- La solitude n'est pas une solution. Elle va agir comme un pansement de l'âme dans un premier temps, puis bien vite saura devenir votre ennemie.
J’esquisse un rictus. Les paroles du professeur sont sages. Mais entre ce qu’il faudrait faire et mes réelles capacités à suivre le meilleur chemin, il y a un monde. Nos quêtes nous ont isolés du reste. En une poignée de mois, je perds mon alpha et mon compagnon. Le reste de la meute se résume à un loup taciturne et une panthère qui profite de chaque jour comme s’il était le dernier. Mes autres connaissances appartiennent au spectre professionnel. Le professeur et son ami italien exceptés.
Le professeur se lance dans une logorrhée qui ne lui ressemble pas. Une introspection à voix haute. Il rappelle les grandes lignes de son amitié avec Alessandro et ce jour qui a scellé notre amitié. Me souvenir du plan d’Alessandro pour tromper un adversaire rompu aux combats avec des entités surnaturelles est plaisant. J’ai aimé jouer au ninja et berner ce Gabriel en muselant tous mes instincts de loup. L’Italien est imaginatif et mêle la puissance d’un lycan et celle d’un chasseur. Pour le loup instable qu’il était, il blesse rarement avec ses griffes ou ses crocs. Monsieur n’aime pas se tacher, ou plus vraisemblablement, l’endoctrinement de la mafia est plus fort que ses instincts bestiaux.
Je souris quand Tobias me parle d’Alice et de seconde chance. Je veux bien croire que je ferai de nouvelles rencontres. Seulement, le départ de Mick a distillé le poison de la méfiance dans mes veines. Il me faudra du temps avant que je refasse confiance à quelqu’un et ouvre à nouveau mon cœur.
Quoi qu’il en soit, j’apprécie les paroles du professeur. Sa soudaine loquacité prouve qu’il m’estime. Cela me gratifie, car je l’élève au niveau de mon père. Une bonne éducation au service d’une intelligence affûtée. Je viens d’une famille bourgeoise, riche et respectable. Une famille où l'on apprend très jeune à nager en eaux troubles en gardant un sourire poli.
- Vous êtes un homme bien. Quelqu'un de gentil que la vie tente d'abîmer. Ce sera compliqué, mais je pense que vous saurez surpasser ces pertes. Cela prendra peut-être six mois ou même dix ans, mais vous y arriverez. Parce que vous n'êtes pas seul. Vous avez une meute, quelques amis. Je suis votre ami, si un jour vous avez besoin de parler n'hésitez pas. - Merci Tobias. Cela me touche. La gentillesse est mon trait de caractère dominant, en effet. Ce n’est malheureusement pas celui qui permet de survivre.
Par-delà la baie vitrée, j’aperçois Bubulle qui plane avec nonchalance. Je l’ai surnommé ainsi, car son cri est étrange, comme s’il chantait sous l’eau. Un jour, je volerai. Ce jour-là je serai guéri. Une idée germe sous mon crâne. Une expérience qui pourrait plaire à la petite.
- On ne le dirait pas, mais je suis à moitié amérindien.
Je souris à l’étonnement du professeur. Mes yeux bleus, mes cheveux cendrés, ma peau pâle quand elle n’est pas soumise au soleil californien. Je suis loin des critères morphologiques des Kawaiisu.
- La tribu des Kawaiisu compte quelques métissages. Le hasard de la génétique… Je ressemble à mon père, il paraît. L’histoire de cette tribu pourrait intéresser l’ancien chasseur que vous êtes. Ces natifs sont les émissaires ancestraux du clan Hale.
Je me saisis d’Alice, qui dort sur sa chaise haute, pour la poser sur le divan calée entre les coussins. Puis prends deux verres à whisky que je remplis de deux doigts d’un alcool ambré réputé. Le temps pour le professeur et moi d’en humer le parfum et d’en apprécier une première gorgée, je poursuis.
- Je suis fils de chasseur, fils et petit-fils d’émissaire et loup…
Je laisse mon hôte encaisser cette trinité avec une gorgée de feu avant de continuer.
- Les Kawaiisu ont un lien privilégié avec les oiseaux. Je ne peux pas dévoiler les secrets des miens sans leur accord, mais que diriez-vous de venir avec moi pour un long week-end d’aller visiter la tribu. Ils vivent de l’artisanat traditionnel. Je suis certain que cela plairait à Alice. Je dois y aller pour des séances de méditations. C’est du chamanisme. Je…
Je ne veux pas me montrer intrusif, toutefois je vois une main tendue dans le discours précédent du professeur.
- Rien d’obligatoire. Juste pour vous dire qu’ils ont des techniques d’introspection efficaces. C’est encore un peu tôt pour moi, je dois faire mon deuil à plusieurs niveaux avant que cela soit efficace. Il est possible de dormir dans des habitats traditionnels. Faire de la poterie, tisser des ponchos, faire du cheval. Bref, Alice pourrait aimer. Vous vous entendriez bien avec mon grand-père qui est le chef de la tribu. Il est aussi flegmatique que vous. Aussi peu expressif émotionnellement, si vous me permettez cette pique.
Je vois bien ces deux monolithes. Ezéquiel dans son jean délavé et sa chemise aux couleurs passées et Tobias dans un équivalent plus neuf et rutilant. Le Chef des Kawaiisu n’a pas besoin de parler pour s’exprimer. Je le vois déjà me dire que je ne lui amène que des assassins… L’idée me faire sourire.
- Dépaysement garanti. Des gens qui vous font comprendre que ce sont les hommes blancs les sauvages.
Surpris lui même d'avoir tant parlé, Tobias retrouve ses bonnes habitudes ainsi que son silence chéri quand Chad énonce une évidence. En effet la gentillesse n'est pas la vertu qui caractérise ceux qui survivent. Mais en offrir la confirmation à voix haute à son ami n'arrangerait en rien l'état de ce dernier. Le loup est conscient que cette qualité peut devenir véritable tare face à l'adversité. L'anglais pourrait ajouter que les salopards finissent eux aussi par aller dormir au boulevard des allongés, mais il faut souvent plus de temps pour que ces êtres prennent cette voie. Gabriel a semé la mort durant bien des années avant d'en goûter à son tour la saveur. Tobias est lui même toujours en vie. Si le professeur daignait s'épancher sur sa vie passée, il décompterait lui aussi les bonnes âmes qui ne sont plus de ce monde.
Sa femme, Charles ou encore Wesley. Des gens bons qui n'auront eu la possibilité de vivre cette fin heureuse que nous content des récits des temps passés qui tour à tour finissent par être rachetés par une souris milliardaire.
L'ancien chasseur ne cache rien de sa surprise alors que son hôte affirme être en partie amérindien. Chad ne correspond guère à l'image que Tobias se fait des premiers habitants de ce large continent dans lequel il n'est rien de plus qu'un immigré comme les autres. Avec ces yeux bleus, cette peau claire et ces cheveux cendrés que le loup arbore, tout cela pourrait ressembler à une plaisanterie de le part de l'architecte. Mais au fil des mois et des rencontres le tueur a apprit à cerner celui qui lui fait face. Le ton de la discussion n'est pas à l'amusement et Tobias ne songe pas un seul instant que Chad puisse être un baratineur de talent.
Tobias fixe sans honte celui qui vient de se redresser pour coucher entre deux coussins sur le sofa Alice qui s'était endormie le nez dans ses feutres. Il se contente de se saisir de ce verre que le loup lui tend par la suite, le portant à son nez pour en apprécier les parfums avant de faire glisser une gorgée de feu dans sa gorge. L'alcool est excellent et suffit à ravir le palais de celui qui durant de longues années a su se satisfaire d'alcools bas de gamme uniquement développés pour faire naître l'ivresse chez le consommateur.
-Je suis fils de chasseur, fils et petit-fils d’émissaire et loup…
L'homme fronce les sourcils, surpris par cet audacieux mélange des genres. Si Tobias ne veut plus se songer chasseur et semeur de mort, il doit avouer que son passé et les choix qui y sont affiliés le mettent dans le moins reluisant des camps. Il ne sait ce qu'il serait devenu si la mort n'était pas venue frapper à la porte de sa maison et ne veut guère y penser. Le destin joue des tours à ceux qui pensent en avoir les clés entre les mains. Une nouvelle gorgée d'ambre brûlante l'aide à avaler cette information. Il darde alors son hôte d'un regard nouveau, plus brillant. Ce n'est pas la lueur de l'alcool qui donne ainsi vie aux deux perles noires qui lui servent de prunelles, mais une curiosité toute enfantine. Celle-la même qui durant son enfance lui donnait envie de savoir ce qui se passait au loin, bien au delà des limites de ce petit village dans lequel il fut élevé.
L'histoire de Chad et les mystères qui vont avec se font invitation. Celle-ci prend des airs de bulle de liberté, d'une vie bien différente de celles que mènent les deux hommes. Le quotidien de l'ancien chasseur est routinier, sa nouvelle vie de père célibataire et son poste de titulaire à l'université ne lui laissant qu'une maigre marge à offrir à la fantaisie. Il pourrait refuser cette invitation mais cela n'irait pas de paire avec les jolis mots et douces paroles dont il vient de faire don à Chad. Tobias se redresse, coupé dans son élan avant même d'avoir pu prononcer le moindre mot.
Il sourit, plus largement qu'à son habitude. En effet un tel programme pourrait plaire à Alice qui se montre bien plus sociable que son père ne saura jamais l'être.
-Je suis anglais. Il paraît que le flegme est dans notre génétique.
Une belle sottise. Tobias pourrait nommer nombre de ses connaissances partageant sa nationalité qui ne prennent pas la peine de camoufler leurs émotions. À commencer par son propre frère. Georges est un homme chaleureux, bon vivant et possède un sourire aussi large qu'éternel. Cela fait de l'ainé de la fratrie Rapier un excellent aubergiste. Le professeur ne quitte pas des yeux son hôte, heureux de voir un nouveau sourire faire son apparition sur les traits de ce dernier. Il devine en cette proposition plus qu'une simple invitation. Il dicerne en elle une marque de confiance. En le conviant à l'accompagner près de sa famille le loup offre une facette méconnue de sa vie à l'anglais.
-Les hommes blancs sont des sauvages qui se pensent civilisés parce qu'ils portent de beaux costumes ainsi que des atours chics. Rares sont ceux qui sont conscients de leur nature réelle.
Tobias se sait pourtant plus animal que ces bêtes qu'il a traqué pendant sa sanglante épopée à travers le monde. Sans sa Pénélope et avec une chimère comme seul guide, l'homme civilisé qu'il pensait être a sombré dans le sang. Possédé par un esprit de vengeance, il a joué le rôle d'un dieu mécréant. Juge et bourreau à la fois.
Il vide son verre en le délestant de son ultime gorgée, savoure ces fragrances qui englobent son palais et font disparaître ses soucis d'une manière éphémère.
-J'accepte cette proposition. Je vous prierais simplement de me laisser deux ou trois semaines pour achever de régler mon soucis de wendigo. Une fois la tête de ce cher monsieur plantée sur une pique, j'aurais l'esprit plus tranquille.
Il ne cache rien de ses projets à celui qui l'a déjà vu se muer en assassin. La fin de Malone sera horrifique et du meilleur goût. Un sensationnel bain de sang pour celui qui affectionne le goût métallique du carmin et des entrailles qui vont avec. La main valide du professeur tremble sous le poids de cette excitation qui grimpe en lui lorsqu'il pense à ce que vont être les derniers instants de cette enflure aux yeux trop clairs. La mort qu'elle soit petite ou bien fatale demeure jouissive quand elle nait de ses mains.
Tobias refuse un nouveau verre, bien décidé à ne pas se laisser embobiner une seconde fois par les manœuvres de Chad. S'il a su apprécier les bienfaits de cette nuit reposante pour son corps ainsi que son esprit, il doit avouer qu'il ne se sent guère à sa place dans ce lieu. L'ancien nomade est devenu casanier.
[...]
La nuit chute sur Beacon Hills lorsqu'il quitte la demeure de son ami après un dernier souper partagé. Alice agite sa petite main après que Chad l'ait attachée dans son siège-auto.
-Bisou Chad ! -Au revoir Chad. Et merci encore une fois. N'hésitez pas à appeler en cas de problème. Je dors peu la nuit cela fait donc de moi une personne joignable à toute heure.
Sujet: Re: Parenthèses Feat Tobias 
