risques inutiles.
- Les nouveaux sont toujours vus comme des curiosités, un changement dans la routine, une potentielle source d’informations de ce qu’il se passe dehors. Les gens se montreront sympathiques, si vous l’êtes, évidemment.

Je comprends le message qu’il veut me faire passer : ne pas tenter de l’arnaquer. C’est faisable dehors, mais pas dans un système clos comme Beacon Hills. Cela se sait vite si vous n’êtes pas réglo. Cela se paye cher. Je sors, mon invité sur les talons.

- Je suis surpris pour Cheval. Mais je dois vous avouer que je ne suis pas la seule charge qui lui est imposée. Il y a nos affaires, et j'ai constamment Alice accrochée dans mon dos. La petite n'est pas bien lourde.
- Je vois. Alors je vous conseille d’alterner avec la monture de votre compagnon pour soulager « Cheval ».

Suis alors une logorrhée pour justifier d’être un père collant. Je sens la culpabilité de cet homme, mais j’imagine sans mal ce qu’a dû être son trip au tout début avec un bébé. Ian n’avait qu’une demi-poignée d’années de plus que sa fille. Une chance qu’il était un enfant naturellement silencieux. Je ne juge pas celui qui fut professeur. Rares sont les survivants qui ont la conscience tranquille. Pour sa survie et celle de ceux qu’on aime, l’homme est capable de tout, du meilleur comme du pire.

- Je vous laisse transférer vos affaires sur l’autre cheval.

Je flatte l’encolure de Cheval pendant que son propriétaire s’occupe de le soulager de ses sacoches avant de retirer sa selle.

- Mettez-là sur la barrière.

Je flatte l’équidé et quand l’animal est rassuré de mes intentions je prends son museau entre mes mains. Mes veines noircissent immédiatement.

- Regardez Tobias. Il est possible de le soulager ainsi. Les points d’accès sont peu nombreux, son cuir trop épais pour absorber sa douleur au plus proche de celle-ci. Vous pouvez avoir le même résultat à l’intérieur des cuisses, vers l’aine. La peau est plus fine, mais la position est inconfortable et pas tous les chevaux acceptent un tel contact si près de leurs organes reproducteurs.

Je laisse la place pour qu’il essaye à son tour de soulager l’animal. Je prends ce que Tobias me tend : une rangée de carreaux de chocolat, deux de plus que promis.

- Merci. Je ne vous cache pas qu’ils seront consommés religieusement.

À la noirceur des mains du mercenaire, je devine qu’il tente de soulager au mieux sa monture.

- Ne vous épuisez pas, l’animal est trop imposant, même pour moi qui suis né loup. Par contre, cela peut être une habitude à prendre. Un peu chaque jour. Ça et le soulager du poids « en trop ». En quelques mois, ça pourra le guérir. Il gardera par contre le dos trop cambré. Je vais vous chercher une monture pour vous dépanner.

J’attrape la bride de Cheval et l’emmène à l’écurie où je l’installe dans un box. Puis je choisis une femelle robuste ciblée pour les travaux des champs.

- Voilà. Elle n’a pas de nom, à part un code d’élevage immonde.